Daphnis et Alcimadure - Mondonville

Daphnis et Alcimadure - Mondonville ©
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L’amour au temps des Jeux Floraux

La création de Daphnis et Alcimadure, « pastorale languedocienne » de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville intervient dans le contexte de la Querelle des Bouffons. Cette controverse a pour origine la représentation par une troupe italienne, à l’été 1752, d’intermèdes comiques (notamment La Servante maîtresse de Pergolèse), sur les planches de l’Académie Royale de Musique. Le succès rencontré par ces représentations dans le temple de la tragédie lyrique créée aussitôt la polémique. En 1753, Jean-Jacques Rousseau s’en empare dans sa Lettre sur la musique française, dans laquelle il oppose opéra français et italien, déniant au premier toute qualité musicale ! Son pamphlet transforme l’opposition entre comédie et drame en un affrontement des genres musicaux nationaux et relance la polémique. Son point de départ est pourtant totalement biaisé, puisqu’il met en exergue pour le genre italien cette Servante maîtresse qui n’était, rappelons-le, qu’un intermède comique destiné à accompagner l’opéra seria Adriano in Siria, qui constituait l’œuvre lyrique principale, à caractère dramatique. A l’inverse, le public français ne dédaignait pas les pièces comiques. Mais celles-ci étaient en général données à la Comédie Italienne ou sur les Foires parisiennes, friandes de parodies. Cette Querelle cristallise en réalité l’opposition entre l’esthétique musicale française et l’italienne dans le genre lyrique, avant que Gluck ne réforme l’opéra seria une vingtaine d’années plus tard, en s’inspirant… de la tragédie lyrique !

Si Rameau, qui était le plus digne représentant du genre lyrique français à l’époque, s’est plutôt tenu à l’écart de la Querelle, Mondonville, de par ses fonctions à la Cour (il est depuis 1740 sous-maître à la Chapelle Royale) et au Concert Spirituel, a tenu à illustrer la défense du genre national. En janvier 1753, sa pastorale héroïque Titon et l’Aurore (voir notre chronique) est bruyamment applaudie par les partisans du genre français, et plus généralement par le public. Il propose en 1754 une œuvre originale, Daphnis et Alcimadure, chantée en occitan. Le choix de l’occitan dans le contexte de la Querelle n’est sans doute pas neutre : Mondonville fait appel à une langue aux sonorités proches de l’italien, qu’il fait sonner dans un ouvrage obéissant à la forme française traditionnelle (présence d’un prologue, orchestration soignée des airs). Voulait-il réaliser par là une sorte de synthèse, comme Couperin dans ses Goûts réunis trente ans plus tôt ? D’autres éléments peuvent aussi expliquer ce recours à l’occitan : il s’agit de la sa langue natale du compositeur, né à Narbonne. Dans son Avertissement, le compositeur souligne la richesse de la tradition littéraire et musicale de cette langue illustrée par les troubadours, se rattachant clairement à ce continuum culturel. Rappelons aussi qu’à l’époque, celle-ci est parlée (sous diverses variantes) dans la moitié sud du royaume. Et qu’il existait un précédent opéra composé en occitan, L’opéra de Frontignan, de Nicolas Fizes, créé à Montpellier en 1679 (musique perdue. Il s’agissait plutôt d’une série de chansons occitanes à la mode). En hommage au folklore languedocien, Mondonville intègre dans son opéra un air villageois (Roussignoulet dou bosc, roussignoulet salbatge !). Par ailleurs, Mondonville pouvait s’appuyer pour la création sur deux chanteurs vedettes de l’Académie, originaires du sud de la France et donc maîtrisant sans difficulté la langue occitane : le dessus Marie Fel (originaire de Bordeaux) et le haute-contre Pierre Jélyotte (encore orthographié Jéliote), né près de Pau. L’œuvre fut bien reçue, y compris par les partisans du « clan italien » comme le baron Grimm, qui en loua la fraîcheur. Elle fut d’ailleurs reprise dans plus de vingt-cinq villes du sud de la France : Bordeaux, Toulouse, Béziers, Nîmes, Lyon, ou encore Montpellier où elle fut adaptée en 1755 aux variantes linguistiques locales. Elle fut également reprise en 1768 par le compositeur, cette fois sur un livret entièrement français  et fut jouée au moins jusqu’en 1778. Autre signe de son succès, elle fit l’objet de plusieurs parodies, notamment à la Comédie Italienne (actuel Opéra-Comique).

Mondonville en écrivit lui-même le livret, en s’inspirant assez librement de la fable éponyme de Jean de La Fontaine, dont il transforma la fin tragique en dénouement heureux. Pour la rédaction du prologue (en français) il fit toutefois appel à Claude-Henri de Fusée de Voisenon (1708 - 1775). Le prologue replace l’intrigue dans la tradition médiévale occitane, à travers l’intervention de Clémence Isaure, personnage toulousain plus ou moins légendaire qui aurait fondé l’Académie des Jeux Floraux au XIVème siècle. Lors d’une séance des Jeux, celle-ci ordonne aux participants de chanter l’amour, et de narrer « dans notre langage enchanteur » l’histoire de Daphnis et Alcimadure. A l’acte I, Daphnis avoue sa passion à Alcimadure mais il se heurte à un refus farouche. Jeanet, frère de la demoiselle, tente ensuite de la convaincre que Daphnis serait un époux idéal. Mais celle-ci préfère la liberté : Lou plazé de la bido/ Aco la gayétat/ E quand on se marido/ On perd la libertat (le plaisir de la vie c’est la gaieté ; et quand on se marie on perd la liberté). Au début de l’acte II, Jeanet met à l’épreuve les sentiments de Daphnis envers sa sœur. Déguisé en soldat fanfaron, il tente de débaucher le berger en lui vantant les plaisirs de l’inconstance. Puis il lui annonce, menaçant, qu’il épousera Alcimadure quand il aura tué son rival, un certain berger… Daphnis réaffirme son amour inébranlable, même au prx de sa vie. Surgit alors Alcimadure, terrifiée par un loup qui la poursuit. Avec bravoure, le berger tue la bête. Alcimadure et tout le village lui témoignent leur gratitude au cours d’une grande fête en son honneur. A l’acte III Alcimadure se découvre troublée par le dévouement de son soupirant mais réaffirme son attachement au célibat. Daphnis vient lui annoncer qu’il va lui léguer ses biens après sa mort. Comprenant son intention, Alcimadure appelle son frère à l’aide. Celui-ci accourt mais lui apprend la mort de Daphnis. Alcimadure se lamente et crie son amour pour le berger ; elle veut se suicider en utilisant le poignard avec lequel il s’est tué. Jeanet apprend alors à sa sœur qu’il s’agissait d’un subterfuge pour la forcer à se déclarer, et Daphnis réapparaît : les deux amants vont pouvoir convoler !

