Le couronnement de Poppée - Monteverdi

Le couronnement de Poppée - Monteverdi © Thibault Eskalt : Catherine Trottmann
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« Mais si ce miel devenait amer, l’adoucirais-tu ? »

Le Couronnement de Poppée (Il Nerone, ossia l’Incoronazione di Poppea) a été représenté, sous forme de concert, le 16 décembre au Théâtre des Champs-Élysées (TCE), dans une salle à l’italienne à l’architecture précurseuse de l’Art Déco, si splendide mais si éloignée des volutes musicales qui nous attendaient sur scène. On ne présente plus ce chef d’œuvre de la musique baroque, composé à Venise par Claudio Monteverdi en 1642, une année avant sa mort, à l’âge de 75 ans. Le livret de Busenello raconte l’ascension de Poppée, maîtresse ambitieuse de Néron, au titre d’impératrice, à la place d’Octavie. Sur fond de déclin politique, L’Incoronazione, œuvre tragique par essence, est traitée avec ironie pour devenir une ode à la liberté de l’amour, à la jeunesse et, avec Sénèque, stoïcien indécis, une célébration du plaisir qui triomphe sur la morale. Mais ce que cette soirée a le plus loué, c’est avant tout la Beauté car le concert était admirable.

Catherine Trottmann, avec sa voix brillante et colorée, a interprété une Poppée déterminée, nous offrant de très beaux passages, déchirante de tendresse dans les adieux à Néron (I,3), sublime et royale dans le couronnement final (III,8), mais peut-être aurait-elle gagné à montrer encore plus de sensualité dans la scène où elle interroge l’empereur sur la beauté de son corps (I,10). Ray Chenez, en Néron, pas toujours très net, a témoigné plus d’assurance lors de la scène de la clémence envers Othon et Drusilla (III,4) et lorsque son timbre de voix se trouvait accordé à celui de Catherine Trottmann car, comme il l’avoue dans le beau duo, c’est en se perdant en elle qu’il finit par se trouver (Sempre in te perduto mi troverò, III,5).

Victoire Bunel a été très touchante dans son rôle d’Octavie, illustrant le texte à merveille, notamment lorsque, exposant ses malheurs, elle ensevelie littéralement sa voix dans de « muettes angoisses » audibles (Seppellisco in taciturne angoscie il mio lamento, I,5). Dans cette scène, la magistrale reine méprisée (Disprezzata regina), symbole de Justice, chante pleurer un déluge de miroirs (Diluvio di specchi) dans lequel Néron contemple avec plaisir la souffrance, ce qui inverse le topos baroque du miroir d’Armide dans la Jérusalem délivrée (1575) du Tasse comme symbole de profusion de beautés.

Paul-Antoine Benos-Djian, en Othon, se passe de la forme sans mise en scène pour faire passer le fond, rien qu’à la force de sa voix de contre-ténor. Pour suivre l’intrigue, il suffit de prêter attention à sa simple diction du mot Poppea, prononcé tantôt avec mépris lorsqu’il la sait dans les bras de Néron (Perfida Poppea, I,1), tantôt avec doute lorsqu’il est chargé de son assassinat par Octavie (Che uccida Poppea, II,8), mais surtout prononcé avec amour sincère dans la très belle scène où il s’avoue l’avoir toujours dans son cœur, au détriment de Drusilla (Drusill’ho in bocca, ed ho Poppea nel core, I,13).

Paul Figuier, annoncé avant le concert souffrant – décembre oblige – a maintenu pour notre plus grand plaisir ses rôles d’Arnalta avec un Oblivion soave (II,11) tout en équilibre et finesse et de la Nourrice dans des passages sur la vieillesse, traités comme ils se doivent, c’est-à-dire avec humour et légèreté (II, 9). La soprane Valeria La Grotta, qui n’a malheureusement pas pu déployer dans le format du TCE son potentiel d’actrice, a été particulièrement juste dans l’arrestation de Drusilla (II,2) dont la lamentation rappelle celles d’Orphée, dans la première œuvre de Monteverdi. A contrario, Camille Poul, malgré une voix claire et bien posée, mais presque récitative, aurait pu marquer davantage le caractère humoristique de ses scènes, notamment celle du valet qui se moque de Sénèque (I,6). Ce dernier était interprété par Adrien Mathonat dont la voix de basse reflétait parfaitement la personnalité du précepteur moralisateur. Selon plusieurs personnages du livret, Sénèque serait le responsable de l’hubris de Néron : le stoïcisme, associé aux fastes de la cour, revêt une certaine hypocrisie qui aurait poussé l’empereur à l’immoralité. Par un effet de miroir, Arnalta est à Poppée ce que Sénèque est à Néron : cette vielle femme du peuple pourrait avoir projeté sur sa maîtresse ses propres idéaux, toutes ses ambitions de réussite et de grandeur.

L’ensemble musical du Banquet Céleste a ouvert le Couronnement de manière dynamique et a poursuivi ce même élan tout au long de la pièce, marquant, quitte à les exagérer, l’importance des silences pour le ressort narratif (Taciam, Nerone è qui, I,2) ou pour le ressort tragique et comique, notamment lorsque les adieux d’Octavie en sont entrecoupés, comme le sont les rires et les sanglots (A dio Roma, III,7). Dépourvu d’un chef, l’orchestre a réalisé une belle prestation grâce à un travail d’écoute permanent entre chanteurs et instrumentistes.

L’œuvre finale de Monteverdi, à l’image de la vie même, est à la fois légère et tragique, sublimée par la Beauté. La mort y règne partout mais est moquée par la danse de l’Amour, la plus vitale des passions. Dans le jardin des délices de Néron et Poppée, on assiste au déclin de l’Empire romain qui passe derrière les histoires d’adultères (La Pannonia dà all’armi, ed ei se ne ride, I,2), au suicide de Sénèque qu’essaye d’empêcher gaiement un trio (Non morir, Seneca, no, io per morir no vò, II,2), à la dispute joyeuse entre Othon et Drusilla pour être exécuté (Il patibolo orendo a me s’aspetta/ a me s’aspetta/ a me s’aspetta/ a me !/ a me !, III,4). Enfin, dans le magnifique air final, le triomphe du plaisir, primant sur les lois humaines et divines, enflamme Néron et Poppée, comme Rome bientôt le sera aussi.

Monteverdi, septuagénaire, a désormais enfanté son Œuvre et ressemble à la Nourrice : un « cimetière ambulant de ses propres os » (Dell’ossa propri è un cimitero andante, II,8). Celui qui a ouvert sa carrière dramatique avec la Mort et L’Orfeo la referme avec Le Couronnement de Poppée, l’apothéose du plaisir. « Mais si ce miel devenait amer, l’adoucirais-tu ? », demande le Valet à la Demoiselle d’honneur (Ma se amaro divenisse questo miel, che sì mi piace, l’addolciresti tu ?, II,4). En ce soir d’hiver à Paris, tout triste et gris, Monteverdi, par la beauté de sa musique, a rendu moins amère notre dolce vita.



Publié le 24 déc. 2024 par Riccardo Miotto et Thomas Alcaraz