El Prometeo - Draghi

El Prometeo - Draghi ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon
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La clémence de Jupiter

Compte tenu du volume des productions, et même si beaucoup de partitions ont été perdues (ou parfois n'ont même jamais été transcrites), le répertoire de l'opéra baroque du XVIIème siècle recèle encore de nombreuses pépites à redécouvrir. Cette situation constitue également un des attraits majeurs de ce répertoire pour l'amateur, qui découvre des œuvres nouvelles car inédites mais datant de plus de trois siècles ! Ces redécouvertes se font au hasard des recherches des musicologues, et aussi des partis adoptés par certains chefs d'orchestre. L'implication de Leonardo Garcia Alarcòn dans cette quête est bien connue, depuis sa brillante exhumation des oeuvres de Falvetti (Nabucco et Il Diluvio universale) jusqu'à ses récentes recréations des opéras de Cavalli (Elena, Eliogabalo, Erismena et Il Giasone – même si pour ce dernier il s'agit plutôt d'une nouvelle production, l’œuvre ayant été donnée ou enregistrée à plusieurs reprises au cours des dernières décennies), toutes chaleureusement accueillies par le public et la critique.

Cette fois la découverte presque fortuite d'un opéra espagnol dans le fonds de la Bibliothèque Léopoldine de Vienne est dûe à la perspicacité notre confrère et ami Jean-François Lattarico, fin connaisseur de ce répertoire : Antonio Draghi (c. 1734 - 1700), prolixe compositeur italien installé à Vienne depuis 1668, avait également composé un opéra dans la langue de Cervantès ! Le choix de la langue reflète la forte présence hispanique à Vienne dans les années 1660-1670, autour de l'impératrice Doña Mariana de Austria, également reine d'Espagne en titre. L'opéra a été représenté en l'honneur de son anniversaire le 22 décembre 1669 à la Hofburg (Palais Impérial) de Vienne. La rareté relative des ouvrages lyriques du XVIIème en espagnol qui nous sont parvenus lui conférait un intérêt majeur.

Cet intérêt a conquis le célèbre maestro argentin dès qu'il en a été informé, et il a rapidement décidé de lui redonner vie. Sa recréation pour la saison 2017-2018 du Théâtre de Dijon, bien connu pour son engagement dans le répertoire baroque, s'est toutefois avérée plus complexe que prévu. Tout d'abord le metteur en scène Gustavo Tambascio, sollicité pour restituer le somptueux cadre originel de cet opéra de cour, est décédé avant d'avoir pu mener à bien sa mission. Avec une certaine urgence et sur la base d'indications parcellaires, Laurent Delvert a repris le flambeau pour bâtir une construction cohérente, respectant les exigences du livret sans toutefois sacrifier à l'incessant défilé des somptueux décors imaginé au XVIIème siècle. Le caractère parcellaire de la partition a constitué un autre obstacle : la Léopoldine n'avait pas conservé les musiques que des deux premiers actes du livret. de l'opéra. Or l'acte III, riche en rebondissements, recèle les moments les plus intenses de l'intrigue, ainsi que son dénouement en forme de lieto fine permis par la clémence de Jupiter. On ne pouvait donc imaginer de limiter la recréation aux deux premiers actes. Fin connaisseur de ce répertoire et de son contexte (Draghi a été influencé par les opéras vénitiens qu'il a chanté dans sa jeunesse), Leonardo Garcia Alarcòn s'est donc attelé à la tâche. Il a imaginé une musique qui ne soit pas un pastiche de celle de Draghi (dont elle se démarque par la vigueur de la ligne mélodique), mais qui demeure cohérente avec celle des deux premiers actes et respecte scrupuleusement la tessiture originelle des chanteurs. Cette initiative audacieuse - mais parfaitement conforme aux usages baroques - confère au final à cet acte III un éclat particulier : sa trame musicale est plus nourrie, et elle porte avec brio l'intrigue jusqu'au final.

