La Venezia di Anna Maria - Concerto Köln & Midori Seiler

La Venezia di Anna Maria - Concerto Köln & Midori Seiler ©Festival de Froville 2019
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Destin de femmes...



Terre mystérieuse et envoûtante, la Lorraine surprend perpétuellement par l’abondance de ses trésors tels le Château de Lunéville, le Château d’Haroué, la Place Stanislas à NANCY, la Colline de Sion, et bien d’autres merveilles à découvrir.
En ville comme à la campagne, « notre terre » rayonne de mille feux et résonne, notamment, sous les notes de prestigieux ensembles qui se produisent sur les scènes lorraines (Arsenal de Metz, Eglise romane de Froville, Opéra national de Lorraine de Nancy, …).

Grâce aux bénévoles passionnés, au service de la Musique et du partage, le Festival de musique baroque et sacrée de Froville (Meurthe & Moselle) renaît pour sa 22ème édition. Selon les propos de la nouvelle présidente Claire Cuny, l’événement « ne sert que l’essentiel, celui de la Musique ». « Ni velours, ni dorure » ne viennent troubler « ces moments familiaux, ces moments hors du temps ». Laure Baert, directrice artistique du festival, ajoute même que « Froville est le rendez-vous incontournable de la musique baroque en Lorraine.». Affirmation qui ne peut être démentie. Treize concerts nous seront offerts entre le 24 mai et le 7 juillet (programmation Festival de Froville)

En ouverture de l’édition 2019, le Festival a convié le Concerto Köln. Fondé en 1985 à Cologne comme son nom l’indique, l’Ensemble est spécialisé dans le répertoire des XVIIème et XVIIIème siècles suivant l’interprétation dite « historiquement informée ». L’expression est née au cours du XXème siècle. Elle s’assimile à une fronde contre les interprétations du répertoire baroque, qui jusque dans les années 1970, s’affranchissaient librement des canons baroques. L’interprétation historiquement informée désigne un mouvement d’interprétation musicale tendant à se rapprocher des usages baroques et des intentions réelles des compositeurs. Elle prône l’utilisation d’instruments d’époque ou des copies de ceux-ci, le respect des diapasons et des tempéraments baroques, l’art de l’ornementation, … . Le Concerto Köln en respecte les moindres détails par un important travail de recherche. La résultante en est la qualité de ses prestations sur les plus grandes scènes internationales. Il est souvent salué, dans la presse, par d’élogieux commentaires. L’Ensemble a pour particularité de ne pas avoir de chef, même si le premier violon, en l’occurrence Jesus Merino, remplit de fait la fonction de Konzertmeister.
Ce soir, le plaisir est double puisque le Concerto Köln unit son talent à celui de la violoniste virtuose, Midori Seiler. Une alliance sérénissime...


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Midori Seiler © Festival de Froville 2019

De leur union naît le programme La Venezia di Anna Maria, donné en l’église romane de Froville. Hors de toute évanescence temporelle, le regard d’une vénitienne attire l’attention sur les pratiques musicales en usage dans la cité lacustre. Mais qui était cette femme ?

Abandonnée, Anna Maria (1696-1782) est recueillie dans la scafetta (porte tournante permettant de déposer les bébés dans l’anonymat), creusée à même le mur d’enceinte de l’Ospedale della Pietà de Venise.

Au début du XVIIIème siècle, la Sérénissime comptait quatre orphelinats : l’Ospedale degli Deleretti (ou Ospedaletto, en raison de sa petite taille), l'Ospedale degli Incurabili, l’Ospedale dei Mendicanti et l’Ospedale della Pietà). Les Ospedali avaient pour vocation de prendre en charge les nouveau-nés et les orphelins dont une partie était le fruit d’amours ancillaires ou de liaisons illégitimes (enfants naturels de la bourgeoisie ou noblesse vénitienne). Après avoir été confiés à une nourrice, les « abandonnés » revenaient au sein de l’un des Ospedali pour recevoir une éducation (pour les filles) ou suivre un apprentissage (pour les garçons).

Orphelinat réservé aux jeunes filles, La Pietà accueille Anna Maria. Brillante, elle révèle certaines dispositions à la musique. Elle joue du violon, du violoncelle, de la viole d’amour, du théorbe, de la mandoline, du hautbois et du clavecin. La Pietà choisissait librement le prénom. Quant au nom, il venait de l’instrument avec lequel excellait l’enfant : le violon pour Anna Maria. Le nom dal Violin s’imposa de fait pour elle.
Maestro dei Concerti depuis 1714, Antonio Lucio Vivaldi (1678 - 1741) remarque la jeune prodige. « Véritable incarnation de tout ce qui est bon et beau, en tant que créature montant au paradis » pour le maestro ! Il lui enseigne la musique, l’art de la composition, de l’ornementation, … . Le Prêtre roux lui dédie vingt-cinq concertos.
A l’âge de 24 ans, en 1720, Anna Maria devient Maestra. Privilégiée parmi les Figlie di Coro, elle enseigne à son tour aux plus jeunes. Le terme Figlie di Coro (jeunes musiciennes accomplies) s’oppose aux Figlie di Comun (non-musiciennes affectées aux tâches domestiques ou, pour les plus chanceuses d’entre-elles, à la broderie).

