Gracias a la vida - La Chimera

Gracias a la vida - La Chimera ©
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Un bel hommage à la musique sud américaine

Totalement tombée dans l’oubli durant trois siècles, la musique baroque sud américaine renaît peu à peu de ses cendres depuis une vingtaine d’années notamment grâce au travail de Gabriel Garrido qui a sorti de l’ombre des compositeurs tel les maîtres de chapelle de la cathédrale d’Oaxaca au Mexique que furent Gaspar Fernandes ou le père Manuel de Zumaya, et surtout le jésuite Domenico Zipoli. Les œuvres de ce dernier connurent en effet à l’époque un certain succès auprès des peuples indigènes, et tout particulièrement auprès des indiens guaranis vivant dans les missions jésuites.

Certains manuscrits redécouverts fortuitement et souvent en très mauvais état ont pu être sauvés et en partie reconstitués pour le plus grand plaisir des mélomanes appréciant cette musique métissée et haute en couleurs. Il convient en outre de souligner que cette même musique à la fois originale et unique en son genre occupa une place essentielle dans la conversion des peuples autochtones d’Amérique du sud car la musique tenait déjà une place prépondérante dans leur pratique religieuse antérieure à l’arrivée du christianisme. Dès le début du XVIe siècle, des maîtrises voient le jour dans ces missions, et pour les accompagner se mêlent aux instruments occidentaux en vogue à l’époque des instruments traditionnels comme les flûtes andines, les flûtes de pan ainsi que les percussions traditionnelles. Quant aux compositions vocales, elle associaient à la langue espagnole les langues locales comme le guarani ou le quechua.

C’est dans la lignée de ces traditions que s’inscrit la démarche de l’Ensemble La Chimera dirigé par le luthiste et théorbiste Eduardo Egüez. Fondé au départ sous la forme d’un consort de violes par Sabina Colonna Preti en 2001, l’ensemble La Chimera est rejoint par Eduardo Egüez qui en assure désormais la direction artistique. Né à Buenos Aires en Argentine, Eduardo Egüez a notamment étudié le luth avec Hopkinson Smith à la Schola Cantorum de Bâle. Également guitariste, il est lauréat de plusieurs concours internationaux de guitare. Par ailleurs, il collabore entre autres en tant que continuiste avec Jordi Savall (Hespèrion XXI, La Capella Reial de Catalunya), Gabriel Garrido (Ensemble Elyma), et signe en tant que soliste des enregistrements d’œuvres de Robert de Visée (théorbe), de Jean-Sebastien Bach et de Sylvius Leopold Weiss (luth). Enfin, il consacre également une part de son temps à l’enseignement du luth et de la basse continue à l’École Supérieure de Musique de Zurich.


Eduardo Egüez

A travers son dernier programme intitulé Gracias à la vida en référence à la célèbre chanson de Violette Parra, l’Ensemble La Chimera se propose de mettre en exergue le lien entre les compositions actuelles et les musiques des débuts de la colonisation espagnoles résultant de la rencontre des musiques européennes avec les musiques traditionnelles indiennes, démontrant ainsi que les musiques sud américaines contemporaines résultent d’une tradition multi séculaire ininterrompue (voir également la chronique du concert anniversaire des 20 ans de La Chimera). A cet effet, le programme du concert proposé par Angers Nantes Opera dans le cadre de son cycle Voix du Monde comprenait des œuvres de l’époque baroque ainsi que des œuvres de création contemporaine, mais cependant toutes interprétées sur des instruments baroques associés à des instruments traditionnels tels flûtes andines, flûtes de pan et charango, un instrument de musique à cordes pincées dont la caisse était à l’origine constituée d'une carapace de tatou.

D’emblée, la première pièce donne le ton : Cinco siglos igual (à écouter ici), composée par León Gieco né en 1951. Elle rappelle à s’y méprendre les œuvres religieuses de l’époque baroque sud américaine. La qualité d’interprétation, tant vocale qu’instrumentale est y est parfaite, le public est immédiatement conquis. On retiendra également Ay Linda amiga (à écouter ici), une pièce polyphonique anonyme du XVIe siècle aux accents mystérieux, empreinte d’une grande ferveur religieuse. Dans la même veine, Ara Vale Hava (à écouter ici), un hymne religieux anonyme en en langue guaraní dédié à Sainte Cécile, permettant d’apprécier au mieux la voix de soprano de Bárbara Kusa. Parmi les pièces contemporaines du programme, Alfonsina y el mar, une chanson figurant au répertoire de la grande Mercedes Sosa et de Violette Parra. Composée par Ariel Ramírez, cette chanson (à écouter ici) évoque l’histoire et surtout la fin tragique d’Alfonsina Storni, une poétesse argentine atteinte d’un cancer qui se suicida en 1938 à Mar Del Plata en se jetant dans la mer. Les voix de Bárbara Kusa et de Mariana Reverski ont merveilleusement restitué l’intensité dramatique du texte durant lequel le temps était comme suspendu. Une émotion pure, agrémentée d’un accompagnement des plus réussis.

Parmi les pièces proposées figurait également El Condor Pasa, un air universellement connu, revisité avec talent et originalité par l’ensemble La Chimera à travers des harmoniques très contemporaines et inhabituelles, donnant à cet air célébrissime une toute autre dimension. Le duo formé par les deux chanteuses, soutenu par la flûte de pan de Luis Rigou confère à cette pièce un caractère la fois étonnant et original.

Enfin, est arrivée pour conclure, Gracias a la vida, la chanson de Violette Parra devenue universelle et qui a donné le titre au programme de la soirée (à écouter ici). Un bel hymne à la vie en forme de profond remerciement enregistré pour la première fois en 1966... un dernier remerciement prémonitoire, voire probablement un dernier adieu avant son suicide en 1967 !

Pas une seconde d’ennui durant ce concert passionnant qui a fait voyager le public à travers le Chili, le Paraguay, la Bolivie et l’Argentine, mais un voyage dans le temps aussi. On en retiendra en particulier une belle qualité d’ensemble, de fort belles voix, en particulier celles de la soprano Bárbara Kusa et de la mezzo-soprano, Mariana Rewerski, sans oublier l’humour et la présence sur scène du truculent de Luis Rigou, à la fois chanteur, flûtiste et percussionniste selon les pièces. Tous les arrangements sont signés Eduardo Egüez, ce qui donne à la fois cohérence et homogénéité à l’ensemble des pièces présentées qui auraient pu au premier abord sembler hétéroclites. Présentées de manière judicieuse en s’affranchissant de la chronologie dans un programme vivant, la monotonie ne s’installe jamais. Ni reconstitution historique, ni rétrospective, ce programme se veut juste la démonstration réussie de la continuité d’une tradition musicale riche qui puise ses sources dans la rencontre de deux mondes radicalement différents.

Gracias a la vida… et surtout gracias à La Chimera qui a rendu ce soir un bel hommage à la musique sud américaine :

Gracia a la vida
(Merci à la vie)
Que me ha dado tanto
(Qui m'a tant donné)
Me ha dado las risas
(Elle m'a donné les rires)
Y me ha dado el llanto
(Et m'a donné les pleurs)



Publié le 26 mars 2022 par Eric Lambert