L'Europe Galante - Campra

L'Europe Galante - Campra © Musikfestspiele Potsdam Sanssouci / Photo: Stefan Gloed
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Les caractères des Nations

Ce n'est pas la première fois que le Festival de musique de Potsdam Sanssouci, fondé en 1954, convoque l'Europe dans sa programmation : elle fut présente, plus ou moins incidemment, lors des millésimes 1992, 1996, 2003 et 2012. La cuvée 2018 en fait cependant très à propos son sujet exclusif, à l'heure où notre continent se cherche indubitablement, entre sursauts d'identité et crises institutionnelles. Deux œuvres lyriques baroques ont ainsi été proposées : pour la mythologie, L'Europa d'Alessandro Melani, et pour ce qui est des mœurs, L'Europe Galante de « notre » André Campra (1660-1744). Cette dernière production fait écho à 2012 : certaines de ses pages en avaient alors été jouées, avec d'autres de sa jumelle Europa Galante de Carl-Heinrich Graun, lors du concert d'ouverture.

L'Europe Galante fut créée sur un livret d'Antoine Houdar de la Motte, à l'Académie Royale de Musique (Théâtre du Palais Royal) le 24 octobre 1697, sous la direction d'un certain Marin Marais. Campra, maître de chapelle à Notre Dame de Paris, encore pur musicien d'église, jugea prudent de ne pas apparaître comme signataire : le frontispice de la toute première édition, chez Christophe Ballard, mentionne ainsi mystérieusement « Ballet mis en musique par Monsieur *** ». Ce n'est que plus tard, ayant démissionné (ou ayant été congédié) de sa charge, qu'il en revendiquera la composition ; il semble acquis par ailleurs qu'il obtint de son élève André Cardinal Destouches l'écriture de trois des airs de la partition.

« Ballet mis en musique » en cinq « entrées », tout est dans le titre. Il s'agit bien d'une des premières moutures (mais non la première : Pascal Collasse l'avait précédée de deux ans avec ses Saisons) de ce que nous appelons aujourd'hui l'opéra-ballet. Haut titre de gloire de la production musicale française au XVIIIème siècle, s'y rattachent par exemple les Éléments de Destouches et Michel-Richard Delalande, récemment remis en selle, et de nombreux opus de Jean-Philippe Rameau, les Indes Galantes étant de loin le plus fameux. Souvent primesautier, détaché voire frivole, le genre permet de donner vie, au cours de plusieurs de ces « entrées » réunies par un thème commun, à des protagonistes « ordinaires » plus proches de l'auditoire que les héros de la tragédie lyrique. Surtout, il offre beaucoup plus de place – jusqu'à la prééminence – à l'art de cour français par excellence, la danse.

En 1754, Louis de Cahusac, principale plume de Rameau, qualifia L’Europe Galante de « premier de nos ouvrages lyriques qui n’a point ressemblé aux opéras de Quinault ». Sur la forme, cela ne fait aucun doute – reste à savoir s'il s'agit d'un compliment quant au fond. Le jeune Houdar de la Motte, grand librettiste du demi-siècle à venir, avait débuté sa carrière dix-sept jours plus tôt à Fontainebleau, avec Issé de Destouches ; pour être galante, on ne saurait écrire que son Europe soit palpitante, un prologue et quatre saynètes futiles valant prétexte à la mainmise du ballet. Pourtant, le succès est au rendez-vous, et la qualité de la musique y est forcément pour quelque chose. Ainsi Madame, belle-sœur du roi, s'enthousiasme-t-elle d'emblée : « on y montre comment les Français, les Espagnols, les Italiens et les Turcs font l’amour ; les caractères de ces nations y sont si parfaitement dépeints que c’en est très amusant ». Une renommée très durable, puisque de fréquentes reprises plus ou moins intégrales sont attestées jusqu'à peu avant la Révolution. Preuve supplémentaire de son mérite, l'œuvre fut dûment parodiée sur les tréteaux, en 1710 dans La Foire galante ou le mariage d'Arlequin, et en 1715 avec Arlequin Lustucru, grand Turc et Télémaque.

