Circé - Desmarest

Circé - Desmarest ©Pascal Le Mée
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Les plaisirs de l’île enchantée

On redécouvre depuis quelques années la valeur et l’intérêt musical des compositeurs d’opéras français qui ont animé de leurs créations le presque demi-siècle qui sépare la mort de Lully (en 1687) du premier opéra de Rameau (Hippolyte et Aricie, créé en 1733), longtemps considéré comme un immense vide musical. André Campra (1660 - 1744) avait à peu près seul échappé à cet oubli quasi-général, probablement grâce à l’exceptionnelle longévité de son existence et à l’abondance de sa production musicale (voir notre récente chronique Idoménée). Si Henry Desmarest (1661 – 1741) bénéficia également d’une longévité peu commune à son époque, son activité de compositeur fut largement contrariée par un épisode personnel qui l’éloigna de France pendant la plus grande partie de son existence.

Fils d’un huissier à cheval du Châtelet de Paris, rien ne le prédestinait à une carrière musicale. Orphelin de père très jeune, il rentre dans le corps des Pages de la Chapelle Royale, où il est notamment formé à la musique par Henry du Mont (1610 - 1684). Il obtient semble-t-il les encouragements de la Dauphine pour poursuivre dans cette voie, et brigue une charge de sous-maître à la Chapelle lors du concours de 1683. Il est écarté, probablement en raison de son jeune âge. Mais l’un des sous-maîtres nouvellement désignés, Nicolas Goupillet, lui commande, contre rémunération, des motets qu’il fait ensuite jouer sous son nom. Durant une décennie, Desmarest compose ainsi très régulièrement des motets à grand chœur mais de manière anonyme. Lorsque la supercherie est enfin dévoilée, Goupillet est remercié. Mais son quartier de sous-maître échoit à Delalande (1657 - 1726), qui en assurait déjà un autre (les charges de sous-maître étaient au nombre de quatre, dont les titulaires se succédaient par trimestre, ou quartier).

Desmarest livre dès 1686 à la Cour ses premiers opéras, qui lui valent les faveurs du Roi : Endymion (musique perdue), et Diane de Fontainebleau. On peut donc supposer qu’il avait obtenu l’appui préalable de Lully (1632 - 1687), alors vivant et sans l’accord duquel aucun opéra ne pouvait être créé en France. En 1693 il succède à Marc-Antoine Charpentier (1643 – 1704) comme maître de chapelle du collège Louis Le Grand, et propose ses productions à l’Académie Royale de Musique : sa Didon (1693) connaît un vif succès, de même que sa Circé en 1694. Les créations s’enchaînent puis s’interrompent brutalement en 1698, suite à un événement relevant de la vie familiale du compositeur : devenu veuf en 1696, Desmarest était tombé amoureux l’année suivante de Marie-Marguerite de Saint-Gobert. Mais le père de cette dernière s’oppose au mariage, et poursuit Desmarest en justice pour l’avoir séduite, car elle est enceinte du compositeur. Afin d’échapper à une condamnation à mort, Desmarest fuit la France en 1699. Il s’installe avec sa jeune femme d’abord à Bruxelles, puis en Espagne, de 1701 à 1706, où il exerce la fonction de surintendant de la Musique du roi Philippe V (petit-fils de Louis XIV). Mais à la cour de Madrid le goût pour la musique italienne tend à supplanter celui de la musique française… Desmarest rejoint alors la Lorraine, Etat indépendant du royaume de France, comme surintendant de la Musique du duc Léopold. Il continue de composer de la musique religieuse (motets) et profane (notamment des divertissements lyriques, pour la plupart perdus), adapte également des opéras de Lully pour les représenter à la cour de Nancy et de Lunéville. En 1720, ayant obtenu du Régent la validation de son mariage et sa grâce, il reçoit une nouvelle commande de l’Académie Royale. Mais Renaud ou la Suite d’Armide n’obtient aucun succès. En 1726 il concourt pour le poste de sous-maître de la Chapelle Royale laissé vacant par la mort de Delalande, mais échoue à nouveau. Il rentre alors à la cour de Lorraine, où il exercera ses fonctions jusqu’en 1736.

En 1675, soit près de vingt ans avant l’opéra de Desmarest, Thomas Corneille (1625 – 1709) avait écrit une « tragédie à machines » à partir du passage de l’Odyssée décrivant les aventures du héros dans l’île de la magicienne, qui incorporait des musiques de Charpentier et des divertissements de Donneau de Visé (1638 - 1710). Cette Circé avait connu un tel succès auprès du public qu’elle avait suscité la jalousie de Lully, qui en avait fait restreindre l’accompagnement musical ! La mémoire de ce succès a-t-elle inspiré Desmarest ? Pour le livret, le compositeur fait de nouveau appel à Louise-Geneviève Gillot de Saintonge, femme de lettres qui lui avait fourni le texte de sa Didon l’année précédente. La librettiste s’inspire assez librement de l’épisode de l’Odyssée, auquel elle ajoute plusieurs personnages : Eolie, fille d’Eole dont Ulysse est amoureux ; Astérie - confidente de Circé - et Polite – prince grec ami d’Ulysse – unis par une intrigue amoureuse secondaire, contrariée par Elphénor, autre compagnon d’Ulysse.