Pour le livret qu'il a écrit lui-même, Draghi aménage à sa manière le mythe de Prométhée. Dans la mythologie grecque originelle, Prométhée est le fils d'un Titan, frère d'Atlas (qui porte la terre sur ses épaules) et d'Epiméthée, créateur des animaux. Pour punir les hommes d'avoir défié les dieux, Zeus leur interdit l'usage du feu. Prométhée parvient à dérober quelques étincelles ; Zeus le punit d'un châtiment éternel : son foie sera dévoré sans cesse par un aigle. Il devra finalement sa délivrance à Héraclès à qui Zeus offre un nouvel exploit. Le mythe sera repris par Eschyle, puis par de nombreux auteurs de la Renaissance, qui y voient une illustration des conflits contemporains. Une pièce de théâtre de Calderòn, La estatua de Prometeo, est d'ailleurs créée à Madrid cette même année 1669 ; son lien avec le livret de l'opéra n'est toutefois pas clairement attesté. A la manière des opéras vénitiens (mais de manière plus mesurée que chez Cavalli) Draghi trace plusieurs intrigues parallèles : Prométhée est amoureux de la déesse Thétis, qui lui préfère Pelée. Par dépit il sculpte une statue qui sera le seul objet de son amour, ce qui ruine les espoirs de la nymphe Nisée, qui l'aime en secret. De son côté Jupiter a également décidé d'épouser Thétis, mais Pandore lui apprend que Junon est alertée : il doit suspendre son entreprise. A l'acte II Prométhée, accompagné de son serviteur Satyre (là aussi une réminiscence comique de l'opéra vénitien) va chercher, muni d'une canne, le feu du Soleil pour donner vie à sa statue. Jupiter demande à Pandore de le venger, et à Mercure d'attacher Prométhée sur le mont Caucase. La statue est détruite, Prométhée la pleure désespéré devant Nisée qui pense qu'il s'adresse à elle. Au début du troisième acte apparaît Arachné, punie par Minerve/ Pallas (le livret hésite parfois entre mythologie grecque et romaine...) pour avoir offert aux dieux un voile magnifique : elle est désormais condamnée à tisser ses propres viscères. Un vautour vient alors commencer à dévorer le foie de Prométhée devant le couard Satyre, qui s'enfuit en craignant pour sa vie. Tout s'arrangera, puisque Jupiter accordera son pardon, et ordonnera à Hercule de libérer Prométhée. Celui-ci comprend enfin que son bonheur sera d'épouser Nisée, qui l'aime. Jupiter renonce également à Thétis, Pelée pourra l'épouser. Cette célébration allusive des vertus du souverain annonce de son côté la philosophie moralisatrice qui prévaudra dans l'opera seria.

La mise en scène de Laurent Delvert demeure globalement sobre par rapport à ce que devaient être les décors de la création de cet opéra de cour. Elle souligne avec subtilité les décalages de cette intrigue qui mêle les hommes et les dieux, comme dans l'opéra vénitien, en y ajoutant l'intervention surnaturelle de la statue que Prométhée parviendra à animer. Le recours à quelques danseurs rehausse à la fois le décor et souligne l'action. Au premier acte une gigantesque toile figure l'élément liquide d'où s'extrait Thétis, entourée de Tritons et de Néréides. Le second acte nous révèle le stupéfiant décor signé de Ricardo Sánchez Cuerda, sorte de cabinet de curiosités délimité par ses rayons garnis de pots d'apothicaire, occupé par une grande table de dissection, et au-dessus duquel sont suspendus depuis les cintres des animaux chimériques. Ce décor nous expose les ressorts psychologiques d'un Prométhée démiurge, entre science et fiction, entre savoirs humains et pouvoirs surnaturels, prêt à tout braver pour construire lui-même son bonheur, tout en ignorant Nisée qui ne demande qu'à l'aimer. Au troisième acte c'est Arachné, créature quasi-surnaturelle entre dieux et humains, et son invraisemblable tenue (imaginée par Jesús Ruiz) de fils qui l'enserrent jusqu'à sa chevelure, qui captent notre attention. Les lumières, maniées par Felipe Ramos, opposent la relative pénombre générale à certains épisodes incandescents (la quête du rayon de soleil, ou encore la rayonnante statue qui s'anime). On notera aussi quelques clins d’œil comiques aux mœurs contemporaines, comme les déplacements de Mercure sur sa trottinette...

