Grands Motets pour la Semaine Sainte - M-A. Charpentier

Grands Motets pour la Semaine Sainte - M-A. Charpentier ©Molina Visuals
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De la rue du Chaume à la rue Saint Antoine

Le programme annonçait des Grands motets pour la Semaine Sainte. La réalité était un peu différente car c’est aux compositions de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) offertes à sa protectrice, Marie de Guise (1615-1688) qu’une partie significative du concert était consacrée. Disons-le d’emblée : le changement de menu n’a nullement contrarié la qualité des mets… sonores et nous avons quitté la Chapelle royale de Versailles l’esprit ravi et les oreilles rassasiées.

Marie de Guise (appelée Mademoiselle de Guise parce que tous les projets de mariage la concernant avaient échoué) est une « princesse douée de toutes les vertus chrétiennes, laquelle répandait d’abondantes aumônes dans le sein des pauvres et fondait des écoles gratuites sur ses terres » (Histoire ecclésiastique et civile du diocèse de Laon - Nicolas Le Long, 1783). La musique de Charpentier exprime avec grâce et subtilité l’admiration qu’il porte à celle qui l’accueille dans son hôtel particulier de la rue du Chaume (actuelle rue des Archives). Amitié sans doute réciproque car le musicien fréquentera l’hôtel de Guise (anciennement « de Clisson » et ultérieurement « de Soubise ») pendant près de vingt ans (1670 à 1688). Il y vivra intimement les moments de fête ou de deuil, de réjouissance ou de prière. Et ce sont les moments d’affliction et de contemplation que Sébastien Daucé propose de faire revivre en ce temps du Carême 2017.

Le concert débute par le Motet pour les Trépassés (H.311). Curieusement, Sébastien Daucé renvoie la Messe pour les Trépassés (H.2) après l’entracte. Pourtant, ces deux pièces relèvent probablement d’un même ensemble. S’il est difficile de les relier à un événement précis, il ne fait pas de doute pour Catherine Cessac (Marc-Antoine Charpentier - Fayard, 2004), qu’elles ont servi à l’occasion des funérailles de membres de la maison de Guise. En effet, à peine Charpentier est-il revenu de son séjour romain que Louis-Joseph de Lorraine meurt de la petite vérole en juillet 1671, que Marguerite de Lorraine (seconde épouse de Gaston d’Orléans, le turbulent frère de Louis XIII) le suivra en avril de l’année suivante et que François-Joseph éteindra la lignée des Guises en succombant à la variole à l’âge de cinq ans, en mars 1677. Autant d’occasions pour assurer la musique lors des messes de funérailles ou, plus probablement, à l’occasion des cérémonies anniversaires.

Le sous-titre du Motet pour les Trépassés précise le projet du compositeur : Plaintes des âmes du purgatoire. La référence au purgatoire pourrait d’ailleurs indiquer sa destination : l’œuvre étant datée de 1672 (source Bnf), sa première exécution concernerait alors la messe anniversaire du décès de Louis-Joseph. Enfin, son titre latin, Miseremini mei (Prenez pitié de moi) désigne, pour les contemporains, la source d’inspiration pour l’écriture du livret. L’auteur du texte (s’agit-il de Charpentier lui-même ?) s’est tourné vers le Livre de Job pour en extraire différents versets et les assembler autour de trois titres : le thème central qui sera repris à trois reprises (Miseremini mei – Job, 19 :21), une première partie (Heu, mihi Domine – Job, 7 :19) suivie d’une seconde (Ah, poenis crucior – Job, 30 :21).

