Erismena - Cavalli

Erismena - Cavalli ©
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La belle prisonnière et ses amours

La légendaire production d'Elena, présentée à Aix-en-Provence en 2013, a ensuite triomphé dans nombre de salles françaises et européennes, faisant découvrir à un large public l'univers à la fois raffiné et burlesque de Francesco Cavalli. Le Festival d'Aix a en quelque sorte récidivé cette année avec une œuvre plus connue (au moins des aficionados) du même compositeur, Erismena (voir dans ces colonnes le compte-rendu des représentations d'Aix). Et comme on ne change pas une équipe qui gagne, elle s'appuie à nouveau sur l'ensemble Capella Mediterranea de Leonardo Garcia Alarcón. Le chef argentin et son orchestre peuvent d'ailleurs désormais se targuer d'une belle expérience dans ce répertoire, puisqu'ils ont fait entrer Eliogabalo au répertoire de l'Opéra Garnier en 2016 et proposé un séduisant Giasone à Genève début 2017 (voir notre : chronique ), production qui sera également accueillie à Versailles dans quelques semaines.

Le livret d'Aurelio Aureli pour Erismena reprend plusieurs codes familiers des opéras de Cavalli : les deux couples dont les histoires s'entremêlent (Erismena et Idraspe, Aldimira et Orimeno), les nourrices (Alcesta) pétries de bon sens populaire... et de velléités lubriques ! Les travestissements, fréquents dans d'autres pièces, se réduisent ici à celui d'Erismena, découverte sous le costume d'un guerrier arménien blessé par Argippo, serviteur du prince Orimeno allié au roi des Mèdes, Erimante. Sous cette fausse apparence assez improbable, Erismena venue reconquérir son Idraspe va susciter l'amour de la belle Aldimira. Cette nouvelle inclination déclenche la fureur d'Erimante qui rêve d'épouser Aldimira, et le désarroi de ses soupirants Orimeno et Idraspe (venu en Médie sous l'identité d'Erineo). Erismena échappe à une tentative ratée d'empoisonnement, et tous fuient devant le déchaînement d'Erimante. Croyant son maître Idraspe mort, Clerio révèle la véritable identité de celui-ci, ce qui déclenche une nouvelle révélation : Alcesta apprend à Aldimira qu'elle est une princesse enlevée et offerte au roi des Mèdes, et qu'Idraspe est son frère ! Erimante ayant fait capturer Erismena et Idraspe, il leur ordonne de s’entre tuer. Au cours du combat Erismena découvre son armure et dévoile son identité à son ancien amant. En découvrant qu'elle est une femme, Erimante s'apaise et remarque qu'elle porte un médaillon qu'il avait jadis offert à Arminda, son amour de jeunesse : Erismena est en réalité sa fille ! Le songe du chevalier lui prenant sa couronne qui l'avait effrayé au début de l'opéra était bien prémonitoire, mais n'annonçait nul danger , puisqu'Erismena est son héritière. Plus rien ne s'oppose alors à ce que chacun des protagonistes convole avec l'être aimé !

La mise en scène de Jean Bellorini s'articule autour d'un grand plateau métallique ajouré, qui monte dans les cintres, descend jusqu'à terre ou se dresse verticalement devant les chanteurs, suggérant habilement le changement de décor à vue. Au fond de la scène deux petites cabanes accessibles par une échelle favorisent certaines apparitions des chanteurs. Et le plateau à mi-hauteur constitue une sorte de niveau de scène intermédiaire, où les protagonistes sont à la fois ensemble et séparés, comme dans la tentative d'empoisonnement de l'acte II. A l'ouverture, Erismena qui a coupé au préalable ses cheveux assiste assise sur une chaise, le dos à la scène, au songe du roi, jolie trouvaille qui amplifie le caractère dramatique de ce passage. Les partis pris par la mise en scène nous lassent toutefois rapidement : les trop fréquents mouvements du plateau créent des ruptures qui accaparent l'attention du spectateur, sa luminosité intense créée un contraste assez violent avec une scène particulièrement sombre, où les chanteurs évoluent dans des costumes aux couleurs criardes composés par Macha Makeïeff. Cette sombre atmosphère teintée d'intellectualisme, ne convient guère au divertissement vénitien, qui y manque son but essentiel : amuser le public ! De fait, les quelques notes de comique, comme ces lampes tombées des cintres explosant une à une vers le finale, tombent quelque peu à plat, et ne déclenchent aucun rire du public. On aurait aimé retrouver dans cette production la franche hilarité introduite par Jean-Yves Ruf dans la mise en scène d'Elena, ou mieux encore le burlesque baroque revisité par Marianne Clément dans La Calisto il y a quelques mois à Strasbourg (voir notre chronique La Calisto).