Le prologue, comme il est d’usage, rend hommage au roi, sur arrière-fond de la Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688 – 1697), alors à son paroxysme : les Plaisirs et les Jeux, fuyant les horreurs de la guerre, se réfugient sur les bords de la Seine, où ils sont accueillis par le roi et les divinités du fleuve au cours d’un divertissement. A l’acte I Circé fait part à Astérie de ses craintes sur la sincérité de l’amour d’Ulysse, d’autant qu’Elphénor lui a révélé que ses compagnons le pressent de quitter l’île. Pour empêcher cette fuite, elle transforme les compagnons en monstres, et son île en jardin, agrémenté d’une fête pour les Amants heureux. Astérie repousse les avances d’Elphénor, et lui reproche d’avoir trahi ses compagnons. Ce dernier suspecte alors qu’il a un rival dans le cœur d’Astérie. A l’acte II Ulysse demande à Circé de libérer ses compagnons ; celle-ci accepte, par amour et pour démontrer sa puissance. Ulysse annonce à Elphénor la prochaine libération de leurs compagnons ; ce dernier en est attristé, il révèle à Ulysse son amour pour Astérie et sa haine pour son rival. Afin de célébrer l’amour d’Ulysse et la libération de ses compagnons, Circé donne une grande fête en l’honneur de l’Amour. Celui-ci apparaît, et expose en des propos sibyllins les véritables sentiments d’Ulysse. A l’acte III Minerve dissuade Eolie, arrivée dans l’île, d’interroger Circé sur le sort d’Ulysse, qu’elle croît mort, et lui apprend que la magicienne est sa rivale. Ulysse, endormi dans une forêt dont les arbres sont les anciens amants de la magicienne, est entouré des Songes, qui lui suggèrent de reprendre la mer. A son réveil il retrouve Eolie, à qui il renouvelle son amour. Mais Elphénor surprend leur échange, et les dénonce auprès de la magicienne. Pour le récompenser, cette dernière lui accorde la main d’Astérie. Mais celle-ci repousse ses avances, et Elphénor se suicide par désespoir. A l’acte IV Circé interroge le tombeau d’Elphénor pour connaître le nom de sa rivale. L’Ombre d’Elphénor refuse d’en dire plus. Furieuse, la magicienne invoque alors les Enfers : Ulysse est poursuivi par les Euménides, tandis que l’aveu d’Eolie accroît le ressentiment et le désespoir de Circé. Elle change alors le tombeau en bocage, et les Démons en Nymphes. Mercure remet à Eolie une fleur qui a le pouvoir de faire cesser les enchantements, afin d’aider la fuite des deux amants. A l’acte V Eolie a délivré Ulysse ; rejoints par leurs compagnons, Astérie et Polite, ils s’apprêtent à embarquer. Dans une ultime tentative pour les retenir, Circé ordonné aux Démons d’incendier leurs navires. Mais grâce à la fleur, Eolie écarte le danger. Désespérée, Circé détruit son île, qui disparaît dans les flots.

Le livret fait la part belle à l’utilisation de décors fantastiques, qui devaient impressionner les spectateurs lors de la création : pas moins de huit changements de décor à vue étaient prévus. Le final spectaculaire, avec la disparition de l’île de Circé, fait immanquablement penser à la destruction du palais d’Armide, dans l’opéra éponyme de Lully. Il semble que l’œuvre fut bien accueillie par le public, même si certains contemporains estimèrent les vers assez froids. Elle demeura à l’affiche près de deux mois, et le Dauphin assista à plusieurs représentations. En 1696 le Mercure galant indique que cette œuvre et la Didon du même compositeur « ont attiré si longtemps la foule ». Dans une période difficile pour les finances de l’Académie Royale (alors gérée par des commanditaires privés), confrontée à plusieurs échecs, les œuvres de Desmarest constituaient une ressource précieuse pour s’assurer de la fidélité du public. S’il n’avait dû quitter précipitamment la France suite au procès intenté par son beau-père, il est donc probable que Desmarest serait resté un compositeur de premier plan pour l’Académie. Son départ ouvrira toutes grandes les portes de l’Académie à André Campra, qui avait connu dès 1697 un premier succès éclatant avec son Europe galante (enregistrée il y a quelques années par Les Nouveaux Caractères, voir le compte-rendu dans ces colonnes).