Les violons interpellent le ciel par leurs traits affligés. Se posant sur la ligne mélodique qu’ils viennent de tracer et portées par la sonorité profonde des théorbes, les flûtes ajoutent une note de gravité à la tristesse déjà installée. Cette courte introduction instrumentale est traversée par des dissonances figurant l’incertitude des fidèles devant le sort réservé à leurs proches disparus. Le chœur entonne le Miseremini dans un émouvant passage homophonique. La voix de haute-contre ouvre la première partie écrite en forme de rondo. Il cède la parole à trois solistes (haute-contre, taille et basse) qui se retrouveront lors du trio conclusif. La répétition insistante de l’interpellation Heu est rendue plus cinglante encore en suivant la consigne de Charpentier rappelée par Catherine Cessac : prononcer le mot « hei ». Lancée en cascade par chacun des solistes, elle ajoute une tonalité de souffrance à ce chant exprimant l’incompréhension de l’homme face aux tourments infligés par Dieu. La seconde partie est annoncée par une ritournelle agitée par l’angoisse. C’est aux instruments que Charpentier confie la mise en scène et les changements de décors sonores. La partie instrumentale ouvre les portes du purgatoire et laisse aux solistes le soin de décrire la souffrance des âmes qui y sont retenues. Un dessus et le haute-contre crient grâce, expriment par des Ah lancinants les souffrances endurées. Ils demandent à Dieu de mettre un terme à leur torture. Leurs interventions se succèdent en imitation puis se superposent avant de se résoudre dans une consonance tendre et triste à la fois. Tristesse d’ailleurs confirmée par la ritournelle qui prépare la dernière reprise, intégrale cette fois, du Miseremini. Ce final était particulièrement saisissant, attendrissant et majestueux à la fois.

La Messe pour les Trépassés (H.2) aurait été composée entre août 1671 et mai 1672 (source Bnf). A cette époque, le plain-chant constituait le langage musical en usage pour les messes. Après Henri du Mont (1610-1684), Charpentier sera l’un des premiers musiciens à introduire le style concertant des motets dans la mise en musique des messes, participant ainsi à une petite révolution musicale. Ainsi, le Kyrie est annoncé par un dialogue plaintif et languissant entre les flûtes et les violons, installant un climat submergé par la douleur. Dans ce chant liturgique, deux pupitres vocaux dominent nettement : les dessus expriment leur message avec sensibilité, les basses avec déférence. L’ensemble est d’une grande sobriété, le continuo se limitant souvent aux seuls théorbes. La préparation instrumentale du Sanctus voue la séquence au recueillement. L’accablement donne le ton aux acclamations du chœur. La douleur est rendue par de longues tenues de notes sur lesquelles les voix ondulent, se croisent et se pénètrent en créant quelques dissonances. Mais la tonalité se fait de plus en plus lumineuse pour décrire la majesté divine : le tempo s’accélère à partir du Dominus deus jusqu’à atteindre une forme d’allégresse lors du Hosanna final. Mais l’éclaircie aura été de courte durée. Sans aucune préparation instrumentale, le Pie Jesu ranime, au moment de l’élévation, le souvenir du proche disparu. La douleur impose sa couleur. Le ruissellement des théorbes rend plus bouleversante encore cette lente supplication dans laquelle les voix, d’une douceur lancinante, glissent sur des courbes mélodiques descendantes. Le caractère paisible et douloureux de cette séquence suscite l’émotion. Quant au Benedictus, il résume en quelque sorte l’esprit musical de cette messe. Entonné sur le mode de la plainte, le motif s’éclaire peu à peu, jusqu’à l’explosion d’un Hosanna, le chœur libérant alors toute l’émotion retenue. L’Agnus Dei rappelle la finalité de la cérémonie. La longue sinfonia instrumentale donne clairement le ton, mêlant passages languissants et tremblements, courtes accélérations figurant l’espérance et descentes chromatiques symbolisant l’incertitude devant l’au-delà. Avec ferveur, le chœur ouvre le chant liturgique, caressant longuement un touchant Dona eis requiem. La suite est confiée à un trio de voix d’hommes. La sobriété de l’accompagnement et la douceur mélodique produisent un effet apaisant, figurant le repos souhaité au trépassé. La strophe finale confiée au chœur démultiplie le message jusqu’à un sempiternam final déposant, avec douceur, l’âme du défunt aux pieds de l’Agnus Dei.

