Entre dos tiempos... - Ensemble Los Temperamentos

Entre dos tiempos... - Ensemble Los Temperamentos ©Los Temperamentos © Yann Jenny-Audio - Festival de musique baroque et sacrée de Froville (54)
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Entre deux temps…

Depuis plus d’une année, à cause d’un virus tenace, notre quotidien est bouleversé voire « chamboulé » entre la vie d’avant la pandémie et celle d’aujourd’hui. Confronté à sa dualité naturelle, l’être humain doit sans cesse naviguer à vue entre insouciance et prise de conscience…
C’est en ce sens, que le festival de musique baroque et sacrée de Froville (Meurthe & Moselle) orchestre sa saison 2021. Rappelons qu’il s’agit de la 24ème édition ! Pour assurer l’entière sécurité de tous les intervenants (artistes, public,…), les membres bénévoles ont su s’adapter aux normes gouvernementales préconisées. Saluons leur entière implication et remercions-les pour le travail accomplis pour faire vivre et rayonner ce festival.

Même si des changements sont intervenus, gardons précieusement en mémoire que de petits accommodements ou ajustements valent mieux que la grande privation imposée du RIEN… Il était un temps, pas si lointain, où la Culture était jugée de bien non-essentiel… La directrice artistique du festival, Laure Baert, dresse un constat poignant dans lequel elle évoque entre autres le soutien inconditionnel du public.
Le premier changement est celui de la délocalisation du concert en extérieur. Depuis sa création, l’église romane du prieuré de Froville demeurait la scène officielle du festival. Face à l’affluence de réservations et à la clémence du temps, le concert a trouvé lieu et place dans le verger attenant à l’édifice. Scène éphémère ! Le second est lié à l’acoustique. Etant organisé dehors, la « qualité » du son pouvait poser problème. Les organisateurs ont donc opté pour la sonorisation du concert. L’ingénieur du son, Yann Jenny, a mis sa compétence pour relever le défi, ceci avec brio.

Sous un soleil digne des cieux d’Amérique latine, Los Temperamentos (en français, Les Tempéraments) propose le programme « Entre dos tiempos », littéralement « Entre deux temps ». Projet construit sur une métaphore ! Les artistes envisagent la vie comme « une danse qui change constamment de rythme. » Devons-nous entrapercevoir les prémices d’un concert riche en couleurs bigarrées ? Si nous nous en référons aux différentes nationalités des artistes de l’Ensemble, la réponse est connue ! Soulignons qu’ils ne se produisent que très rarement sur le sol français.
Fondé en 2009, Los Temperamentos est spécialisé dans la musique des XVIIème et XVIIIème siècles. L’Ensemble met en résonance les relations entre deux « mondes » apparemment opposés : celui de la musique baroque d’Amérique latine et celui de la musique baroque du vieux continent. Ses membres viennent d’Allemagne, Chili, Colombie, France, Mexique et Portugal.

Depuis l’arrivée des conquistadores à la fin du XVème siècle, le continent est divisé en vice-royautés dotées chacune d’un gouvernement propre, lui-même placé sous pleine autorité espagnole. Bien que tenant une place indissociable dans la célébration du culte pour les populations autochtones, l’occupation espagnole, pour part délétère, a introduit un style musical inconnu sur le nouveau continent. Les « ouvriers du changement » sont issus de congrégations religieuses : d’abord les franciscains, puis les dominicains et les augustins, enfin les jésuites. La Musique devient alors une arme d’évangélisation au service dans la toute puissante Espagne. Dès les années 1520, les indigènes sont « enrôlés » dans des maîtrises. De plein gré ou par intérêt face aux avantages soulevés ? Exonération d’impôts, carrière de musicien professionnel, ... Cette dernière promesse n’est qu’illusoire puisqu’ils restent confinés à des postes subalternes. Jugée inconvenante, leur présence dans les maîtrises est réduite par l’Eglise dès 1561.
Le profane, issu de la culture indigène, se mélange au sacré importé du vieux continent. La musique, la danse et les offices sont associés en devenant une seule entité. La rencontre des harmonies et du contrepoint engendre un kaléidoscope de nouvelles formes musicales. Ceci développe un métissage d’instrumentations et de rythme. Les instruments d’Amérique latine côtoient ceux venus d’Europe, où l’orgue s’impose comme instrument du divin. Cette union féconde donne naissance à des lignes mélodiques d’une extrême richesse.

