Les Fêtes vénitiennes - Campra

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Campra, d’Aix à Marseille

Depuis de nombreuses années le Festival Mars en Baroque égaie chaque printemps provençal de concerts baroques disséminés dans la cité phocéenne : aux traditionnelles églises et salles de concert s’adjoignent des lieux plus insolites (Musée des Beaux-Arts, Archives départementales, et même cette année les hôpitaux de la ville, auxquels deux concerts sont destinés). Le programme inclut habituellement la représentation d’un opéra baroque au Théâtre de La Criée, ancienne Criée aux poissons située sur le Vieux Port et superbement réaménagée. En 2016 déjà nous avions assisté à la recréation de L’Oristeo, ouvrage de Francesco Cavalli qui n’avait plus été donné depuis le XVIIème siècle (lire ou relire notre chronique). Cette année le choix de Jean-Marc Aymes, directeur artistique du Festival , s’est porté sur Les Fêtes vénitiennes, œuvre du compositeur aixois (donc voisin) André Campra (1660 – 1744).

Rappelons que cet opéra-ballet connut un succès éclatant à sa création (le 17 juin 1710 à l’Académie royale de Musique). Ce succès fut durable puisque l’œuvre fut reprise régulièrement jusqu’en 1775 à Paris, et donnée également en province (sa représentation à Lyon est documentée) . Initialement composée d’un Prologue (Le Triomphe de la Folie sur la Raison dans le temps du Carnaval) et de trois Entrées (La Fête des BarquerollesLes Sérénades et les JoueursLes Saltimbanques de la Place Saint-Marc ou l’Amour saltimbanque), la partition subit de nombreux remaniements au cours des différentes reprises : suppression puis retour du prologue, ajouts de nouvelles entrées (La Fête marine, Le Bal ou le Maître à danser, L’Opéra ou le Maître à chanter, Le Triomphe de l’Amour et de la Folie) venant se substituer à celles existantes, ou en combinaison. L’ordre respectif des entrées fut également modifié lors de ces reprises.

Toutes ces combinaisons sont favorisées par l’extrême plasticité du livret d’Antoine Danchet : tandis que le prologue nous rappelle que le Carnaval écarte toute raison pour céder à la folie et à l’amour, chacune des entrées constitue un épisode parfaitement autonome, une courte et plaisante aventure qui mêle musique, chant et les indispensables ballets, que l’on imagine sans peine dansés dans des costumes somptueux. Le lieu (Venise) et l’époque de son célèbre Carnaval (qui allait attirer en masse les touristes européens fortunés tout au long du XVIIIème siècle) servent de cadre commun très libre à ces différentes intrigues.

La dernière reprise en France remonte à notre connaissance à la magnifique production de Robert Carsen, dirigée par William Christie et avec le concours du Scapino Ballet de Rotterdam, à l’Opéra Comique début 2015. Les trois entrées choisies pour la représentation étaient Le Bal, Les Sérénades et les Joueurs et L’Opéra. Malgré une distribution superlative (avec notamment Emmanuelle De Negri, Elodie Fonnard, Reinoud Van Mechelen, Marc Mauillon et Geoffroy Buffière) il n’en existe pas de DVD (de nombreux extraits, visibles sur YouTube, permettent toutefois de s’en faire une idée). Pour cette représentation en version de concert, Concerto Soave proposait le Prologue, suivi de deux entrées (L’Amour saltimbanque et Les Sérénades et les Joueurs).

Tour à tour Carnaval et Héroclite au prologue, Filindo (chef des saltimbanques) à la première entrée et Léandre dans la seconde, le jeune baryton français Romain Bockler se taille le rôle principal de cette production. La diction est claire et parfaitement intelligible, la projection stable et assurée. Si le timbre n’est pas exempt d’une certaine dureté dans la première entrée, celle-ci disparaît dans la seconde entrée au profit d’accents plus onctueux, et d’aigus jusque-là insoupçonnés (en particulier dans l’air final Fais qu’un aimable objet, particulièrement brillant). Gageons que cette voix devrait avoir un bel avenir dans le répertoire baroque français. Malgré l’absence de mise en scène, retenons aussi le talent d’acteur du chanteur, particulièrement expressif dans sa surprise feinte lors du dénouement du quiproquo des Sérénades.

Le ténor anglais Sean Clayton s’illustre avec beaucoup d’à-propos dans ce répertoire, particulièrement redoutable pour tout chanteur dont le français n’est pas la langue maternelle. Non seulement sa prononciation est impeccable, mais il donne à chacune de ses interventions une truculence très personnelle, à travers des inflexions particulièrement expressives mais savamment calculées afin de ne pas excéder dans les codes formels assez stricts de ce répertoire. Son duo avec Héroclite au prologue (Nous les rappelons vainement) est particulièrement comique, et chacune de ses courtes interventions au cours des deux entrées s’avère tout à fait jubilatoire. En revanche le très jeune contre-ténor Sylvain Manet (rôles d’Eraste et Suivant de la Fortune) se retrouve tout à fait à contre-emploi dans ces rôles de haute-contre à la française. Il ne parvient pas à y trouver son équilibre vocal, hésitant entre une voix de tête forcément trop étroite et une voix naturelle trop grave pour la partition.

Du côté des femmes la soprano Cristina Kiehr campe avec beaucoup d’autorité les rôles de l’implacable Raison (qui devra cependant céder les lieux à la Folie) au prologue, de Léonore (première entrée) et d’Isabelle. Sa diction souffre cependant d’un manque d’intelligibilité dans certains airs. Nous avons toutefois particulièrement apprécié son air Amour, sans les soupçons, au début de la seconde entrée. Autre soprano, Lise Viricel affiche un timbre cristallin aux reflets charmeurs. Elle donne d’emblée brio et vivacité à la Folie, même si la projection, insuffisamment ajustée, se perd quelque peu dans la grande salle. Son intervention en Amour saltimbanque (Venez tous) à la première entrée est particulièrement réussie, avec cette fois un volume parfaitement réglé, et sur un superbe accompagnement orchestral, qui se développera jusqu’au ballet final. Enfin la très jeune Alice Duport-Percier s’acquitte aimablement de l’air italien d’Irène (La farfalla), chanté depuis un balcon de la salle.

Emmené par Jean-Marc Aymes, l’orchestre Concerto Soave déploie beaucoup de finesse, en particulier dans ses cordes. Le ballet final de la première entrée, autour de l’Amour saltimbanque, est un véritable régal pour les oreilles. De manière générale les parties purement orchestrales sonnent avec verve et relief, permettant à l’auditeur d’imaginer sans peine les brillantes chorégraphies d’une version scénique.

Enthousiasmé, le public marseillais a longuement et chaleureusement applaudi le concert, obtenant la reprise de la forlane et du chœur final de la seconde entrée. Souhaitons que le succès de cette production incite d’autres salles à proposer une version scénique complète de cette œuvre du compositeur aixois.



Publié le 13 mars 2019 par Bruno Maury