Après cet adieu aux morts, le concert s’achève par deux invocations de la Vierge. La première, le Stabat Mater pour les religieuses (H.15), renferme une charge émotionnelle que l’Ensemble Correspondances a libérée, pour un résultat tout simplement bouleversant. Cette composition de Charpentier trouverait parfaitement sa place dans cette trilogie que nous nous plaisons à imaginer : en 1684, Louis XIV commande à Pierre Mignard (1612 - 1695) le tableau intitulé Le portement de la croix ; l’année suivante, il demande à Charles Le Brun (1619 - 1690) de peindre un second tableau d’aussi grand format qui portera le titre de Jésus élevé en croix ; en 1687, Charpentier publie son Stabat Mater. Il traduit en musique la scène de « la Vierge qui, considérant les tourments de son Fils, paraît touchée de toute la douleur dont une mère est capable ; mais par une expression sensible, on voit à travers de cette douleur une confiance surnaturelle et digne de la Mère de Dieu » (Mercure Galant - Septembre 1685). En réalité, ce commentaire du dramaturge Georges Guillet de Saint-Georges (1624 - 1705) décrit la Vierge représentée sur le tableau de Le Brun. Mais elle pourrait parfaitement s’appliquer au Stabat Mater composé par Charpentier pour un couvent de religieuses, probablement Port-Royal de Paris.

Le texte de l’hymne est attribué au franciscain Jacopone da Todi (vers 1230 - 1306). Il se range dans la catégorie des oratorio meditativa, ces prières qui invitent à la méditation personnelle à partir d’une lecture spirituelle. Ici, le moine décrit, non pas la Vierge triomphante, mais une mère bouleversée par la mort cruelle de son fils. Le concile de Trente (1543 - 1563) avait fait retirer cet hymne de la liturgie. Il n’y sera réintégré qu’en 1727, cinquante ans après la publication de la pièce composée par Charpentier. Ceci nous conduit à supposer qu’elle aurait pu être interprétée en dehors du cadre liturgique (lors de moments collectifs de la communauté, comme les repas ou les processions ?), éventuellement en marge de l’office des vêpres, durant le Carême ou le temps de la Passion. Le texte médiéval comporte dix strophes, chacune étant divisées en deux tercets. D’après notre décompte, quelques strophes ont été retirées du texte interprété lors du concert. Charpentier a composé sa musique pour les deux premiers tercets seulement : une première partie vocale pour une religieuse chantant en soliste, la seconde pour le chœur des autres religieuses à l’unisson. Les tercets suivants sont interprétés selon le même principe d’alternance. Pour une communauté conventuelle, ce procédé d’écriture n’a rien d’inhabituel : elle évoque la formule du repons dans l’interprétation du répertoire grégorien.

Pour les Journées Charpentier de Versailles (2004), Jordi Savall avait retravaillé la nomenclature instrumentale et vocale (cinq instruments et dix choristes) préconisée par le compositeur. En 2017, Sébastien Daucé ose une version à la fois plus intimiste sur le plan instrumental et plus large sur le plan vocal. Deux violons et deux flûtes ouvrent le motet. Ils glissent, avec douceur et lenteur, de dissonances en résolutions pour planter le décor sombre de la scène. Une voix du dessus, accompagnée du seul théorbe, entonne l’hymne avec une tendresse pleine d’affliction. Le tempo posé, la sonorité mélancolique du théorbe et l’admirable pureté de la voix créent un effet particulièrement saisissant. Une seconde voix du dessus, rejointe par la voix du bas-dessus, achèvent la description du tableau d’ensemble. Les tercets suivants décrivent la souffrance de la Vierge avant d’appeler les fidèles à s’associer à sa douleur afin qu’elle intercède pour eux quando corpus morietur (lorsque mon corps périra). Pour des oreilles profanes, a fortiori contemporaines, cette alternance mécanique risque d’engendrer une certaine monotonie. Aussi, les interprètes imaginent-ils des variantes en jouant sur les timbres des chanteurs (voix de femmes, voix d’hommes) et la densité vocale (en solo, en duo, en trio ou en chœur), au risque de prendre quelques distances avec l’intention initiale (laisser à des voix féminines le privilège d’exprimer les douleurs maternelles). Par un jeu de combinaisons ingénieuses, Sébastien Daucé parvient à entraîner le public dans un moment de profonde intériorité, uniquement rompu par des applaudissements d’abord hésitants puis particulièrement fervents.