Si L'Europe Galante est encore une rareté baroque, elle n'est plus vraiment ce qu'on nomme une redécouverte. Au disque existent d'infimes extraits, qu'on les doive à Roger Désormière avant guerre, à Gustav Leonhardt en 1973 ou à Hugo Reyne en 1999. Après la vraie résurrection, menée par Marc Minkowski à Versailles en 1993, dont circule une captation « pirate », on compte, au moins en Europe : l'Académie d'Ambronay de 2005 confiée à William Christie, une restitution allégée signée Skip Sempé au Festival Oude Muziek d'Utrecht en 2013, une version de concert versaillaise de Sébastien d'Hérin l'an passé (lire le compte-rendu dans ces colonnes), premier enregistrement officiel à la clef ; enfin, en 2017/18, une production d'Hugo Reyne à la Chabotterie, puis à Vienne. Le CMBV a basé le spectacle de l'Orangerie de Potsdam sur l'édition critique de cette dernière, due à Nicolas Sceaux.

L'argument, par conséquent, est mince. La Discorde conteste à Vénus l'universalité de l'Amour, leur dispute introduisant les quatre vaudevilles nationaux : successivement France, Espagne, Italie et Turquie (étonnamment, en dépit des indications de l'édition originale, Espagne et Italie ont été permutées). Français batifoleurs, Italiens emportés, Espagnols sentimentaux et Turcs en harem : les archétypes voire stéréotypes se succèdent au fil des entrechats, chœurs et ariettes ; celles-ci parfois en langue vernaculaire, ou lingua franca (sabir) dans le cas ottoman. Par-delà frontières et billevesées, Vénus triomphe et la Discorde concède sa défaite.

Patrick Cohën-Akenine, à la tête de ses Folies Françoises et du Collegium Marianum de Prague, a dû comme ses prédécesseurs faire endosser plusieurs personnages à chaque chanteur en fonction des tessitures. Luxe inouï, il dispose – en plus de deux dessus – de deux hautes-contre et de trois basses ; avantage du retour aux sources, la Discorde est comme à la création dévolue à une basse-taille au lieu d'un bas-dessus, ce qu'à notre connaissance seul Minkowski avait respecté jusqu'ici. Le chœur retenu est celui des Chantres du CMBV, et la mise en scène se voit confiée à Vincent Tavernier. À ce vétéran s'associe comme souvent la Compagnie de danse l'Éventail de Marie-Geneviève Massé... laquelle connaît d'autant mieux son affaire, qu'elle chorégraphiait déjà la production Christie-Ambronay de 2005.

À défaut de Neues Palais Theater, l'Orangerieschloß, pour être un lieu prestigieux, n'est évidemment pas conçu pour la scène, ce qui rend indulgent envers le résultat. Tavernier dispense quelques astuces, telles les harangues assorties d'un tirage au sort des nations, les machines à écrire martelant le prologue bien en rythme avec la musique, quelques irruptions de chanteurs parmi les travées – ou des accessoires plaisants et colorés (les fausses robe et mantille de l'Espagnole, le tapis volant en trompe l'œil du Bostangi). La direction d'acteurs, tout à fait correcte, ne compense qu'en partie la frugalité d'autres expédients plus scolaires. Et, quelque aboutie que soit leur gracieuse technique, les six danseurs ne suscitent que peu d'adhésion, fût-ce au second degré, à leurs oripeaux et colifichets.

Cette impression mitigée appelle en compensation une exécution musicale sans faiblesse : l'orchestre et son chef s'y emploient. Seule une relative monotonie, une absence de contraste fort entre les trois premiers volets vient légèrement entacher une prestation solide, au sein de laquelle brillent un continuo de haute qualité, des tessitures de cordes homogènes et une stimulante variété de percussions ou bruitages (grelots, tambourins, castagnettes, sifflets...) que Peter Bauer manipule avec des dons de sorcier. Cohën-Akenine se montre aussi efficace en épaulant de son propre violon les nobles épanchements des récits, qu'en scandant les rondeaux et autres forlanes ; ou en dirigeant les Chantres, ces jeunes pousses dopées à l'engrais Olivier Schneebeli, qui comme à l'accoutumée n'appellent que des éloges.