Circé n’a semble-t-il pas connu de reprise depuis la période de sa création, et il convient de saluer Sébastien d’Hérin pour en avoir exhumé la partition, ainsi que Château de Versailles Spectacles pour l’avoir inscrit à la saison de l’Opéra Royal. Ajoutons que la présentation de cette production a été reportée à deux reprises pour cause de Covid, ce qui a accru d’autant notre impatience à la découvrir enfin. Encore cette séance a-t-elle failli être reportée à son tour, Véronique Gens, qui assurait le rôle-titre, étant souffrante. Malgré sa condition (que quelques toussotements en aparté sont venus nous rappeler au cours du concert), la soprano a incarné avec sensibilité et détermination le personnage de la magicienne. Si son émission est évidemment réduite par son affection elle nous régale dès son premier air (Ah que l’amour aurait de charmes) de sa maîtrise technique, son phrasé fluide et naturel s’appuyant sur une diction clairement articulée. Signalons également son joli duo avec Ulysse à l’acte II (Désir de se venger) et le long récit de l’acte IV (Calmez votre violence), déclamé avec humanité et émotion. Elle est malheureusement quelque peu à la peine dans les airs virtuoses, comme l’invocation Sombres marais du Styx (acte IV), ou la plainte finale Demeure, ingrat, où l’on regrettait l’absence de son brio habituel. Saluons néanmoins son courage d’avoir assurer sa prestation malgré son état, et souhaitons-lui un prompt et total rétablissement.

A ses côtés, Caroline Mutel incarne une Astérie sensible mais déterminée face à sa cruelle maîtresse, qui a changé son amant Polite en monstre puis l’offre en récompense à Elphénor. Son désespoir qui éclate au début de l’acte II (Ah ! C’est trop retenir mes pleurs) sait nous émouvoir. Nous avons aussi beaucoup aimé son duo avec Polite au début de l’acte V (Que ma joie est extrême !). Troisième soprano de cette distribution, Cécile Achille est une Nymphe de la Seine de haute volée dans le prologue (Bornez ici votre course incertaine). Dans le rôle d’Eolie, ses éclats cristallins nous enchantent dans le grand récit qui ouvre le troisième acte (Désirs, transports, cruelle impatience), et qui constitue un des sommets de la partition.

Les interprètes masculins semblent tous trois rivaliser d’engagement afin de mettre en relief les aspects dramatiques de l’intrigue. Comme à son habitude, Mathias Vidal habite d’une tension de chaque instant le personnage d’Ulysse, tour à tour fougueux à se défendre des soupçons de Circé (Quel reproche cruel), déplorant la nécessité de feindre l’amour envers la magicienne qui retient ses compagnons (Faudra-t-il toujours me contraindre), amoureux comblé enfin dans le duo aux paroles un peu convenues de l’acte V avec Eolie (Vous m’aimez/ Je vous aime). Le baryton Romain Bockler témoigne également d’une forte expressivité dans le rôle de Polite ; son duo avec Astérie à la fin du second acte (Amour, que tes plaisirs sont doux) est d’ailleurs salué par de justes applaudissements. Mais c’est probablement dans le court rôle d’un Songe agréable, au début de la scène du sommeil, qu’il signe sa plus belle prestation, avec le superbe Ah qu’un sommeil est charmant, précédé d’un élégiaque solo de traversos. Doté de graves envoûtants, la basse Nicolas Courjal confère au malheureux Elphénor une présence magnétique : son grand récit L’inhumaine me fuit conclut de manière poignante l’acte I, et la seconde partie de l’acte III gravite toute entière autour de ses interventions : le déchirant récit Je lui suis suspect, sa déclaration infortunée à Astérie (Je puis vous dire enfin) et l’infini désespoir qui le conduit au suicide (C’en est trop, barbare inhumaine).

Soulignons encore la qualité des chœurs, qui démontrent dans leurs nombreuses interventions leur maîtrise de ce répertoire, bien que les chanteurs restent masqués en observation du protocole sanitaire. Pour notre plaisir, cette contrainte ne semble pas affecter significativement le volume de leurs interventions ni l’intelligibilité de leur diction.

La formation instrumentale des Nouveaux Caractères imaginée par Sébastien d’Hérin pour cette production nous a tout d’abord paru quelque peu déséquilibrée en faveur des cordes, très nombreuses et dont les différentes parties se distinguent insuffisamment (en particulier dans l’ouverture, ou dans le ballet qui précède le finale de l’acte IV, entaché d’une certaine confusion). Ces défauts s’atténuent cependant au cours de l’ouvrage, et les interventions des traversos (en particulier dans le prélude de la scène du sommeil et à l’acte V) s’avèrent éclatantes et tout à fait charmeuses. Saluons également le choix original de ne faire intervenir le clavecin que lors des interventions des solistes, qu’il rehausse alors de manière bien audible.

De cette découverte de la Circé de Desmarest nous retiendrons tout particulièrement une architecture musicale variée et soigneusement agencée : les grands airs qui ouvrent les actes, ou les concluent, les duos, les nombreux chœurs, les ballets aux riches couleurs orchestrales qui rehaussent chaque acte. Celle-ci demeure globalement assez proche de Lully mais témoigne également d’une inspiration originale. Certains airs, cités plus haut, et la magnifique scène du sommeil (avec son prélude, et l’étourdissant trio qui la conclut) justifient à eux seuls cette exhumation d’un injuste oubli, et laissent entrevoir ce qu’aurait pu être la carrière du compositeur à l’Académie Royale s’il avait pu la poursuivre au-delà de ses premières créations. Pour en témoigner, et combler ceux qui n’ont pu assister à cette production, un enregistrement sous le label Château de Versailles Spectacles sera disponible dans les prochains mois.



Publié le 15 janv. 2022 par Bruno Maury