Influenceurs baroques - Bruno De Sá

Influenceurs baroques - Bruno De Sá © Bertrand Pichène
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Sous le signe de Scarlatti

Le programme Influenceurs baroques, présenté par Dorothee Oberlinger et son Ensemble 1700, rend hommage à Alessandro Scarlatti (1660 – 1725). Ce compositeur est non seulement l’un des plus prolifiques de l’époque baroque (on lui doit plus d’une centaine d’opéras et près de quarante oratorios, sans compter plus de six cents cantates) mais aussi l’un de ceux qui ont le plus influé le chant baroque italien. Il a en effet donné sa forme définitive à l’aria da capo et à l’ouverture à l‘italienne en trois mouvements, ancêtre de la symphonie. Le succès de ses œuvres dans la péninsule et dans l’Europe entière a inspiré de nombreux compositeurs ultérieurs, tels Bononcini et Haendel, rivaux à Londres à l’époque de la Première académie. Son esthétique du chant influence également la composition instrumentale, dans laquelle un instrument soliste développe, à la manière de la voix humaine, une ligne mélodique ornée, soutenue par la basse continue, comme dans le célèbre Concerto pour hautbois d’Alessandro Marcello (1673 – 1747). Le programme de ce soir met ainsi hardiment en regard la virtuosité assumée d’arias da capo et de pièces instrumentales composées ou transcrites pour la flûte.

La sinfonia d’ouverture de la serenata (opéra de format réduit, destiné à être donné dans des fêtes privées) Clori, Dorino e Amore de Scarlatti nous offre, en particulier dans son second mouvement au rythme rapide, un premier exemple de cette virtuosité instrumentale, dans une parfaite complicité des musiciens de l’Ensemble 1700. Si le premier mouvement du Concerto pour orgue HWV 293 de Haendel (arrangé pour la flûte) pâtit quelque peu d’un manque évident de justesse de la flûte, il s’achève dans un Presto dont l’étourdissante partie de flûte piccolo manifeste toute la maîtrise technique de Dorothee Oberlinger aux prises avec cet instrument.

Bruno de Sá arrive sur scène pour un premier air emprunté au Polifemo de Bononcini, Partir vorrei ma sento. Le jeune sopraniste y déploie immédiatement des aigus aisés, lancés d’une projection ferme et stable ; dans la plus pure tradition baroque, la reprise donne lieu à un feu d’artifice d’ornements, vivement applaudi ! Pour l’air suivant, extrait de la serenata Il Giardino d’Amore de Scarlatti, il se munit d’un appeau, qui va lui permettre de mieux rivaliser dans certains ornements avec la flûte de Dorothee Oberlinger, dans une totale complicité. L’aisance avec laquelle il passe de la partie vocale à l’appeau est proprement stupéfiante, et lui vaudra là encore les applaudissements d’un public enthousiaste.

S’ensuit une pause instrumentale avec le Concerto pour hautbois de Marcello, transcrit pour flûte. Celle de Dorothee Oberlinger s’avère particulièrement loquace et expressive dans le second mouvement (Adagio), avant de déployer toute sa virtuosité dans le Presto, appuyée notamment par la sonore guitare d’Alex Wolf. Là encore un moment très apprécié du public.

A son retour Bruno de Sá, parfaitement décontracté, s’assied sur le rebord de l’estrade pour le Ombra mai fu, extrait du Serse de Bononcini. Là encore, la reprise est particulièrement soignée en ornements, lancés avec une vigueur qui emplit l’abbatiale. Dans l’air suivant, Farfalletta che segue l’amor, extrait du Polifemo du même compositeur, le chanteur se livre de surcroît à un petit numéro de danse, quelque peu parodique, qui lui acquiert la sympathie du public et qui sera récompensé d’applaudissements ravis et complices.

A la reprise et après la sinfonia extraite d’Il Giardino d’Amore, l’air Qui l’augel da pianta in pianta (extrait d’Aci, Galatea e Polifemo de Haendel) semble avoir été taillé sur mesure pour permettre au jeune chanteur de montrer toute l’étendue de son talent : ornements aériens, ductilité du timbre, vigueur de la projection… Retenons aussi au passage le dialogue virtuose entre la flûte de Dorothee Oberlinger et le violon de Christian Voss, petit joyau orchestral qui précède la reprise de l’air, conclue par de bruyants applaudissements. Dans l’air suivant, Come nube che fuge dal vento (extrait d’Agrippina de Haendel), au rythme rapide, le chanteur dévoile tout l’ambitus de son timbre, avec des graves qu’on n’attendait pas dans cette tessiture, et une reprise émaillée d’un impressionnant saut d’octave ! Passage évidemment très applaudi lui aussi.

Dans l’air instrumental Jonny Faa (de Francesco Barsanti), Dorothee Oberlinger recourt à une surprenante flûte grave, dont le son évoque la musette. Par contraste, dans la Sonate pour violon op.5 n°10 d’Arcangelo Corelli, morceau instrumental virtuose transcrit pour flûte, brille à nouveau la flûte piccolo ; ce morceau sera lui aussi très apprécié du public. Le rythme lent du dernier air du programme, Tu del ciel ministro eletto, extrait du Trionfo del Tempo de Haendel, met en valeur un phrasé enchanteur à l’expressivité tout en retenue, comme pour faire contraste avec les débordements pyrotechniques des airs précédents… Même si nous n’apprécions que très moyennement en général le registre de sopraniste, il faut reconnaître que la démonstration de Bruno De Sá s’avère parfaitement convaincante : son aisance vocale n’est jamais gratuite, elle est au service d’une parfaite intelligence du texte. Nous avons également beaucoup apprécié la pointe d’humour et de détachement qui accompagne ses passages les plus virtuoses, et par laquelle il se place, avec une réelle modestie, à distance de son propre talent.

A l’issue de ce programme, le public, enthousiaste, a longuement applaudi, et rappelé les interprètes pas moins de trois fois ! Ce qui nous a valu deux airs supplémentaires de Haendel, extraits de Riccardo Primo et d’Aci, Galatea e Polifemo, le premier donnant lieu à un vertigineux duo du chanteur avec la flûte, tandis que le second mettait en valeur ses qualités dramatiques ; le troisième fut la reprise de l’Ombra mai fu de Bononcini. Une soirée véritablement étourdissante !



Publié le 06 oct. 2023 par Bruno Maury