Ainsi le programme, proposé en ce dimanche après-midi, met à l’honneur les compositeurs italiens Benedetto Giacomo Marcello (1686-1739) et Domenico Scarlatti (1685-1757) ainsi que l’espagnol Juan Francés de Iribarren (1699-1767). Mais aussi des compositeurs anonymes. La présence de compositeurs transalpins se justifie par l’éveil de l’Espagne à la musique italienne. Rappelons que Scarlatti a servi, en tant que maître de clavecin, la maison de Marie Barbara de Bragance (1711-1758), épouse de Ferdinand VI (1713-1759), roi d’Espagne et des Indes. Entendons par Indes, les Indes occidentales espagnoles : nom donné par les conquistadores à l’Amérique. Scarlatti meurt à Madrid.
Quant aux compositeurs anonymes, ils sont regroupés dans un manuscrit datant de la fin du XVIIIème siècle: le Codex Martinez Compañón. Ce manuscrit porte le nom de l’évêque de Trujillo (ville au nord-ouest du Pérou), Baltasar Jaime Martínez Compañón (1737-1797). Rédigé entre 1782 et 1785, il contient 1411 aquarelles et 20 partitions décrivant la vie dans son diocèse. Il réunit la presque totalité des chansons (populaires ou dédiées à la Vierge) de tradition orale. Le Codex peut-être considéré comme le témoignage de la vitalité de la musique vocale à l’époque baroque. En Europe, le manuscrit est connu par l’exploration qu’a réalisée le chef argentin, Gabriel Garrido, spécialisé dans le répertoire baroque italien et le patrimoine musical baroque d’Amérique du Sud.


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Aquarelle extraite du Codex Martinez Compañón © Libre de droits / Domaine public


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Aquarelle extraite du Codex Martinez Compañón © Libre de droits / Domaine public

Cette esthétique baroque qui découle du programme ne pouvait être sublimée que par les musiciens de Los Temperamentos. Leur fougue et leur passion vont habiter cette musique à caractère unique. Ils confessent aisément que « jouer le répertoire baroque d’Amérique latine est assez simple, mais l’interpréter est une autre chose. »
Tout au long du concert, ils développent des couleurs nuancées à souhait tout en conservant la finesse musicale. Une musique pourtant gravée fermement dans l’Histoire. Ils portent au pinacle l’esprit des populations amérindiennes, si durement frappées par la colonisation et l’évangélisation. Nous ne pouvons qu’en être plus réceptifs…

Le flûtiste chilien Felipe M. Egaña ravit dès l’allegro de la Ciaccona, extraite des XII Sonates pour flûte seule, opus 2 de Marcello. De son instrument s’exhale une musique intimiste. Ecoutons la douceur du propos soutenu par le souffle léger et continu du flûtiste. L’agilité de ses doigts servent les traits ornementaux s’inscrivant dans l’expressivité baroque. Il porte une dimension enjouée dans Cachua la Despedida de Guamachuco. Il ornemente son phrasé de trilles légères dans le final de Lanchas para Baylar, chanson pour la pluie. Les sonorités s’imbibent d’influences amérindiennes : structure rythmique fondée sur la danse, structure en hémioles, … Les notes sont dites en hémioles lorsqu’elles s’inscrivent dans le rapport de 3 = 2, autrement dit lorsque trois notes sont rendues égales à deux. Illsutration du titre du concert « Entre dos tiempos » ! La pièce traditionnelle anonyme du Codex, consacre l’excellence du musicien. Les notes coulent, jaillissent sans obstacle du corps de la flûte. Son intervention dans la Suite Indigena : Bayle de danzantes con pifano et tamboril est tout autant remarquable de par sa vitalité. La Suite Indigène est une appellation donnée par l’Ensemble et qui regroupe vingt compositions du Codex. Le flûtiste gardera la même fraîcheur musicale lors de ses autres interventions, cultivant les champs harmoniques et mélodiques.

Le guitariste mexicain Hugo Miguel de Rodas Sanchez reçoit notre adhésion dès l’allegro de la Ciaccona, extraite des XII Sonates pour flûte seule, opus 2 de Marcello. A la guitare baroque, ici une guitare à cinq chœurs, il développe des effets très expressifs, en accord avec le style baroque. La guitare à cinq chœurs comporte des cordes doubles (appelées chœurs), à l’exception de la plus aiguë dénommée la chanterelle. Les cordes sont disposées selon un accord dit embrassé. La Sonate pour clavecin en ré mineur K 89 L 211 de Scarlatti offre au guitariste l’opportunité de tirer parti des spécificités organologiques de l’instrument. En particulier, l’allegro (Quasi Tumbao) souligne le chant lumineux du guitariste où les notes conjointes, jouées sucessivement et sans actionner la touche (jeu dit en campanella, en clochette), éclairent la mélodie. Remarquons les séries de trilles avec dissonances naturelles. Le son est aux couleurs de l’Amérique latine. Sa qualité interprétative est confirmée par sa prestation dans Tonada El Congo (in Codex Martinez Compañón). La pièce narre la vie d’un esclave noir. Bien que mélancolique, elle n’en demeure pas moins rythmée. Quittant sa guitare pour accompagner la Tonada la Brujita de Guamachuco, il se saisit d’un instrument singulier : un quijada. Mot espagnol signifiant « mâchoire », le quijada est un instrument de percussion utilisé, entre autres, dans la musique péruvienne et andine. La mâchoire peut provenir d’un âne, d’un cheval ou d’une vache. Elle est travaillée pour que les dents se déchaussent légèrement. Le son est produit soit par l’entrechoquement des dents, soit par le frottement de celles-ci avec une baguette. Celle utilisée ici est une mâchoire d’âne. Petite anecdote : non loin de la scène se trouve un âne qui ponctue de manière régulière le concert par ses braiments baroques « hi han, hi han, … ». Si âne savait, âne se tairait…


