Max Emanuel Cenčić -The Rivals

 Max Emanuel Cenčić -The Rivals ©Marina Somers
Afficher les détails
Porpora, Haendel et la guerre des castrats

L’opera seria est né dans les années 1690 à Naples dans le cercle des lettrés de l’Arcadie et se développe pendant la première moitié du XVIIIe siècle principalement en Italie, mais aussi à Londres. Les librettistes Apostolo Zeno et Pietro Metastasio en sont les plus fameux représentants. Parmi les compositeurs, on peut citer notamment Scarlatti, Porpora, Caldara, Pergolèse, Haendel et Mozart.

Pour ce nouveau récital parisien au Théâtre des Champs-Elysées, le contre-ténor croate Max Emanuel Cenčić a choisi de rendre hommage au compositeur Nicola Porpora à l’occasion du 250ème anniversaire de sa disparition en puisant dans quelques pages méconnues de ses œuvres. Ce dernier était un excellent maître de chant et contemporain de Haendel, qui forme le second versant de l’art du chant castrat porté à son plus haut niveau… Le soliste met en évidence leur rivalité brève mais intense dans les années 1730 à Londres, non seulement à travers la musique mais également par la lecture d’un texte explicatif, qu’il présente au début du concert et à deux reprises lors de la seconde partie. Peut-être avec quelques hésitations (le français n’étant pas sa langue maternelle !) mais avec humour, il mentionne la « guerre des tranchées » qui opposait les deux compositeurs, les scandales, les jalousies et les caprices des castrats Farinelli, Senesino, Caffarelli, Annibali ou encore de la Cuzzoni dans le contexte social et politico-économique de l’époque. Même si certains spectateurs ont démontré leur mécontentement quant à la longueur de ces interventions, les mélomanes dans la salle ont pu apprécier son approche didactique à sa juste valeur.

Il est accompagné par l’ensemble grec Armonia Atenea, fondé en 1991, sous la direction de George Petrou, qui nous présente également trois œuvres d’Antonio Vivaldi, qui sont à chaque fois longuement applaudies par le public parisien. Le Concerto no 8 en la mineur pour deux violons et cordes, RV. 522 (Allegro - Larghetto e spiritoso - Allegro) composé en 1710, fait partie de L’Estro armonico, l’œuvre concertante la plus célèbre après ses Quatre Saisons. L’allegro contient des belles parties pour violoncelle et contrebasse ; le deuxième mouvement est lent mais agréable à écouter et est doté de belles nuances. Notons également le beau timbre du théorbe. Le troisième mouvement est très dynamique et son rythme soutenu constitue un vrai défi pour le soliste et Konzertmeister Sergiu Nastasa.

La Follia est une danse apparue au XVème siècle. Sa forme la plus ancienne est probablement née au Portugal avant de connaître un grand engouement en Espagne, puis à Naples. Son thème a servi pour des variations à plus de 150 compositeurs. Dans son Trio Sonate La Follia Opus 1 n° 12, datant de 1705, le Prêtre roux nous offre une version soigneusement interprétée par l’ensemble, nous offrant des différents tempi, du lent à l’accelerando, en passant par des legati des cordes et les pizzicati des archets, sans oublier les passages doux par le théorbe de Theodoros Kitsos, le tout parsemé des plus belles nuances pour nous amener à une apothéose époustouflante.

Avec son Concerto pour basson RV 484, le maître vénitien pose le basson, le plus souvent relégué au continuo, au premier plan. Avec ses sons riches et feutrés, le soliste Alexandros Oikonomou séduit nos oreilles avec une prestation énergique et mélodique aussi bien dans les parties plus lentes que dans l’andante central, ponctué de puissantes ritournelles.

