L'Empio punito - Melani

L'Empio punito - Melani ©Birgit Gufler
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Un Don Juan enlevé et plein d’humour

L’Empio punito constitue la première œuvre lyrique qui s’attache au mythe de Don Juan. Celui-ci avait été décrit par l’écrivain espagnol Tirso de Molina (1579 – 1645) dans une comédie créée en 1630, El burlador de Sevilla y convidado de piedra (Le séducteur de Séville, ou le convive de pierre). La pièce connut un grand succès dès sa création, et inspira une foisonnante postérité littéraire en Europe. Parmi les auteurs illustres ayant repris la pièce, on pense évidemment à Molière (1622 – 1673) et à son Don Juan ou le festin de pierre, créé en 1665 au Palais Royal puis repris et mis en vers par Thomas Corneille en 1677. On pourrait encore citer Carlo Goldoni au XVIIème siècle, ou encore Alexandre Pouchkine au XIXème. En Italie Giacinto Andrea Cicognini (1606 – c. 1650), auteur de nombreuses pièces de théâtre et librettiste de Francesco Cavalli (1602 - 1676) et d’Antonio Cesti (1623 – 1669), adapte également la pièce de Molina, sous le titre Il convitato di piedra (Le convive de pierre). Les librettistes Filippo Acciaiuoli (1637 – 1700) et Giovanni Filippo Apolloni (c. 1635 – 1688) s’inspirent à leur tour de la pièce de Cicognini pour bâtir l’intrigue mise en musique par Alessandro Melani (1639 – 1703). L’opéra est créé le 17 février 1669 dans le palais du connétable Colonna à Borgo (Rome), en présence de la reine Catherine de Suède. Celle-ci, grande amatrice d’opéra (voir notre chronique Ulisse all’isola di Circe), avait, rappelons-le, abdiqué sa couronne suite à sa conversion au catholicisme et séjournait dans la Ville Eternelle. On sait également qu’une seconde représentation fut donnée deux jours plus tard, le 19 février, en présence des cardinaux Rospigliosi et Chigi, et de l’ambassadeur d’Espagne. Melani était en effet le compositeur favori du cardinal Giuliano Rospigliosi (devenu pape sous le nom de Clément IX) . Alessandro Melani composa également plusieurs oratorios. Né dans une famille de musiciens, Alessandro était le frère du castrat, espion et diplomate Atto Melani (qui participa largement, aux côtés de Mazarin, au développement de l’opéra italien à Paris – voir notre chronique Ercole amante) et du compositeur Jacopo Melani (qui se produisit également à Paris lors de la création de l’Orfeo de Rossi). Formellement l’opéra avait été commandé par Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin, et maîtresse du jeune Louis XIV ; la distribution comprenait notamment le castrat Giuseppe Fede (1640 – 1700) et la basse Francesco Verdoni (1645 – 1694).

L’opéra de Melani connaîtra à son tour une belle postérité dans le répertoire lyrique, dont l’œuvre la plus éclatante est assurément le Don Giovanni de Mozart et Lorenzo da Ponte (créé à Prague en 1787). Tombée dans le long oubli qui enveloppa le répertoire baroque aux siècles suivants, l’œuvre fut à nouveau produite en version scénique à l’Opéra de Leipzig en 2003, puis donnée en France en 2004 au Festival de Radio France de Montpellier ainsi qu’au Festival de Beaune, sous la direction de Christophe Rousset. Plus près de nous, le Théâtre de Pise a ouvert en octobre dernier sa saison 2019 avec une production scénique (qui vient de bénéficier d’un enregistrement paru chez Glossa).

