Didon et Enée - Purcell

Didon et Enée - Purcell ©Frédéric Carnuccini - Agence Albatros
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Comme un songe marin

En raison probablement de son format « de poche », Didon et Enée est une œuvre fréquemment représentée. Et le caractère incomplet de la seule partition qui nous en est parvenue, et qui est très tardive (le « manuscrit de Tenbury » a été établi vers 1775) constitue une source de son renouvellement permanent, puisque les producteurs sont confrontés à des choix : tenter de restituer les parties perdues plus ou moins arbitrairement (soit à partir d'emprunts à d'autres œuvres de l'époque, soit en composant de nouveaux passages dans le style de Purcell), ou se limiter aux seules parties reprises dans le manuscrit. Pour cette production Vincent Dumestre a fait le choix d'ignorer le prologue perdu, mais d'ajouter dans le corps de l’œuvre des parties orchestrales empruntées directement à Purcell, et de les traiter comme ballets. On sait qu'en revenant de son exil français après la révolution de Cromwell, le roi Charles II en avait rapporté le goût des opéras avec ballets. En dehors de la cour ceux-ci n'eurent toutefois guère de succès, le public restant attaché aux masks, mêlant le théâtre (souvent de Shakespeare) et les parties lyriques. Ce choix apparaît toutefois pleinement justifié au plan historique, Purcell, organiste à Westminster et à la chapelle Royale, ayant très probablement composé dans le goût de la cour (même s'il n'est pas attesté que Didon et Enée ait été représenté devant le roi).

Surtout ce choix s'inscrit parfaitement en écho de la mise en scène de Cécile Roussat et Julien Lubek, centrée avec efficacité autour de ce drame marin, ponctuée de ballets et pantomines qui en renforcent l'expressivité. Deux rochers encadrent la scène : tour à tour le palais de Didon, rivage sur lequel aborde Enée, grotte d'où sort une Magicienne aux tentacules de pieuvre et les monstres marins que chevaucheront les sorcières, îlot de félicité abritant la partie de campagne du second tableau de l'acte II, ou encore la dispute finale entre les deux amants, ces rochers encadrent une mer de toile qui finira par submerger Didon à la fin de l'air When I'm laid in earth. Les ballets sont plutôt plaisants à l'oeil, mais on retiendra surtout les impressionnantes pantomines des acrobates, comme l'Amour se balançant à l'escarpolette lors de l'air de Belinda au premier acte (Pursue thy conquest Love), ou les impressionnants numéros de barre et de corde lisse qui accompagnent le départ annoncé du navire d'Enée au début du troisième acte. Les lumières sombres, relevées de couleurs acides dans les moments dramatiques, soulignent fort à propos la progression de l'action. Outre les ballets, les déplacements des chanteurs sont réglés en grande cohérence avec la progression du drame.

Le plateau se caractérise par une grande homogénéité, duquel l'élément marin du décor semble avoir banni toute sortie saillante. Didon au timbre mat et aux couleurs veloutées d'une sorte de désespoir permanent, Eva Zaïcik affiche son désarroi dès les premières paroles (Ah, Belinda). Sa fin funeste s'inscrit dans cette douleur contenue, économe en effets dramatiques mais néanmoins très poignante, comme s'il s'agissait du seul dénouement possible de cette belle aventure. Face à elle Benoît Arnould s'ajuste à un Enée tout en demi-teintes, ballotté entre son sentiment et l'injonction du faux Mercure qui en fait son jouet. S'il semble avoir muselé l'énergie habituelle de sa projection, il en conserve des graves bien ronds (notamment dans la scène avec Mercure). Là où d'autres productions érigent la dispute du troisième acte en un bref et violent affrontement, celle-ci propose un échange plein de regrets entre des personnages qui s'acheminent chacun inexorablement vers son destin. Là encore cette économie de moyens produit une émotion qui gagne immanquablement le spectateur.

La Belinda de Katherine Watson s'inscrit également dans cet univers comme assourdi par les flots. Son Pursue thy conquest, Love est lancé, comme supplié, depuis le lointain, là où d'autres font claquer une brillante invocation sur le devant de la scène. Et Jenny Daviet (dame d'honneur), d'un timbre bien charnu, apporte résolument la touche de mélancolie du récit d'Actéon, qui fissure irrémédiablement l'atmosphère de bonheur du second acte.

Ces personnages ne sont finalement que des acteurs, ou des comparses, d'un drame écrit par d'autres, qui occupent eux le premier plan. Tout d'abord Cyril Auvity, improbable Magicienne qui agite ses tentacule démesurés, tout en lançant Appear ! Appear de son timbre haut et clair. A ses côtés s'agitent les sorcières grinçantes de Caroline Meng et Lucile Richardot, et l'Esprit malfaisant de Nicholas Tamagna, Mercure au ton aigrelet et néanmoins impérieux. Et c'est encore Cyril Auvity qui, comme pour s'assurer du départ d'Enée, lance l'appel du marin au début du troisième acte (Come away). Danseurs et acrobates sont leurs complices, monstres au service des sorcières ou portefaix hâtant le départ du navire. Complice aussi, cet élément liquide omniprésent, qui amène Enée à Carthage et puis va l'emporter vers la tempête, ou qui engloutit silencieusement la malheureuse Didon.

Sous la direction de Vincent Dumestre, le Poème Harmonique achève de nous plonger dans ce songe aquatique. Au continuo, le discret virginal d'Elisabeth Geiger remplace de ses douces sonorités le traditionnel clavecin aux sèches attaques ; il est renforcé d'une harpe (confiée à Bérangère Sardin) et de deux guitares (Thomas Boysen et Thor Harald Johnsen) qui soulignent avec panache les moments forts de l'action, ou relèvent avec brio les ballets (en particulier à la fin du premier acte). Mentionnons tout particulièrement les brillants échanges entre harpe, guitares et la basse de viole virtuose de Tormod Dalen au début de la scène champêtre du second acte. Cette distribution instrumentale des pages de Purcell nous a paru, soulignons-le, particulièrement séduisante au regard des orchestrations habituellement proposées, elle en renouvelle la lecture.

Enfin mentionnons les interventions énergiques et toujours très réussies du Choeur accentus, témoin animé et actif de ce drame baigné dans l'élément marin.



Publié le 26 nov. 2016 par Bruno Maury