Au niveau vocal, la première partie de la soirée est consacrée à Nicola Porpora avec quatre airs issus de quatre différents opéras. Même si la voix de Max Emanuel Cenčić devait encore s'échauffer un petit peu avant de pleinement briller, c’est avec précision et élégance qu’il incarne le rôle d’Agamemnone dans le premier air Tu spietato non sarai, extrait d’Ifiginea (Londres, 1935). L’air est légèrement agité et dansant mais manque un petit peu de projection. Celle-ci s’améliore dans l’air lent et bouleversant Nume che reggi il mare, extrait de Ariana in Nasso (Londres, 1733) Avec un timbre suave, le chanteur convainc en plaçant des pauses et nuances en parfaite harmonie avec l’ensemble instrumental et nous montre un Teseo ému, remerciant le Dieu Neptune pour ses faveurs.

Sa voix paraîtra à son sommet dans les deux autres airs de Porpora. Dans le splendide Torbido intorno al core, air extrait de Meride e Selinunte (Venise, 1726), on est touché par l’intensité de son interprétation d’Ericlea déchiré par la colère et la souffrance face à son destin cruel, mises en évidence par le jeu mélancolique des cordes.

Le quatrième air D’esser gia parmi, extrait de l’opéra plus tardif Filandro (Dresde, 1747) est orné de triolets et cascades de vocalises ; on applaudit surtout la virtuosité et la maîtrise du souffle. C’est avec conviction et beaucoup d’expression que Filandro nous peint l’image de l’arbre perdant ses feuilles après la tempête.

La deuxième partie est dédiée à deux œuvres de Georg Friedrich Haendel, notamment Orlando (Londres, 1733) et Arminio (Londres, 1737). Orlando constitue l'un des sommets de l'art lyrique du compositeur. Le thème de la magie et de l'enchantement y joue un rôle important et l’orchestration est particulièrement soignée.

Già l’ebro mi ciglio est le redoutable air de l’ivresse du guerrier Orlando, à cadence lente et à apparence simple, comme une berceuse, mais nécessitant une bonne maîtrise de souffle. Un exploit que le soliste réussit à merveille.

L’air Cielo, se tu il consenti  met en valeur la technique vocale et la méticulosité d’expression du chanteur croate. Avec des graves somptueux et des cadences dans un registre aigu, il incarne avec perfection la jalousie et la folie du protagoniste Orlando, soutenu par le dynamisme de l’orchestre.

Arminio a été composé en 1737 et devait disparaître de l’affiche après six représentations seulement au Covent Garden de Londres. Quatre ans plus tard, Haendel faisait ses adieux à l’opéra italien pour se consacrer à l’écriture d’oratorios bibliques en anglais. Complètement oublié jusqu’en 1935, l’ouvrage souffre d’une partition qui laisse souvent deviner un manque d’inspiration chez un compositeur pressé par le temps : Arminio est écrit en moins d’un mois. Alors pourquoi Arminio n’a-t-il pas définitivement sombré dans l’oubli ? Parce que malgré d’évidents défauts, on y trouve quelques pages exceptionnelles d’une écriture complexe et raffinée qui marquent le génie de Haendel. Depuis 2015, Max Emanuel Cenčić a entrepris de ressusciter Arminio en estimant qu’il avait été injustement déprécié.

Al par della mia sorte  est l’air héroïque d’un Arminio fier et courageux qui, après avoir été trahi par son beau-père, préfère mourir ou être torturé plutôt que de trahir son pays ou sa famille. Il est interprété avec brillance ; les aigus sont très réussis et ronds, les quelques notes de baryton très savoureuses.

C’est avec Si, cadro, ma sorgerà que se termine en beauté le programme, un air virtuose composé de triolets, de différents tempi et nuances, sans le moindre décalage avec l’orchestre. Max Emanuel Cenčić nous offre à nouveau un Arminio héroïque, noble et posé.

Après de longs applaudissements, le public est gratifié par deux bis, Fatto scorta également issue d’Arminio et Qual turbine che scende, extrait de Germanico in Germania de Porpora, deux airs splendides dans lesquels le contre-ténor excelle encore. Comme tout au long de cette soirée, il manifeste une virtuosité sans outrance et une interprétation brillante, en donnant tout simplement le meilleur de lui-même.



Publié le 21 janv. 2018 par Marina Somers