La production 2020 du Festival de Musique ancienne d’Innsbruck déborde d’une fraîcheur malicieuse et d’un humour gentiment parodique. Silvia Paoli bâtit sa mise en scène autour d’un clin d’œil aux talents du librettiste Filippo Acciaiuoli, également machiniste et marionnettiste : les personnages sont ainsi comme mus, aux moments-clés de l’intrigue, par de longs fils tirés par de jeunes assistants, juchés sur trois hauts murs qui occupent le fond de la scène. Notons au passage la petite prouesse que constitue l’excellente coordination des gestes et des attitudes entre les assistants et les chanteurs, et qui nourrit pour le plaisir de nos yeux ce théâtre de « marionnettes » humaines. Les fils matérialisent également le ressort de l’intrigue : dès l’ouverture, des jeunes gens déguisés en angelots parodiques (avec ailes et jupette blanches de rigueur !) s’agitent autour d’une jeune femme qu’ils enlacent d’un fil rouge… On les verra régulièrement réapparaître au cours du spectacle dont ils soulignent les principales étapes – y compris mués en chiens féroces lors de la autour de Pluton et Proserpine, à la fin de l’acte II - avant qu’ils ne tirent ostensiblement les ficelles lors du lieto finale… Saluons également les costumes colorés et lumineux de Valeria Donata Bettella. Leur défilé incessant, aux trouvailles souvent surprenantes , souligne efficacement le jeu très dynamique des acteurs, scrupuleusement suivi par des lumières agiles. Il rehausse également fort à propos le décor très sobre (et très sombre : trois longs panneaux gris, sortes de paravents géants ou de murs qui barrent le fond de la scène) d’Andrea Belli. Il L’ensemble s’avère particulièrement agréable à l’œil, tout en restant focalisé sur le déroulé de l’action.

Les librettistes ont transposé les frasques du séducteur de Séville dans une Grèce imaginaire. Don Juan devient ici Acrimante, cousin du roi de Corinthe. Délaissant son épouse légitime Atamira, fille du roi de Corinthe,  il tente d’obtenir les faveurs de la belle Ipomène, sœur du roi des Macédoniens Atrace. Mais celle-ci est amoureuse de Cloridoro, cousin d’Atrace. Bibi, fidèle serviteur d’Acrimante, essaie alors d’intervenir auprès de Delfa, nourrice d’Ipomène, afin de favoriser l’entreprise de son maître. Il emprunte pour cette occasion son manteau, mais est surpris par Atrace et Cloridoro. Atrace décide de mettre à mort Acrimante. Mais Atamira veille : elle remplace par un somnifère le poison destiné à son époux. Acrimante s’endort, il est bientôt confronté (en songe) à Pluton et Proserpine au royaume des Enfers. Au début du troisième acte, quelle n’est pas la surprise de Bibi quand il voit son maître s’éveiller ! Surpris par Tidemo, Acrimante le tue. Atrace élève alors une statue à la mémoire de son conseiller favori. Apercevant la statue, Acrimante demande à Bibi de l’inviter à venir manger. A leur surprise, celle-ci accepte l’invitation, et entraîne cette fois véritablement Acrimante aux Enfers. Le final éclipse bien vite cette disparition, puisque les survivants y convolent tous en justes noces : Atamira avec Atrace, Ipomène avec Cloridoro et Bibi avec Delfa !

Superposition des intrigues amoureuses, une épouse délaissée et pourtant toujours aimante, un serviteur toujours prompt à s’impliquer dans les frasques de son maître (et qui n’hésite pas à cette occasion à emprunter ses vêtements), des quiproquos, une statue qui parle puis se rend au festin pour châtier l’impie : nous avons là quasiment tous les éléments que Mozart et Da Ponte réutiliseront plus d’un siècle plus tard. Mais l’intrigue de L’Empio punito reste encore assez proche de l’univers de l’opéra vénitien, les quiproquos et autres passages burlesques y tiennent une large part, et la tonalité générale est plus celle d’une farce que d’un drame. Mêmes les moments qui auraient pu être les plus dramatiques (la scène des Enfers au second acte, ou celle de la statue au troisième) y sont abordés sur un mode comique, voire parodique, qui nous confirme qu’au XVIIème siècle et avant la réforme introduite par l’opera seria l’œuvre lyrique est avant tout un divertissement. Divertissement d’autant plus agréable que la mélodie orchestrale s’est notablement développée par rapport à l’opéra vénitien, et que les airs y sont davantage marqués (en demeurant toutefois assez étroitement liés avec les récitatifs).