Dans la musique de Cavalli Leonardo Garcia Alarcón et Capella Mediterranea révèlent une maîtrise assurée. Les cordes au son moelleux offrent des attaques précises, dont le départ est toujours très précisément guidé par le maestro, attentif à chaque nuance. Les cornets sont parfaitement équilibrés à l'ensemble, qu'ils enrichissent de leur puissance sans écraser. Ils savent se montrer plus brillants, par exemple pour accompagner les percussions lorsqu'Argippo annonce la victoire des Mèdes, ou pour précéder l'arrivée sur scène d'Erimante. On retiendra aussi le violon dans la salle pour accompagner l'air d'Idraspe peu avant la fin du troisième acte, et le beau solo de guitare baroque qui accompagne l'arrivée d'Orimeno. On notera également la direction particulièrement inspirée et pétillante tout au long du troisième acte, comme si la musique tentait d'insuffler la vis comica qui manque dans la mise en scène.

Du côté des chanteurs, Francesca Aspromonte confirme largement sa performance d'Aix. Son timbre cuivré, relevé d'une pointe d'acidité, fait merveille dans le rôle d'Erismena, d'autant qu'elle se coule avec beaucoup d'ingénuité dans son improbable travestissement masculin. Les attaques sont nettes et impérieuses, et les aigus toujours éclatants. Son duo d'amour avec Aldimira (Occhi belli) est particulièrement réussi. Dans ce dernier rôle Susanna Hurrell accomplit également une brillante prestation. Tour à tour entourée de ses soupirants ou se pâmant d'amour pour le faux guerrier arménien, la soprano britannique nous régale de son timbre nacré aux aigus charmeurs. Mais plus encore que sa voix il faut souligner l'éclat débridé de sa prestation scénique, en particulier les petits numéros de danse auxquels elle se livre régulièrement, ou encore les minauderies qu'elle pratique envers ses soupirants énamourés : avec elle nous nous sentons vraiment dans l'univers de l'opéra vénitien ! Dans un registre plus grave de mezzo, Benedetta Mazzucato (Flerida) affiche un médium bien rond, et nous gratifie d'un air tout à fait charmeur au début du troisième acte. On regrettera toutefois l'articulation trop imprécise de ses premiers airs, qui la rend étonnamment difficilement intelligible dans sa langue natale. Son expressivité scénique est en revanche tout à fait convaincante.

Côté masculin la distribution aligne pas moins de trois contre-ténors. On ne présente plus Carlo Vistoli, familier des scènes baroques françaises, en particulier de Versailles, qui incarne ici Idraspe/Erineo. Une fois de plus il comble nos attentes : son riche médium semble avoir encore gagné en intensité, et il nous prodigue de longs aigus impeccablement filés. Le passage du second acte où il chante dans l'obscurité, éclairé par quelques lampes qui semblent venir à sa rencontre (Uscite !) est tout simplement magique, de même que l'air final où le violon l'accompagne depuis la salle. Le jeune contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński (Orimeno) se taille également un beau succès, avec un timbre plus léger aux aigus aériens (magnifique Amor ti giuro, au son des cornets) et une bonne expressivité gestuelle. L'américain Tai Oney se coule avec bonheur dans le rôle de Clerio Moro, serviteur d'Idraspe/Erineo, auquel il apporte une malice enjouée tout à fait à propos dans ce réperoire (notamment dans le duo avec Alcesta à la fin du second acte). La voix est bien centrée sur le médium, elle gagnerait probablement à une projection un peu plus affirmée, mais elle se renforce d'un indéniable talent comique, appuyé par des mimiques expressives.

Relevons évidemment l'impayable prestation comique du ténor américain Stuart Jackson qui assume sans complexe le rôle de la nourrice Alcesta. L'ampleur de sa projection est à la mesure de sa généreuse carrure physique, ce qui en renforce naturellement le côté burlesque. Il n'hésite pas à se déhancher à l'occasion dans son tailleur trop étroit, comme lorsqu'il tente en vain de séduire Clerio. Le baryton russe Alexandre Miminoshvili prête son timbre digne et généreux au roi Erimante. Ses courtes mais décisives apparitions sont empreintes tantôt de noblesse et de générosité, tantôt de colère, tous rendus avec une énergique conviction vocale et scénique. A ses côtés le ténor américain Patrick Kilbride parvient à caractériser de manière convaincante le court rôle du suivant Diarte, grâce à un médium impérieux et à des mimiques bien senties. Autre suivant au rôle cette fois un peu plus consistant, l'Argippo du baryton italien Andrea Vincenzo Bonsignore possède un registre étendu, des graves généreux aux aigus bien ronds, dont il joue avec bonheur pour asseoir son rôle dans les moments tendus ou pour moquer son maître Orimeno découvrant son infortune.

Compte tenu de sa qualité musicale, et sachant aussi combien l'appréciation d'une mise en scène peut être subjective, souhaitons que cette production puisse bénéficier rapidement d'un enregistrement vidéo, afin de permettre au plus grand nombre de nos lecteurs d'en juger par eux-mêmes : ils ne seront certainement pas déçus !



Publié le 12 déc. 2017 par Bruno Maury