L'Europe galante - Campra

L'Europe galante - Campra ©L'Europe galante - Pélerinage à l'île de Cythère. Watteau
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L'amour à la française au temps du Roi-Soleil

Au sein du répertoire français la production lyrique d'André Campra semble pâtir de la notoriété accordée aux œuvres de Lully et Rameau, comme reléguée à un rang secondaire entre la tragédie lyrique établis par Lully et le ballet héroïque du XVIIIème siècle. Pourtant le compositeur aixois a joué un rôle majeur dans la promotion du genre de l'opéra-ballet, qu'il a su développer à côté de ses fonctions religieuses. Trois ans après son éclatante nomination comme maître de musique de Notre-Dame, à l'âge de trente-quatre ans, il crée l'Europe galante à l'Académie royale de Musique. Dix ans après la mort de Lully, période pendant laquelle aucun compositeur lyrique ne s'est vraiment imposé, son coup d'essai devient un coup de maître et conquiert la faveur du public. L’œuvre sera jouée à de multiples reprises jusqu'au XVIIIème siècle, et dès 1699 lui succédera Le Carnaval de Venise, suivi plus tard (en 1710) des Fêtes vénitiennes (données en 2015 dans une mémorable production à l'Opéra Comique).

Si la forme en est tout à fait française (une suite de divertissements mêlant airs et danses) la musique est ouverte aux influences italiennes, que le compositeur connaissait bien grâce à ses origines piémontaises. Le style italien y est d'ailleurs revendiqué d'une manière un peu particulière, caractéristique de cette époque (voir notre chronique sur l'Octavia de Reinhardt Keiser, qui officiait à Hambourg) avec l'inclusion d'airs chantés en italien dans une œuvre écrite pour le reste dans la langue nationale ! Les exemples les plus frappants se trouvent certainement dans le Carnaval de Venise, dont des scènes entières sont chantées dans la langue de Dante. Dans l'Europe galante cette mixité est à la fois plus discrète (seuls trois airs sont chantés dans une langue autre que le français) et plus large : outre l'italien, l'espagnol est mis à contribution ; et dans l'entrée turque un curieux sabir à base d'italien et de termes incompréhensibles fait irrésistiblement penser à celui de la scène du grand Mamamouchi du Bourgeois Gentilhomme !

Les cinq entrées correspondent respectivement au prologue (dans lequel la Discorde prétend s'opposer au triomphe de l'Amour invoqué par Vénus), à la France (où l'Amour pousse Silvandre, promis à Doris, dans les bras de Céphise), à l'Espagne (où Dom Carlos et Dom Pedro soupirent ensemble sous le balcon de la belle Lucile, encouragés par une musicienne), à l'Italie (où Octavio et Olimpia s'échangent les reproches de la jalousie avant de se quitter pour les plaisirs auxquels les invitent les masques vénitiens) et enfin à la Turquie (où le sultan Zuliman délaisse Roxane pour son nouvel amour, Zaïde). L'argument est à chaque fois plutôt mince mais adapté à des entrées de courte durée. Il nous renvoie aussi à des clichés qui n'ont guère évolué dans le temps (des Espagnols qui soupirent, des Italiens jaloux mais qui s'adonnent au plaisir sous l'anonymat des masques de Venise, des Turcs au sérail bien garni...) mais qui permettent de caractériser efficacement chaque entrée. Et l'opulent ballet final avec chœur de l'entrée turque fait également office de final éclatant à cette Europe galante. La Discorde peut bien se démener, l'Amour y règne sans partage !

La distribution réunit des chanteurs qui sont pour certains des interprètes confirmés du baroque français, et d'autres moins familiers. Parmi les premiers on retrouve avec bonheur Isabelle Druet. Tour à tour Discorde vindicative (au prologue), Doris désespérée (Quel funeste coup !, au final de la première entrée) puis Zaïde triomphante (à la tendre invocation Mes yeux ne pourrez-vous jamais), la mezzo démontre ici des capacités expressives parfaitement adaptées aux situations rencontrées. Les inflexions des mots sont efficacement relayés par une gestuelle du meilleur style baroque, qui témoignent d'une admirable maîtrise de l'interprétation de ce répertoire. Dans le registre toujours délicat de haute-contre Anders J. Dahlin affiche un timbre au riche médium et à la diction soignée. Les aigus aériens de sa sérénade (Sommeil, qui chaque nuit, troisième entrée) sont un régal pour l'oreille, et dans le rôle d'Octavio (à l'entrée suivante) on apprécie pleinement ses graves charmeurs (Je ne me plaindrais pas).

La soprano Caroline Mutel offre à Vénus la noblesse de son timbre nacré pour chanter les louanges de l'Amour ; l'effet en est réussi. Face à Octavio elle se montre une énergique Olimpia, qui ordonne avec force (Sortez de l'amoureux empire) puis avoue sa fard son amour pour un autre (Vous voyez mon ardeur). On apprécie également les éclats de sa Roxane délaissée à la cinquième entrée (Vous ne m'aimez plus). Autre soprano de la distribution, la canadienne Heather Newhouse prête à Céphise de jolis éclats cristallins (Paisibles lieux, agréables retraites, seconde entrée), et chante l'air italien de la troisième entrée (Ad un cuore) avec enjouement. Elle y semble d'ailleurs plus à son aise que dans sa déclamation française, dans laquelle on attendrait davantage d'aisance et une diction mieux assurée.

Le baryton Nicolas Courjal enfin brûle les planches de son intense présence scénique et de son ample projection. Cette dernière a malheureusement un peu tendance à faire passer au second plan la voix de ses partenaires. Cette petite réserve est d'autant plus regrettable que la technique de la déclamation est bien maîtrisée, en particulier concernant l'expressivité de la diction. Sa vigueur fait ainsi merveille dans l'entraînant Soupirons tous (première entrée), et les graves chaleureux de son Silvandre ravissent nos oreilles. Dans l'entrée espagnole, son Dom Carlos bouillonnant et enflammé (La nuit ramène en vain, et Vous ne paraissez point) offre un parfait contraste avec la passion éthérée du Dom Pedro d'Anders Dahlin. Et dans l'entrée turque il traduit sans peine la majesté et l'autorité du sultan Zuliman, dans de courtes mais frappantes interventions.

Sébastien d'Hérin s'entoure d'une riche palette de cordes, qui développent des sons ronds et moelleux propices à suggérer le divertissement, avec des passages aériens. On aurait toutefois apprécié un peu plus de mordant dans les attaques. En revanche les traversos se signalent régulièrement par des interventions brillantes et incisives, de même que les percussions (castagnettes de l'entrée espagnole, tambourin dans les entrées française et italienne, et surtout l'inénarrable « chapeau chinois » de la scène finale de l'entrée turque, à l'effet exotique garanti!). Notons encore les prestations très honorables des différents solistes du chœur.

Pour ceux qui n'auront pas eu la chance d'assister à cette représentation, un enregistrement a été réalisé : nous ne manquerons pas d'en rendre compte lorsqu'il paraîtra.



Publié le 24 nov. 2017 par Bruno Maury