La distribution est confiée comme habituellement aux jeunes chanteurs identifiés dans le cadre de la politique de soutien du Festival aux jeunes talents (notamment à travers le célèbre Concours Cesti), et ceux-ci ne nous déçoivent pas. Dans le rôle d’Acrimante la mezzo Anna Hybiner est finalement peu souvent sollicitée. Mais elle marque de manière indélébile le second acte : d’abord dans le vigoureux Se d’Amor, auquel répond (dans la même veine harmonique) le Crudelissime catene d’Atamira (assurément un des plus beaux passages de la partition), puis dans la scène des Enfers, avec un magistral lamento (Tormentami sempre), où  elle conjugue avec brio abattage vocal, expressivité et présence scénique. Nous avons également beaucoup apprécié le duo avec Atamira qui suit (Unir non si può !), brillamment enlevé. Telle Elvire chez Mozart, l’Atamira de la soprano Theodora Raftis est emplie de noblesse et de dévouement. Sa détresse d’épouse abandonnée est exprimée avec infiniment de grâce et de délicatesse dès son premier air (Piangete occhi, piangete), qui lui vaudra de généreux applaudissements. Autre soprano, Dioklea Hoxha incarne la belle Ipomene, objet de toutes les envies. Sa projection est assurée jusque dans les ornements, et ses duos avec Cloridoro (au premier acte, et surtout au second, après une impayable scène de jalousie) sont particulièrement réussis. Le rôle de Cloridoro échoit à la mezzo Natalia Kukhar. Ses reflets cuivrés lui donnent une virile assurance, qu’elle développe avec vaillance dès son premier air (Armati guerrieri). Nous avons également apprécié son intervention dans le court rôle de Proserpine, au second acte, dans le ténébreux Qual sovrumano volto puis dans le vigoureux duo avec Pluton qui suit.

Les interprètes masculins ne sont pas en reste. A tout seigneur tout honneur, la basse Andrew Munn campe un Atrace tout d’abord infatué et parodique, sanglé dans son manteau d‘hermine et tenant sa couronne, qui tombe soudain amoureux grâce à une pluie d’étoiles envoyée par les Amours ! Le chanteur passe alors sans peine du registre comique à l’émotion (Fu troppo acuto dardo). Si le timbre est souple et agréable à l’oreille, la diction italienne gagnerait à être plus clairement articulée. Dans le rôle de Bibi, serviteur d’Acrimante, le baryton Lorenzo Barbieri se taille un beau succès. Son timbre est franc, la projection ferme et la diction claire. Mais ce sont avant tout ses qualités théâtrales qui frappent dans ce rôle, en particulier sa verve comique. Chacune de ses rencontres avec la nourrice Delfa constitue en effet un impayable moment burlesque, dans la meilleure tradition de l’opéra vénitien. Le ténor Joel Williams incarne cette dernière, là aussi dans la meilleure tradition italienne du XVIIème siècle (se reporter à notre chronique Canto della nutrice . Saluons le tour de force que constitue ce rôle de composition, dans lequel il s’avère tout à fait à l’aise, aussi bien vocalement que scéniquement (y compris pour séduire Bibi !). Autre ténor de la distribution, Juho Punkeri assure efficacement le rôle du conseiller Tidemo. Doté d’une bonne diction dans les récitatifs, il se révèle avec fracas (et humour !) dans la scène de la statue.

A la tête du Barockorchester:Jung, le chef Mariangiola Martello emmène avec inspiration l’ensemble du plateau à travers cette farce décoiffante, dont il nous fait savourer les meilleurs moments musicaux. Nous avons particulièrement apprécié l’option de doubler les théorbes, ce qui les rend bien audibles, alors que le son isolé du théorbe peine trop souvent à s’imposer dans les formations baroques. On savoure particulièrement leur sonorité onctueuse dans le premier air d’Atamira (Piangete). Saluons également les interventions de la guitare, qui rythme agréablement le duo entre Pluton et Proserpine.

A l’issue de la représentation, les spectateurs privilégiés (la jauge de la salle étant réduite d’environ moitié, afin de laisser libre un siège sur deux) saluent cette belle production par de chaleureux applaudissements.



Publié le 10 sept. 2020 par Bruno Maury