Le programme La Venezia di Anna Maria présente deux concertos de Vivaldi et cinq autres concertos, composés par les contemporains du maestro.
Ces sept concertos épousent la forme du concerto grosso. Utilisé en musique baroque, le concerto grosso consiste en un dialogue entre les instruments solistes (concertino, généralement deux violons et un violoncelle) et les autres instruments à cordes (ripieno). Les parties solistes et tutti sont soutenues par la basse continue (dite continuo) interprétée généralement au clavecin, voire à l’orgue positif. Geminiani a ajouté l’alto dans le concertino : obtention d’un quatuor à cordes de solistes. Le concerto grosso est souvent découpé en quatre mouvements, alternativement lents et rapides, favorisant le dialogue entre le concertino et le ripieno.

Dans la nef retentit les premières notes du Concerto grosso op. 3 Nr. 4, composé en 1736, de Pietro Castrucci (1679-1752). Seule une envolée de quelques mesures permet d’imposer la virtuosité de l’ensemble Concerto Köln. Nous sommes comme assaillis par la pureté sonore émanant des instrumentistes. Les couleurs sont si intenses que nous y sommes très sensibles…
Le premier mouvement, l’adagio andantino, constitue l’autel des nuances du théorbiste Michael Dücker. Son jeu se colore d’une présence éclatante. Douceur et délicatesse s’emparent du phrasé dans la moindre intonation. Le timbre rond lui confère une chaleur enveloppante, à la façon du murmure d’une maman consolant son enfant. L’attendrissement est au rendez-vous… Remarquons l’esthétique de l’instrument relevé de trois magnifiques rosaces. Serait-ce un théorbe de facture française ? Le claveciniste, C. A. Noll, apprivoise le clavier et s’installe dans le discours, dans la rhétorique. L’expressivité est souple voire jouissant d’une délicieuse flexibilité. Il tire entièrement profit de la résonance de l’instrument.
Cette quiétude est perturbée par l’allegro ardito dans lequel le premier violon, Jesus Merino, s’implique vaillamment dans le discours effréné, entretenu avec le théorbe et le violoncelle d’Alexander Scherf. Le violoncelliste résout parfaitement les problèmes de justesse, de vélocité et de vibrato liés à la morphologie et à la technique de son instrument. Il effectue, tout aussi brillamment, les démanchés ou les passages d’une position à l’autre. Maîtrisant son violoncelle, Alexander Scherf provoque une émotion palpable. A aucun moment, le discours ne frôle la logorrhée intarissable !
Dialogue pondéré avec l’adagio un poco andantino. La dextérité du premier violon s’exprime de manière équilibrée et juste. Nous savourons la direction de ses phrasés tout autant sur les valeurs courtes (croches, …) que sur les longues (noires,…). La pièce s’achève par l’allegro spiritoso où les couleurs jouissent d’effets contrastés.

Peu après les derniers applaudissements, la musique de Francesco Saverio Geminiani (1687 – 1762) s’accapare du silence offert. Le compositeur a appris le violon auprès d’Alessandro Scarlatti (1660 – 1725) et d’Arcangelo Corelli (1653 – 1713). Composé en 1732, le Concerto grosso op. 3 Nr. 1, H. 73 en ré majeur sonne merveilleusement dans les quatre mouvements proposés (adagio, allegro, adagio, allegro). Sublime conduite mélodique…
Le premier mouvement donne l’occasion au premier violon et au violoncelle d’affirmer leurs notes tirées et effilées. L’orgue positif, tenu par le claveciniste, agrémente un discours musical au ton festif.
L’allegro se veut être l’échange successif entre le luth et le premier violon, l’orgue et le violoncelle. Notons les mouvements ascendants chromatiques du premier violon.
Un ton recueilli voire pénétrant s’insinue au plus profond de notre âme dans l’adagio. Sentiment renforcé par l’intonation sombre et endolorie de l’orgue positif. Mais l’allégresse triomphe in fine. Le premier violon affirme encore une fois son agilité dans les ondulations. Les intentions sont contrastées sans excès.

Contemporain de Vivaldi, Baldassare Galuppi (1706 – 1785) est mis à l’honneur par le Concerto Köln qui interprète le Concerto a quattro für Streicher und basso continuo Nr. 1 en sol mineur. De l’allemand, le mot Streicher signifie : « musicien jouant d’un instrument à corde ».
Nous reconnaissons le style de Galuppi. L’écriture majestueuse du mouvement Grave e Adagio figure une caresse, celle des archets glissant avec douceur sur les cordes. La musique nous bouleverse… Au violon II, Chiharu Abe se distingue dans le Spiritoso. D’un geste sûr, elle mène le chant non affecté par un quelconque effet artificiel. L’Allegro conclusif devient, ici, un théâtre où s’entremêlent la magie des timbres et le rapport aux temps (différents tempi). Les accords du clavecin valorisent les tensions ou les harmonies du mode mineur. Galuppi maniait avec précision les tempéraments inégaux pour que la musique s’adresse à notre oreille mais « frappe » de plein fouet notre cœur. Les artistes sont de nouveau salués par des bravos, fort mérités.

