Cieco Amor - Foresti

Cieco Amor - Foresti © Thomas Ziegler
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Quand les basses disputaient les premiers rôles aux castrats…

Giuseppe Maria Boschi est né vers 1675, probablement à Mantoue, où il fut au service du duc Ferdinando Carlo Gonzaga et où il rencontra sa future épouse, l’alto Francesca Vanini, également au service du duc. Sa présence sur scène est attestée en 1703 à Casale Monferrato, puis à partir de 1707 à Venise, dans les opéras d’Antonio Lotti, Francesco Gasparini et Carlo Francesco Pollarolo. Durant la saison 1709-10, il chante le rôle de Pallante dans les représentations de l’Agrippina de Haendel données au Teatro San Giovanni Grisostomo. C’est probablement à cette occasion qu’ils furent engagés tous deux à Londres pour la saison 1710-11. Boschi y fait ses débuts dans L’Idaspe fedel de Francesco Mancini, premier opéra entièrement chanté en italien dans la capitale britannique. Quelques semaines plus tard, ils se produisent tous deux dans Rinaldo (1711), qui ouvre la carrière londonienne de Haendel. Mais ils rentrent rapidement en Italie, où ils se produisent à Vicence, Venise, Vérone et Bologne. En 1714 Boschi est admis parmi les chanteurs de Saint-Marc. En 1717 le roi de Saxe Frédéric-Auguste Ier veut réorganiser la musique de la cour, dans la perspective du mariage du prince héritier avec Maria-Josepha, la fille de l’Empereur. Il fait appel aux procuratori de Saint-Marc. Sont engagés pour la cour de Dresde, outre le compositeur Lotti, le castrat Senesino, la soprano romaine Margherita Durastanti et Boschi. Pendant ce temps, Haendel souhaite former une compagnie d’opéra à Londres. Il se rend à Dresde, où il joue pour la cour, assiste aux festivités de mariage et engage plusieurs chanteurs pour Londres, dont Boschi. De 1720 à 1728, le chanteur apparaît dans trente-deux productions de la Royal Academy of Music, dont treize compositions de Haendel (les autres étant de Giovanni Bononcini, Attilio Ariosti et Giuseppe Maria Orlandini). En 1724, au cours d’un bref déplacement, il se produit à Paris. Il retourne en 1728 en Italie, où sa présence est encore attestée en 1744 à Saint-Marc.

Son énergie vocale et sa présence scénique faisaient l’admiration du public. Un critique londonien, James Miller nous rapporte ainsi dans son ouvrage (Harlequin-Horace, or, The Art of Modern Poetry - 1735) qu’il prenait un plaisir malicieux à réveiller impitoyablement de ses éclats de voix et de ses gestes tel ou tel spectateur qu’il avait repéré malencontreusement endormi durant la représentation… Autant à l’aise dans le registre de baryton que dans celui, plus profond, de basse, Boschi s’est vu confier le rôle-titre dans plusieurs opéras (notamment Etearco de Bononcini, créé à Londres en 1711), ce qui le plaçait en situation de rivalité avec Senesino. A défaut du rôle-titre, ses qualités vocales et scéniques lui ont toujours valu des rôles de premier plan.

Le programme bâti par Sergio Foresti nous propose de rendre hommage à ce chanteur, auquel la postérité n’a pas accordé le même renom que Senesino. Les castrats ont en effet rapidement monopolisé les rôles-titres dans les opéras seria de Haendel. Cet hommage nous rappelle aussi fort opportunément qu’au début du XVIIIème siècle, ce choix n’était pas encore complètement arrêté, et que l’expressivité vocale et gestuelle constituait un élément majeur du succès des chanteurs, avant que la course aux aigus ne passe au premier plan.

Les airs choisis, tous chantés par Boschi, se rapportent à sa période londonienne. Ils sont extraits d’opéras de Haendel et de Bononcini, qui se partageaient alors la vedette dans la capitale britannique.

Dès le premier air (La mia sorte fortunata), Sergio Foresti expose avec brio sa capacité à faire revivre l’expressivité de Boschi. Dans la salle d’honneur (Aula) de l’Université, ornée de dorures et dotée d’une impressionnante hauteur de plafond, la projection prend une ampleur quelque peu inhabituelle dans le répertoire baroque, tempérée par un phrasé à la fois particulièrement expressif et d’une grande fluidité, dans un improbable équilibre qui révèle une grande maîtrise technique. L’air d’Achille dans Giulio Cesare (Se a me non sei crudele), qui suit, invite évidemment à une comparaison implicite avec les interprétations déjà entendues de cet air connu ; il achève de nous convaincre des qualités vocales de Foresti, avec des ornements particulièrement élégants.

Après l’énergique apostrophe du Gran nume di piacer (Muzio Scevola), le Cieco amor conclut avec brio la première partie du concert, auquel il sert opportunément d’intitulé. Dans cet air recueilli, à l’orchestration sobre, le phrasé déploie voluptueusement une expressivité particulièrement attentive et soignée, pour s’achever dans des graves envoûtants…

De la seconde partie, nous retenons plus particulièrement Eterni dei, autre air lent propice au déploiement du phrasé, dans lequel nous prenons pleinement conscience du travail effectué par l’interprète sur la gestuelle qui relaie son chant. D’inspiration baroque, celle-ci nous rappelle aussi combien cette dimension était importante aux yeux du public de cette époque, à l’égal de l’expressivité vocale.

L’air d’Etearco Perfida sempre altera – dans l’opéra éponyme composé par Bononcini – se conclut sur une chute abrupte impeccablement maîtrisée. Dans le Gelido in ogni vena, extrait de Siroé, nous demeurons frappés par la qualité du récitatif, tandis que Sergio Foresti ménage une savante montée progressive de la tension dramatique dans l’aria qui suit. Dans le Nel mondo nel abisso, extrait du Tamerlano, les ornements graves tournoient de manière menaçante, récompensés par un tonnerre mérité d’applaudissements et de bravos. Dans le Volate più dei venti qui marque la fin du programme, Sergio Foresti pousse le souci du réalisme jusqu’à se munir d’une feuille de papier, comme pour donner plus de vraisemblance à la lecture de la lettre qu’il déclame.

Sous la direction d’Andrea Buccarella (qui officie également au clavecin), l’Abchordis Ensemble développe un soin attentif à se faire l’écho de l’expressivité du chanteur. Il se signale par une sonorité d’ensemble agréable (même si, comme pour la voix du soliste, le niveau sonre nous semble un peu élevé au regard de la jauge limitée de la salle). Les parties instrumentales du programme (elles aussi tirées de Haendel et de Bononcini) lui offrent toutefois l’occasion d’afficher ses qualités propres. Avec une complicité affichée, les hautbois (Miriam Jorde Hompanera et Marc Bonastre Riu) se signalent tout particulièrement par la tonicité de leurs attaques dans l’ouverture du Polifemo de Bononcini et dans celle du Rinaldo de Haendel. Cette dernière met aussi tout à fait en valeur l’impressionnante virtuosité du premier violon (Lathika Vithanage), ainsi que l’agilité de Julia Marion au basson.

Après plusieurs rappels, le chanteur donne en bis un air comique, Insomma il far l’amore… Vuole Il musico la donna, extrait de L’Agrippina de Porpora, repris dans son récent album consacré à ce compositeur, L’aureo serto (chez Challenges Records).



Publié le 04 juin 2023 par Bruno Maury