Il revient aux Litanies de la Vierge (H.83) d’émettre la note finale de ce magnifique concert. Charpentier a mis neuf fois son texte en musique. La plupart de ces partitions étaient destinées aux Jésuites, grands invocateurs de la Vierge. Mais celle qui porte la référence H.83, a été écrite pour les chanteurs de Mademoiselle de Guise. Lors de l’exil italien de son père, Charles de Lorraine, cette demoiselle s’était recueillie devant la Sainte maison de Lorette, dans la province italienne d’Ancône. La légende la désigne comme la maison natale de la Vierge Marie. Menacée par les Sarrasins, elle fut mystérieusement transportée en Croatie avant d’être déposée, par deux anges, dans la marche d’Ancône où une certaine dame Lorette l’aurait recueillie (1294). Depuis son pèlerinage, Mademoiselle de Guise voue à la « maison de Nazareth » et à son ancienne occupante, un culte ardent. Cette pièce pourrait donc avoir animé les célébrations durant le mois de Marie dans l’intimité de l’hôtel de Guise.

Catherine Cessac estime que la mise en musique de ce texte, dit de « Lorette », « est non seulement la plus développée, mais aussi l’une des plus remarquables ». Ecrite pour six voix, deux dessus et continuo, elle indique aux fidèles les différentes étapes du chemin vers la dévotion mariale : d’abord, une séquence pénitentielle (Kyrie eleison/ Seigneur, ayez pitié de nous) ; ensuite, une longue énumération des qualités mystiques de la mère de Christ ; enfin, une imploration à la miséricorde divine (Agnus Dei). L’ensemble se caractérise par une admirable sobriété.

Dans une courte introduction instrumentale, les violons, rejoints par les flûtes, instaurent un climat mêlant l’humilité à l’espérance. L’écheveau contrapunctique du Kyrie est joliment démêlé par des voix du dessus et du bas-dessus. Dans une atmosphère de ferveur tranquille, il fait alterner des passages en soliste et des parties en duo, les chanteurs se rejoignant généralement dans la supplication réitérée du Miserere nobis (Ayez pitié de nous). Le verset Sancta trinitas unus Deus se singularise par un procédé d’écriture figurative : les deux premiers mots sont exposés par un trio (la Trinité), les deux derniers par la voix du bas-dessus seule (le Dieu unique). Une manière d’affirmer que l’écriture musicale fait allégeance au texte. L’ensemble du chœur rejoint ensuite les solistes pour procéder au recensement des vertus mariales et solliciter l’intercession de la Vierge par un Ora pro nobis (Priez pour nous) couronnant chacune des parties. Les qualités successives de la Vierge sont réparties entre plusieurs groupes d’invocations dont chacun se distingue par un caractère propre. Là encore, c’est le texte qui commande le tempo et la couleur harmonique. Ainsi, autant le Sancta Maria adopte une allure solennelle pour énoncer les titres de gloire de Marie, autant le Mater Christi qui suit exprime la tendresse maternelle dans d’affectueux duos associant la taille et la basse. Il en est de même pour les parties suivantes : par exemple, dans le Speculum justiciae (Miroir de justice) la prière en musique s’illumine et scintille au son du clavecin alors que dans le Salus infirmorum (Santé des infirmes), elle épouse la douleur des affligés rendue encore plus expressive par l’orgue et le théorbe ; dans la Rosa mistica (Rose mystique), le tempo est celui de l’allégresse quand, dans la Regina angelorum (Reine des anges), il s’apaise pour témoigner de la vénération que portent les personnages bibliques et tous les saints à leur reine céleste. Une courte ritournelle instrumentale donne le ton à chacune des parties, faisant office de transition entre elles. Dans le passage le plus expressif de la pièce (Salus infirmorum), Catherine Cessac remarque que « Charpentier se livre à un étonnant travail de détail, associant presque systématiquement un dessin mélodique à chaque mot ». L’Agnus Dei final distribue la parole aux voix masculines puis aux voix féminines avant qu’elles ne se rejoignent toutes dans une séquence à double chœur qui se conclut, après un crescendo parfaitement maîtrisé, dans une harmonie paisible.

Afin de respecter le cadre chronologique et pour rapprocher des opus susceptibles de relever d’un même ensemble (offices pour les trépassés, invocations de la Vierge), nous avons quelque peu bouleversé le programme tel que Sébastien Daucé l’avait déroulé. C’est donc délibérément que nous concluons notre chronique par le Miserere des Jésuites (H.193).