La distribution se montre assez homogène, et d'un très bon niveau. Dans le rôle-titre le ténor suisse Fabio Trümpy affiche un médium riche en couleurs, relayé par une vaillante projection. Son passage le plus émouvant est incontestablement le grand lamento au final du second acte (Ay de la vida), repris par le chœur. Il y déploie de beaux accents dans les aigus, autour d'un legato particulièrement soigné. Face à lui, la Tetis rayonnante de Mariana Flores possède assurément le charme qui fait tourner la tête aux hommes comme aux dieux. Son timbre velouté, relevé d'une pointe d'acidité, régale nos oreilles de son phrasé délicat. Elle s’acquitte avec réalisme de son difficile numéro d'incarnation de la statue, à laquelle elle prête sa voix depuis la coulisse. La mezzo Giuseppina Bridelli incarne Nisea ; son timbre mat campe une amoureuse éperdue et fidèle, qui verra au final sa constance récompensée. On retiendra tout particulièrement son très réussi duo en aparté avec Prometeo endormi au second acte. Le Jupiter du baryton argentin Alejandro Meerapfel passe sans peine de la dignité parfaitement maîtrisée de roi de l'Olympe (quand il se range aux conseils de prudence de Pandore) aux imprécations colériques (Que escucho Cielos ?, lorsqu'il apprend le vol du feu). Sa clémence au final est sincère et émouvante.

L'affrontement de Minerva (la soprano portugaise Ana Quintans) et d'Aracne (la soprano espagnole Lucia Martin-Cartón) au début du troisième acte constitue assurément un des sommets de l’œuvre. A la projection posée et aux aigus impressionnants de la première, qui la poursuit de sa vindicte (Loca, soberbia), la seconde oppose son défi émouvant d'un joli timbre velouté (Morir pretendo). Parmi les voix féminines n'oublions pas les rares mais précieuses apparitions de Pandore à des moments décisifs de l'intrigue : Anna Reinhold lui prête sa voix de mezzo, joliment ourlée et à au phrasé impeccable.

Impayable dans le rôle de Mercure se déplaçant en trottinette, Zachary Wilder donne libre cours à l'ingénuité qu'on lui connaît, et qui lui sied si bien sur scène. La voix du jeune ténor américain s'est considérablement affermie, elle a agréablement mûri tout en conservant de belles couleurs, désormais relayées par une projection plus sonore. Le Peleo de la basse américaine Scott Conner affiche une diction soignée et expressive, son jeu scénique est convaincant malgré un rôle plutôt effacé. Mentionnons encore les efficaces interventions du baryton espagnol Borja Quiza dans le rôle du valet Satyro, qui passe avec aisance des situations comiques à sa fuite tragique au second acte. Ses accents légèrement rauques accentuent le caractère populaire et comique du personnage. Enfin les courtes apparitions des barytons Kamil Ben Hsaïn Lachiri (Hercules) et Victor Torres (Nereo) permettent difficilement d'apprécier leurs qualités vocales ; on en retiendra seulement la diction précise dans les récitatifs.

L'orchestre Cappella Mediterranea démontre une fois de plus son unité, et sa complicité à faire chanter la ligne orchestrale, telle une voix humaine. Le continuo s'avère d'une grande richesse (avec en particulier la harpe de Marie Bournisien), et les castagnettes de Marie-Ange Petit nous rappellent régulièrement que nous sommes dans le répertoire lyrique espagnol. Attentif à ses musiciens comme à ses chanteurs, Leonardo Garcia Alarcòn dirige avec éclat tant la partition de Draghi que sa propre composition au troisième acte. Ce dernier, on l'a dit, constitue une sorte d'acmé musicale et dramatique qui a enchanté l'ensemble des spectateurs présents ce soir-là : ils en ont témoigné par de chaleureux applaudissements, et de nombreux rappels. Pour les autres, précisons qu'un enregistrement était prévu dès le lendemain : un peu de patience donc !



Publié le 30 juin 2018 par Bruno Maury