Le plateau vocal n'est pas loin de mériter les mêmes lauriers ; néanmoins, il se trouve çà et là quelques fâcheries. Chantal Santon Jeffery, assidue de ces investigations et experte en opéra-ballet (du moins ramiste), a le mérite de l'endurance, ouvrant et fermant les festivités sous les atours exigeants de Vénus, tout en participant aux autres actes, à l'exception de l'Espagne. La splendide musique de l'Italie sied à sa grande virtuosité, et elle compose au sérail une Zaïde touchante et aimante (magnifique duo avec Zuliman). Moins réussie, sa bergère française met à nu une projection modeste, d'autant que sur toute la soirée la diction est peu intelligible. Celle d'Eugénie Lefebvre l'est à peine plus, mais la cantatrice – elle aussi très polyvalente – projette mieux, avec un abattage intéressant dans ses deux rôles de répudiées, la Turque Roxane et surtout la Française Doris. Son Espagnole très piquante séduit pareillement.

Côté hautes-contre, la satisfaction est au rendez-vous. La discographie de l'Américain Aaron Sheehan atteste d'une déjà longue pratique du chant baroque français auprès du Festival de musique ancienne de Boston. C'est à lui que reviennent Octavio et Dom Pedro : les deux mettent en valeur, outre une prononciation soignée, une belle respiration et un phrasé intelligent. Tout au plus peut-on lui reprocher une certaine mollesse dans les saillies les plus enflammées de l'Italien, ce que rachète, chez l'Espagnol, un Air du sommeil (bien entendu démarqué du modèle lullyste d'Atys) tout de distinction et de poésie. Le duo qui suit avec la basse Dom Carlos est aussi un savoureux, quoique trop bref, moment de musique.




Clément Debieuvre excelle de même ; si ses quatre avatars ne sont pas les plus développés, leur brièveté même exige, pour frapper l'auditeur, une aura conséquente. À seulement vingt-cinq ans, ce pur produit de la manécanterie versaillaise la possède sans aucun doute. Le matériau agréable, délié, châtié même, et bien projeté, à l'aise dans le haut du registre, est capable d'aigus capiteux et déjà ! de demi-teintes suggestives. Le clou est dans sa sérénade italienne Amore, dammi consiglio (cet incipit ne figure pas dans l'édition critique : serait-elle empruntée à Louis Marchand ?), déployée sans inutile afféterie mais avec un minimum de charme – tel Roméo au balcon. Avec un peu d'expérience supplémentaire, ce prometteur ténor à la française aura des atouts à faire valoir en tant que tenore di grazia.

Les trois clefs de fa s'avèrent particulièrement convaincantes. Le baryton Philippe-Nicolas Martin est une vraie chance pour une Discorde rendue à sa tessiture d'origine ; l'éclectique jeune homme au curriculum vitæ déjà fort étoffé réussit, par son émission autoritaire sans excès, et sa diction princière, à conférer une réelle existence à une allégorie fugace, et de surcroît vaincue. L'expérimenté Lisandro Abadie n'a plus rien à prouver dans ce répertoire, or pas une once de routine ne transparaît chez son Dom Carlos ibérique, comme chez son Bostangi ottoman. Sa basse sonore et enveloppante, au français ciselé, convient autant aux épanchements sanguins du premier qu'aux bouffonneries décalées du second (un autre « lullysme » d'ailleurs, où est flagrant l'emprunt à la turquerie du Bourgeois Gentilhomme).

Les moyens du baryton-basse Douglas Williams – encore un jeune – ne sont pas moins virils. Il partage avec Aaron Sheehan, en sus de la nationalité, une belle pratique baroque au sein du Festival de Boston, ainsi qu'un bon français chanté. Sylvandre et Zuliman, ces bellâtres volages et falots, doivent à son mordant presque carnassier, bâti sur un timbre enjôleur et une projection impeccable, de nous captiver quelque peu. Ici ou là toutefois, la phrase se fait grasseyante : ce léger manque de distinction gênerait dans la tragédie lyrique, mais ne porte pas trop à conséquence dans ces fredaines sans grand enjeu. C'est enfin à sa prestance qu'échoient les présentations parlées : son allemand sonne superbement, le fait qu'il se soit établi à Berlin n'y étant sans doute pas indifférent.



Publié le 29 juin 2018 par Jacques Duffourg-Müller