La version initiale du Miserere mei Deus secundum (sa dénomination d’origine) avait été composée vers 1685, en fonction de l’effectif des musiciens disponibles à l’hôtel de Guise. Or, Mademoiselle de Guise décède en mars 1688. Charpentier ne fréquentera donc plus la rue du Chaume. Si l’on en croit le Mercure Galant (mars 1688), il était alors un musicien réputé et reconnu : « Il a longtemps demeuré à l’Hôtel de Guise, et a fait des choses pour la musique de Mademoiselle de Guise qui ont beaucoup été estimées des plus habiles connaisseurs … (Il a) appris la musique à Rome sous le Charissimi, qui était le maître de musique d’Italie le plus estimé, et sous qui feu M. de Lully a aussi étudié ce bel art ».

Bénéficiant de la recommandation de sa protectrice, Charpentier poursuivra désormais sa carrière au service des Pères Jésuites. Le compositeur remanie alors la partition de son Miserere pour l’adapter au goût de ses commanditaires ainsi qu’aux particularités du lieu dans lequel il pouvait être interprété. Mais quel était ce lieu ? Deux possibilités sont suggérées dans l’anecdote rapportée par Jean-Louis Le Cerf de la Vieville (1674 - 1707) : « Quand le Cavalier Bernin vit à Paris l’Eglise des grands Jésuites, si enrichie, si ornée par tout, il haussa les épaules et s’en mocqua. Il admira l’Eglise de leur Noviciat, toute simple, toute unie. L’Eglise de S. Louis est de la musique Italienne : celle du Noviciat, de la musique Françoise » (Comparaison de la musique Italienne et de la musique Françoise – 1704). Mais nous n’en saurons guère plus. En tout état de cause, il dispose désormais d’un effectif vocal et instrumental plus étoffé. C’est à ce moment-là, vers 1690-1691, que la pièce prendra son titre d’usage : le Miserere des Jésuites. Un prélude est incorporé dans la partition initiale (H.193a) et des précisions sont apportées sur la manière d’exécuter la première de ses quatre mises en musique de ce Psaume 51/50 habituellement chanté en début de l’office des laudes, au terme de la Semaine Sainte.

D’une façon générale, le texte se décline en deux temps : la description de l’état de péché puis l’espoir d’en être lavé par le salut divin. La sinfonia d’entrée dévoile un climat mélancolique, presque lugubre. Dans ce contexte, la première strophe Miserere mei entonnée par la basse résonne comme un cri entravé par la honte, celle de se présenter à Dieu couvert de ses péchés. Les autres voix entrent en imitation pour s’associer à l’appel à la miséricorde divine. De longues tenues de note font onduler les syllabes des mots mei/meam et tuam/tuarum, comme pour mieux décrire le face-à-face entre le pécheur et son Dieu. La seconde strophe, lancée par un duo du dessus et du bas-dessus, s’achève en quatuor après le renfort des voix de haute-contre et d’une taille. L’écriture est d’une grande simplicité et le continuo reste discret pour figurer la demande du pécheur d’être lavé de ses péchés. La voix de haute-contre interprète seule la strophe suivante justement ouverte par le verset Tibi soli peccavi (j’ai péché devant vous seul). Ce passage confirme que c’est le texte qui commande à l’écriture musicale et qui fixe, ici, l’effectif mobilisé. Le figuralisme trouvera également à s’exprimer dans la strophe suivante. Des dissonances soulignent le drame de la conception dans le péché (in peccatis concepit) mais l’attachement divin à la vérité (Ecce enim veritatem dilexisti) est magnifié dans une polyphonie toute romaine. Un interlude instrumental assure la transition avec la seconde partie. Les solistes vont se succéder pour exprimer l’espoir de la délivrance. Une voix de taille espère joyeusement retrouver la pureté de la neige (super nivem dealbator) alors qu’un trio constitué par les voix de haute-contre, de taille et de basse se réjouit à l’annonce de cette sérénité promise (Auditui meo dabis gaudium…, passage omis dans le texte reproduit dans le programme). Le chant hésite un moment entre la plainte ignorée et l’assurance d’être entendu. Le chœur, porté par la sonorité profonde des théorbes, se montre d’abord suppliant, demandant à Dieu de détourner ses regards des péchés de ses créatures (Averte faciem tuam). Puis l’espoir renaît dans la perspective de l’effacement des offenses (omnes iniquitates meas dele). Le même schéma se renouvelle lorsque les voix de haute-contre et de bas-dessus craignent d’être abandonnées par Dieu. Mais le chœur se montre de plus en plus rassurant en s’engageant dans un splendide crescendo : Docebo iniquos vias tuas (J’apprendrai vos voies - et non « voix » comme inscrit dans le texte du programme - aux injustes). Un autre exemple caractérise maintenant la primauté des lettres sur les notes dans la conception de Charpentier. Alors que la basse supplie sobrement Dieu de protéger l’homme des actions sanguinaires (sanguinibus), le chœur l’interrompt pour lancer un exultabit en forme de fugue tourbillonnante. Cette séquence annonce une rupture dans le style de l’écriture musicale de l’opus. Désormais, un soliste amorcera une forme de récitatif aussitôt amplifié par le chœur pour mieux surligner les messages à mémoriser. Ainsi, la répétition obsédante d’un non pour refuser les holocaustes païens et, plus loin, pour se rassurer devant l’absence de mépris de Dieu pour les hommes est destiné à marquer l’esprit des fidèles. Charpentier se montre ici un fidèle auxiliaire de la pédagogie des Jésuites qui, par de multiples procédés, espèrent émouvoir l’âme pour former les cœurs et guider les mœurs. Commencée dans l’humilité du pécheur, le motet s’achève en majesté. Les entrées en imitations montrent une foule qui se constitue pour célébrer une fête, celle durant laquelle seront présentées des offrandes à la justice (justitiae oblationes).