L’œuvre n’avait plus été jouée de puis la fin du XVIIIème siècle. Elle avait fait l’objet d’une première recréation en juillet 1981, à l’occasion du premier Festival Montpellier-Danse, en version scénique (décors de Jean Hugo et costumes de Vincent Bioulès) avec ballets (chorégraphiés par Dominique Bagouet) mais sur les instruments modernes de l’Orchestre de Montpellier. Un enregistrement (vinyle) en avait été réalisé par Ventadorn. La version proposée par Les Passions correspond donc à la première recréation sur instruments anciens ; pour des raisons financières elle est malheureusement limitée à une version de concert. On ne s’en plaint toutefois qu’à moitié, tant elle s’appuie sur des solistes, un orchestre et un chœur rompus au répertoire baroque français, qui redonnent à cette œuvre tout l’éclat qu’elle mérite. Soulignons également l’intervention précieuse de Muriel Batbie-Castell, professeur d’occitan et également chanteuse, pour la restitution correcte de la prononciation de la langue occitane utilisée par Mondonville.


© Auxie Boivin

Au prologue, Hélène Le Corre, Clémence Isaure aimable et solaire, nous régale de ses éclats nacrés (Dans ce séjour riant et fortuné). Chacun de ses airs est repris impeccablement par le chœur, et entrecoupé de danses. Nous avons particulièrement aimé l’air Peuples, il faut dans ce beau jour, dont le chœur, d’une écriture musicale particulièrement dense, sonne avec clarté malgré les effets de masse orchestrale imaginés par le compositeur.

François-Nicolas Geslot incarne un Daphnis au phrasé enchanteur, qui témoigne de sa parfaite maîtrise technique dans le délicat et difficile répertoire de haute-contre. Il se montre également très à l’aise avec le parler occitan. Tour à tour amoureux enflammé et éploré, multipliant les Helas face à sa belle indifférente, il se montre très déterminé face à son pseudo-rival Jeanet au début de l’acte II, achevant de nous convaincre par une sincérité empreinte de naïveté que n’aurait pas désavouée un véritable berger ! Il s’implique également avec conviction dans le stratagème final imaginé par Jeanet, lorsqu’il vient annoncer à sa belle qu’il lui destine ses biens après sa mort...

Dans le rôle d’Alcimadure, Elodie Fonnard se signale tout d’abord par ses aigus aériens dans l’air virtuose Gazouillats auzeléts, clin d’œil à un thème qui constitue un topique de l’opéra seria. Son duo avec Daphnis (L’Amour nou bol/ Lou Diu de la téndrésso) est empreint d’un enjouement dont on devine qu’il va faire place à l’amour. Elle feint l’effroi avec conviction, lorsqu’elle est poursuivie par le loup (acte II) ou lorsqu’elle apprend de la bouche de son frère la mort de Daphnis (acte III). Signalons encore, juste avant le finale, son grand air Quand l’amour qol nous enflama, qui couronne sa prestation par une nouvelle démonstration virtuose.

Fabien Hyon s’acquitte lui aussi avec beaucoup de conviction du rôle de Jeanet, ordonnateur facétieux et au fond très raisonnable de cette charmante intrigue. Il prodigue à sa sœur avec une autorité quasi paternelle son conseil empreint de bon sens paysan : Aquél pastour és ritché, aimablé (ce pasteur est riche et aimable) ! Tour à tour soldat batailleur puis pseudo-rival menaçant du malheureux Daphnis, il excelle dans le numéro de bravoure du début de l’acte II (Rés nés tan bel ni tan gran qu’un’armado), dans lequel sa projection généreuse s’impose sans peine face à un orchestre survolté. Il feint aussi avec une grande complicité l’annonce de la mort de Daphnis au troisième acte.

Sous la conduite inspirée de Jean-Marc Andrieu, l’Orchestre baroque de Montauban épaule avec brio cette distribution de haut vol. Les attaques des cordes sont vives et précises, les traversos nous charment de leurs sonorités moelleuses (en particulier dans l’air virtuose des oiseaux). Les tambourins rythment avec résolution les nombreuses danses de la partition. Le chœur Les Eléments se signale par la précision de son phrasé et la clarté de ses différentes parties, y compris dans les pages les plus denses (comme le chœur final du prologue Que ta gloire vole et s’étende). A l’issue d’un concert copieusement applaudi par le public, on ne peut s’empêcher de se demander : à quand une version scénique de cette aimable pastorale sur les planches d’une salle lyrique, de préférence située dans cette belle région d’Occitanie d’où Mondonville était originaire ?



Publié le 10 oct. 2022 par Bruno Maury