Interprétée avant l’entracte, la dernière pièce voit l’entrée en scène de Midori Seiler. Le Concerto RV 270 en mi majeur, Il Riposo per il Santissimo Natale, a été composé par Vivaldi pour Anna Maria. Le mouvement Allegro est entonné en tutti : ensemble des cordes et l’orgue. Deux flûtes (Cordula Breuer et Eva Morsbach) sont ajoutées pour doubler les cordes opulentes. L’effet n’en est que plus saisissant ! Le violon solo de Midori Seiler fait entendre sa « voix », soutenue par les violons I & II et les altos en pianissimo. Quelle légèreté…
S’ensuit l’Adagio reconstruit d’après les cahiers d’Anna Maria. Midori Seiler lui rend un vibrant hommage. Avec dextérité, elle frôle une à une les cordes de son instrument. La beauté gestuelle accompagne les cordes en pizzicati. La contrebasse, aux mains de Jean-Michel Forest, fait preuve de joliesse. La violoniste contraste ses intentions. L’ornementation est riche. Elle suscite des émotions parce qu’elle sait les exprimer à merveille. D’aucun pourrait penser à une certaine froideur, plaquant son visage dans l’inexpressivité. Pure hérésie ! Elle habite humblement son illustre prédécesseur. Relevons le fait que Midori Seiler joue sans partition, d’où une concentration maximale.
La virtuosité de la soliste est consacrée par le dernier mouvement (Allegro). Son jeu aérien repose sur le fil tendu par le tutti instrumental. Nous ovationnons les musiciens à leur sortie de scène. Les jardins d’herbes aromatiques nous attendent…

Après un repos, amplement mérité, les artistes rejoignent la scène. Une seconde pièce de Geminiani est offerte. Il s’agit du Concerto grosso op. 7 Nr 6 en si majeur (H. 120). Ce concerto s’argumente autour d’une « valse » folle de mouvements : allegro moderato, adagio, andante, …, presto, affetuoso, allegro assai, … . Des bienfaits de l’entracte, le Concerto Köln n’en sort que plus virtuose. Le travail sonore entre chaque pupitre est magistral. Le court Adagio réaffirme la dextérité du premier violon, Jesus Merino, et l’excellence de l’Ensemble. Les deux Andante suivantes révèlent le son riche et poudré du basson (Lorenzo Alpert). L’instrument tient les parties basses dans l’orchestre, s’alliant à merveille avec l’éclat du clavecin et la grâce des violons.
Autre moment de grâce, le Concerto op. 10 Nr. 1, extrait des Concerti a Cinque de Tomaso Albinoni (1671 – 1751). Les couleurs chatoyantes du mouvement Allegro resplendissent d’expressivité. D’un son homogène, l’Ensemble restitue entièrement la mélancolie qui émane de l’Adagio. Retour sobre à l’exaltation dans le dernier Allegro.
Morceau ultime de la soirée : le Concerto per Violino RV 248 en ré mineur, composé par le prêtre roux pour Anna Maria. L’expressivité tutoie le firmament de l’art musical. Midori Seiler y développe toute la sensibilité, qu’elle n’ose afficher par pudeur. Elle orne délicatement ses phrases. Les violoncelles (Ulrike Schaar, Alexander Scherf) secondent le clavecin en complétant le continuo. L’harmonie en est renforcée. Non nommées jusque lors, Frauke Pöhl, Maren Ries et Anna von Raußendorff (violons I), la pétillante Hedwige van der Linde, Antje Engel et Bettina von Dombois (violons II) et Antje Sabinski, Aino Hildebrandt (altos) disposent des mêmes qualités instrumentales et interprétatives. Les musiciennes se sont illustrées, dans les passages pianissimi, dans la palette de couleurs, dans l’émotion, … .

Comment ne pas être empreint de sensibilité lorsqu’un tel concert vit dans les murs de l’église romane de Froville ?
La sensibilité n’est-elle pas « une disposition tendre et délicate de l’âme, qui la rend facile à être émue, à être touchée » ? (in Le dictionnaire raisonné des sciences (1772) de Denis Diderot, 1713 – 1784).
Emus, nous le sommes. Touchés, bien plus encore, par la vie de ses femmes. Nous mesurons leur rôle actif dans la vie musicale dans l’Italie du Settecento, notamment celui d’Anna aria.
André Maurois (1885 – 1967), pseudonyme d’Emile Salomon Wilhelm Herzog, attribuait un rôle mineur à nos vies : « Nos destinées et nos volontés jouent presque toujours à contretemps » (in Œuvres complètes, 1950 – 1955). Profitons de la brèche ouverte par le romancier. Soyons acteurs de notre vie, comme Anna Maria qui a pris en main son destin…



Publié le 30 mai 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND