Cesare in Egitto - Giacomelli

Cesare in Egitto - Giacomelli © Birgit Gufler : Arianna Vendittelli (Cesare), Emöke Barath (Cleopatra)
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Un autre Giulio Cesare

L’opéra Cesare in Egitto de Geminiano Giacomelli, bien que moins connu que Giulio Cesare in Egitto de Georg Friedrich Haendel (voir ma chronique), constitue une œuvre fascinante qui mérite d’être redécouverte. Composé en 1735, soit une décennie d'années après le célèbre opéra de Haendel, Giacomelli propose une lecture différente du même sujet historique, offrant une perspective musicale et dramatique originale qui, à son époque, rivalisait avec celle de Haendel.

Giacomelli, compositeur influent du baroque tardif italien, est souvent salué pour son sens aigu du drame et sa capacité à tisser des mélodies poignantes dans des structures musicales complexes. Son Cesare in Egitto se distingue par une orchestration riche et variée, qui contraste avec l'approche plus épurée de Haendel. Là où le Saxon se concentre sur la clarté et l'efficacité dramatique, Giacomelli préfère une texture plus dense, avec des lignes mélodiques entrelacées et un usage plus prononcé de la couleur orchestrale pour refléter l’émotion et le contexte.

Par exemple, le premier air de César, Cadrà quel disumano, montre l’habileté de Giacomelli à utiliser les nuances orchestrales pour intensifier l’émotion. Le traitement musical du personnage de César chez Giacomelli est souvent plus introspectif, avec une exploration plus poussée de ses doutes et de ses conflits intérieurs, contrastant avec l'image plus héroïque et triomphante que Haendel propose dans des airs comme Va tacito e nascosto.

Le rôle de Cléopâtre, central dans les deux opéras, est un autre point de comparaison intéressant. Alors que Haendel la dépeint principalement comme une séductrice habile, Giacomelli la présente d'abord comme une figure plus froide et calculatrice, qui évolue vers une sensibilité et une chaleur inattendues au contact de César. Cette transformation est particulièrement bien illustrée dans l’air Son qual nave da due venti, qui, bien que rappelant l'image du petit bateau qui affronte la tempête, comme le Son qual nave de Broschi, le Da tempeste de Haendel ou Agitata da due venti d'Antonio Vivaldi, ajoute une dimension plus personnelle et intime à la « tempête » émotionnelle de Cléopâtre.

Un autre contraste réside dans le traitement des personnages secondaires. Giacomelli accorde une attention particulière aux nuances émotionnelles des personnages comme Cornélia et Ptolémée. Par exemple, l'air de Ptolémée Se il sangue mio tu brami montre une complexité émotionnelle et une fragilité qui diffèrent du personnage plus unidimensionnel de Haendel.

Dramatiquement, Cesare in Egitto de Giacomelli se distingue également par sa structure narrative, qui met davantage l'accent sur les interactions psychologiques entre les personnages. Cela se voit dans des scènes comme celle où Achille présente à César la tête de Pompée, un moment qui, chez Giacomelli, est traité avec une grande intensité, en mobilisant une orchestration sombre et pesante pour souligner la gravité de la situation.

La production de Cesare in Egitto pour ces Innsbrucker Festwochen der Alten Musik se distingue par une interprétation vigoureuse et nuancée, renforcée par une mise en scène soignée de Leo Muscato. Emmenée par Ottavio Dantone, qui dirige depuis le clavecin, cette production met en lumière les mérites de Giacomelli, soulignant l'importance de revisiter ces œuvres méconnues qui illustrent la richesse du répertoire baroque. Selon le chef d'orchestre italien, l'opéra baroque « ce n'est que des émotions organisées », et on le voit dans les enchaînements airs-récitatifs qui mobilisent l’attention du spectateur.

Arianna Vendittelli incarne un César imposant et complexe. Son interprétation de Col vincitor mi brando est marquée par une virtuosité technique remarquable, bien que l'on puisse parfois regretter un manque d'émotion brute dans les moments les plus intenses. La soprano romane maîtrise cependant les subtilités du rôle, et sa présence scénique est indéniable.