Charpentier, musicien du « juste milieu » ? Comme Lully, il nous paraît avoir réalisé ici la synthèse entre le goût italien que lui a transmis Giacomo Carissimi (1605 - 1674) et le goût français que La Vieville définit ainsi : « La vraie beauté est dans le juste milieu. Les sçavans le prouvent, les Gens de la Cour le sentent, le Peuple l’a tant ouï dire, qu’il le redit … Top peu d’agrémens est nudité, c’est un défaut. Trop d’agrémens est confusion, c’est un vice, c’est un monstre ». Comme Charpentier, Sébastien Daucé nous paraît avoir trouvé la juste expression des affects que le musicien veut nous faire ressentir au moyen de sa musique. Certes, vu du public, la prononciation « à la française » ajoutée à l’effort visible des chanteurs pour marquer les nuances peut nuire à la compréhension du texte. Certes, les quelques oublis, coquilles ou décalages de lignes entre le texte imprimé et sa traduction peuvent déstabiliser l’auditeur pour lequel le texte du programme constitue un précieux viatique. Mais la résonance du discours musical de l’Ensemble Correspondances fait oublier ces quelques réserves minimes au regard de la qualité de sa prestation. Sébastien Daucé est un chef engagé, vivant la musique autant qu’il contribue à la façonner depuis son orgue ou son clavecin. Plutôt qu’un chef-directeur, il fait figure de primus inter pares (premier entre les pairs) au sein du collectif de ses musiciens. Un collectif instrumental huilé, coordonné, ajusté à la perfection. Un collectif d’artistes de talent dont certains nous ont plus particulièrement touchés, notamment Diego Salamanca lors de son accompagnement du Stabat Mater. De leur côté, l’assemblage des voix permet de couvrir finement toute la gamme sonore, dans ses moindres nuances. La profondeur des graves et la limpidité des dessus ont donné du caractère à ce concert. Il faudrait les citer tous car ils ont tous admirablement tenu leur place. Mais, là encore, certaines individualités ont apposé leur marque. David Tricou a remarquablement assumé la lourde charge d’interpréter la partition chantée par Charpentier lui-même en son temps. Sa voix de haute-contre est ferme et claire et il s’exprime avec force et engagement, par exemple dans le Miserere des jésuites. Sans compter la prestation remarquable d’Etienne Bazola dans l’interprétation du court « Répons des ténèbres » : O vos omnes (H.134). Son timbre feutré a atteint le cœur du public en donnant corps à la douleur contenue dans les mots, avec une tendresse touchante.

Ce 28 mars 2017, la musique de Charpentier a été servie avec art, ferveur et ardeur. Au demeurant, les nombreux rappels qui en témoignent ont été récompensés. Le public a eu le plaisir de réentendre l’Agnus Dei des Litanies de la Vierge. Une bien agréable manière de se dire au-revoir.



Publié le 11 avr. 2017 par Michel Boesch