Leçons de Ténèbres - Couperin

Leçons de Ténèbres - Couperin ©Nemo Perrier Stefanovitch
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Liturgie pascale aux goûts réunis

La période pascale a largement suscité la création musicale pour accompagner une Semaine Sainte particulièrement chargée en liturgie dans le culte chrétien. Cette fécondité musicale s'observe dès la Renaissance, de nombreux témoignages - en particulier ceux de Roland de Lassus, déjà inspirés par les Lamentations du prophète Jérémie - en sont parvenus jusqu'à nous. A la fin du XVIIème siècle et au début du XVIIIème, l'aspect purement musical de ces œuvres devient même un instrument de propagande religieuse dans une Europe partagée entre Contre-Réforme et culte protestant. Ainsi les Passions de Bach prennent la forme de riches oratorios auxquels il ne manque qu'un décor pour les séparer de l'opéra. A Vienne les très catholiques Habsbourg franchissent même le pas, et font représenter de véritables opéras sacrés (les sepolcri) à la Chapelle impériale (voir notre chronique Le Tremblement de Terre).

En France les offices chantés les soirs du Mercredi, du Jeudi et du Vendredi Saint sont appelés Ténèbres, car les fidèles y sont progressivement plongés dans l'obscurité à mesure de la récitation des psaumes. Traditionnellement les lettres hébraïques maintenues en tête de chaque verset dans la traduction latine des Lamentations de Jérémie étaient développées en de longs mélismes ; peu à peu la musique s'empara de l'ensemble du texte, conférant un aspect flamboyant à ces paroles dramatiques qui narrent la chute du royaume de Juda en 586 avant J.C. Dès 1662 Michel Lambert livre les premières compositions « officielles » pour accompagner ces offices. Après lui Marc-Antoine Charpentier, Michel-Richard Delalande et François Couperin notamment proposent leurs propres compositions sur cette liturgie pascale.

Cette « dérive musicale» est d'ailleurs sévèrement critiquée par certains contemporains comme un dévoiement de la foi chrétienne. Ainsi Lecerf de la Viéville déplore que « Mille gens ne vont plus à Ténèbres à moins qu'on ne soit sûr que les leçons seront travaillées de la main d'un compositeur fameux ». Dans sa Comparaison de la musique française et de italienne (1705) le même auteur fustige les conditions de ces offices, qui ressemblent davantage à un concert qu'à une cérémonie religieuse : « Quel spectacle dans le chœur ou dans le jubé d'une église que cinq ou six figures débraillées, habillées de diverses façons et véritablement comme des comédiens enfarinés jusqu'à la ceinture, tournant sans cesse la tête, prenant du tabac, causant et grimaçant ». De fait, comme les théâtres et les salles de spectacle étaient fermés durant les deux semaines précédant Pâques, il n'était pas étonnant que chanteurs et public retrouvent dans les églises, qui demeuraient les seuls lieux accessibles, les divertissements habituels... Le clergé était du reste bien conscient de cette situation, dont il ne dédaignait pas de profiter à l'occasion : dans certaines églises les places pour assister à ces offices musicaux étaient payantes !

Fidèle à la démarche des Goûts réunis (ceux des esthétiques musicales française et italienne), qu'il illustrera dans son recueil publié en 1724, Couperin nourrit ses Leçons de Ténèbres à cette double influence. Tout au moins pour autant que nous puissions en juger : des neuf Leçons composées entre 1713 et 1715 pour l'abbaye de Longchamp, seules les trois destinées au Mercredi Saint nous sont parvenues, grâce à leur publication en 1714. Les ornementations qui s'appuient sur la lettre hébraïque qui ouvre chaque verset sont brillantes, à l'italienne ; mais le corpus, articulé en mouvements autonomes scandés sur un accompagnement orchestral sobre, relève incontestablement du style français. La coda, qui reprend à chaque fois les mêmes paroles (Jerusalem, Jerusalem, convertere), riche en ornements et soigneusement rythmée, conclut chaque Leçon sur un ensemble brillant et coloré : celui de la Troisième Leçon constitue certainement le plus frappant et le mieux réussi. Cette Troisième Leçon est aussi la seule écrite pour deux voix, les deux précédentes étant confiées à un soliste (en principe une voix de dessus).

A l'ouverture du concert, l'austère Kyrie de la Messe propre pour les couvents de religieux & religieuses, exécuté à l'orgue, invite au recueillement. Puis les quatre versets du psaume Mirabilia testimonia tua se développent en un admirable duo de voix qui s'entremêlent dans de longs ornements filés, soutenu par un orchestre animé, qui culmine dans un enivrant verset final (Justitia tua). L'Offertoire de la Messe propre procure un nouveau moment de recueillement, dans lequel se distingue le théorbe bien présent de Vincent Flückiger. Eugénie Warnier entame ensuite la Première Leçon. Sa forte expressivité traduit avec conviction le caractère dramatique du récit, qui rend compte de la destruction de Jérusalem. Ses longs ornements filés emplissent l'Oratoire du Louvre de son timbre clair. On regrettera toutefois que faute d'une diction suffisamment affirmée les paroles demeurent difficilement intelligibles.

Après un accord obligatoire de l'ensemble, l'Elévation de la Messe propre nous régale de célestes accords. Anne Magouët s'empare ensuite de la Seconde Leçon : ses vocalises aux attaques bien nettes, sa projection affirmée et sa diction précise y font merveille. Sa présence impérieuse imprime un relief incantatoire au texte qui narre les errements passés des habitants de la cité, et le châtiment de la captivité en terre étrangère qui leur est imposé. Son interprétation de la coda est tout simplement bouleversante.

Le traverso de Sylvain Sartre brille ensuite de ses accords suaves dans sa transcription du Salve Regina. Pour la Troisième Leçon les deux voix renouvellent le juste équilibre des projections qui avait fait merveille dans le psaume Mirabilia, se mêlant pour susciter une émotion qui gagne sans peine l'auditoire, qui culmine dans une céleste coda (Jerusalem). Après de longs applaudissements et plusieurs rappels, Les Ombres offrent en bis le Pulchra est des Vêpres de Monteverdi.

A un peu plus de deux siècles de distance et un soir de Mercredi Saint, cet émouvant concert a permis de mieux saisir la ferveur spirituelle mais aussi la curiosité musicale qui guidaient les fidèles de l'époque baroque vers les Leçons de Ténèbres durant la Semaine Sainte. Pour ceux qui n'ont pu assister au concert, ou qui voudraient le réentendre, ces trois Leçons de Ténèbres et les quatre versets du psaume Mirabilia testimonia tua sont repris, avec une distribution vocale un peu différente, dans un enregistrement des Ombres qui vient de paraître : celui-ci fera l'objet d'une prochaine chronique dans ces colonnes.



Publié le 06 avr. 2018 par Bruno Maury