Emőke Baráth brille dans le rôle de Cléopâtre, notamment dans son air Son qual nave da due venti, où elle parvient à restituer la tourmente intérieure de la reine avec une coloratura fluide et expressive, rappelant les ondes de la mer. L’évolution de son personnage, de froide et distante à plus tendre envers César (Spose tradite), est habilement soutenue par un éclairage qui devient progressivement plus chaud, soulignant son évolution émotionnelle.

Margherita Maria Sala (Cornélia) apporte une profondeur dramatique au rôle avec une interprétation poignante de Lusinga un tiranno. Sa performance est particulièrement mémorable dans les scènes où son personnage est confronté à la trahison et à l'oppression (Oppressa, Tradita), révélant une force intérieure admirable.


Federico Fiori (Lepido), Margherita Maria Sala (Cornelia), Arianna Vendittelli (Cesare), Filippo Mineccia (Achilla), Valerio Contaldo (Tolomeo) © Birgit Gufler)

Filippo Mineccia (Achille) impressionne par son air martial Quell’agnellin che seco, où il déploie une puissance vocale soutenue par des cors retentissants. Bien qu’il soit un peu en retrait par rapport aux autres interprètes en termes de présence scénique, et moins compréhensible en termes de diction, Mineccia compense par une maîtrise impeccable des coloratures du style baroque.

Lépide, interprété par Federico Fiorio, est un personnage secondaire mais crucial dans ce Cesare in Egitto. Il incarne un fidèle allié de César et représente la voix de la raison et de la loyauté au sein de cette intrigue tumultueuse. Son amour non partagé pour Cornélia, veuve de Pompée, ajoute une couche de complexité émotionnelle, contrastant avec les ambitions de pouvoir qui dominent l’opéra. Fiorio brille particulièrement dans l'air A me basta la mia bella, où ses aigus impeccables traduisent toute la passion et la douleur de Lépide.

Un autre élément poignant de l'histoire est le rôle muet de l'Enfant (Sesto chez Haendel), le fils de Cornélia et Pompeo, dont le sort tragique est scellé par les machinations d'Achille. Ce dernier, dans une démonstration de cruauté impitoyable, propose de sacrifier l'Enfant pour obtenir les faveurs de Ptolémée, renforçant ainsi la tension dramatique et l’horreur des intrigues politiques qui déchirent les personnages.

La mise en scène, avec ses références explicites à l’Égypte antique, notamment à travers des décors détaillés avec des hiéroglyphes, contribue à l’immersion dans l’intrigue. Les quatre soldats géants oppressifs (symbolisant le pouvoir de l’armée à l'époque) sur scène rappellent également le contexte romain de l’histoire, tandis que la boîte bleue avec la tête de Pompée crée un parallèle frappant avec l’opéra de Haendel. Par contre, et peut-être en conséquence de certains partis pris de mise en scène, l’apparition presque comique de César dans la scène Cesare, fuggi ! peut sembler discordante par rapport à la gravité de la même scène dans la version de Haendel. De plus, la relation entre César et Cléopâtre manque parfois de l’éclat passionné qu’on pourrait attendre, comparé à celle mise en avant par le Saxon.

Le finale en mode lieto fine, Dal seno di Giove la pace discenda, offre une conclusion presque cinématographique, avec une scène d’une beauté visuelle qui enveloppe le spectateur dans un sentiment de paix descendante, bien que l’ensemble des interprètes semblent peiner à maintenir une cohésion sonore parfaite dans ces derniers instants.

Ce Cesare in Egitto du Festival d’Innsbruck est une redécouverte enrichissante, soutenue par des performances vocales de haute volée, bien que certaines décisions artistiques divisent. Cette production reste néanmoins un témoignage éclatant de la richesse de l’opéra baroque au-delà des œuvres les plus célèbres, et une célébration réussie de l’art de Giacomelli. La comparaison entre les œuvres de Giacomelli et de Haendel met en lumière non seulement les différences stylistiques entre les deux compositeurs, mais aussi la diversité du paysage opératique baroque, où les mêmes sujets pouvaient être traités de manière radicalement différente par plusieurs compositeurs.



Publié le 14 août 2024 par Pedro Medeiros