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Quijada, mâchoire inférieure d’âne © Libre de droits / Domaine public

Autre instrument à cordes pincées, le clavecin est confié aux mains de Nadine Remmert. Née en Allemagne, la claveciniste affirme d’entrée de jeu la qualité interprétative, autrement dit l’art de toucher le clavecin si cher à Couperin. La Sonate K 89 de Scarlatti, sous son doigté, se drappe d’un son timbré et clair. Le style « scarlatti » se reconnaît aisément grâce à la rhétorique baroque des affetti (sentiments, passion de l’âme) et l’écriture audacieuse voire novatrice pour l’époque. La claveciniste marque les contrastes tout en préservant une certaine fluidité. Notons la précision des ornements vifs de l’allegro. Les « tremblements » sont réguliers, quelle que soit leur vitesse. La musicienne leur donne une gradation subtile, les commençant plus lentement qu’ils ne finissent. D’abord, elle soigne l’appui de la première note sur le temps en la faisant durer juste ce qu’il faut. Puis, elle accélère légèrement tout en conservant la régularité. Enfin, elle arrête l’ornement de manière nette. Sa précision se remarque également lorsqu’elle assure le continuo (ou basse continue). Ce dernier reste discret sans s’effacer pour autant derrière les tutti instrumentaux. Musicienne accomplie, elle procure un effet de surprise. Dans La despedida de Guamacho et Polo Margariteño, elle vient colorer d’une voix bien assise et claire, celle de la soprano. Du plus bel effet !

Les instruments à cordes frottées sont au nombre de trois : un violon, un alto et un violoncelle. Effectif réduit mais efficace !
Le violon « chante » sous l’archet de la portugaise Alice Vaz. Toutes ses interventions témoignent de la technique maîtrisée de jeu de la main gauche et de la main droite. Pour nous, sa prestation la plus remarquable est celle de la pièce de Juan Francés de Irabarren, Vaya de Xácara. La main gauche jouit d’une extrême liberté ce qui libère le jeu de base (appuis des doigts sur les cordes) et le démanché (déplacement de la main sur le manche pour jouer plusieurs notes avec une seule corde). La droite, quant à elle, fait littéralement danser l’archet sur les cordes pour faire sonner le violon. L’archet tient un rôle majeur, car il permet d’assurer la cadence. La violiniste utilise avec art le porté (variation de pression de l’archet sur les cordes entre les notes) et le bariolage (l’archet passe entre les cordes en accéléré). Nous sommes sensibles à sa façon de jouer.
Il en est de même pour l’alto tenu par la française Domitille Gilon qui nous conquiert par le son clair et pur de son instrument. Nous regrettons que son rôle ne se soit limité qu’à l’accompagnement. Cependant, elle a su enrichir le discours d’élégants ornements. Saluons sa belle prestation !
Dernier instrument de la famille des cordes frottées, le violoncelle résonne dans les mains du chef colombien Néstor Fabián Cortés Garzón. Le mouvement grave de la Sonate K 89 de Scarlatti met en surbrillance la voix de l’instrument. D’abord retenu en fond sonore, il laisse s’exprimer la guitare et le clavecin. Puis prend part à la conversation galante pour finalement s’imposer tout en nuances dans le thème musical. Ses sonorités, proches de la voix humaine, déclenchent une forte émotion. Quelques regards émus se devinent derrière le masque ! Nous sommes bienheureux d’entendre l’instrument au-delà de son rôle habituel (l’accompagnement, la basse continue). Sans savoir pourquoi, nous apprécions fortement le jeu en pizzicati intervenant dans la Cachua la despedida et la Suite Indigène.

Placé à la droite du violoncelliste (vue du public), le percussionniste comlombien Miguel Altamar de la Torre marque sa présence affirmée dès la première pièce. Au tambour (bombo legüero, tambour argentin), il crée une grande variété sonore. Il manie excellemment le jeu des nuances allant du pianissimo ou fortissimo, cela sans grande peine. Pour donner le rythme dans la Tonada la Bruijita de Guamachuco, il se sert d’un instrument hispano-portugais : le pandeiro (sorte de tambour de basque). Il alterne plusieurs types de frappes dans des motifs répétitifs, appelés batidas. Pour agrémenter la pièce Polo Margariteño (in Codex), il scande le rythme grâce à des petites boules ressemblant à des maracas dénuées de manche. La chanson d’amour n’en est que plus séduisante. Pour le bis, un chant provenant de Colombie sans en connaître le titre exact, il se sert d’une caisse en bois à la manière d’un cajón. Instrument de musique inventé au Pérou au XVIIIème siècle, le cajón est une caisse de résonance parallélépipède en bois. A l’origine, il s’agissait probablement d’une caisse destinée à la cueillette des fruits ou à la pêche, les esclaves n’ayant pas accès à d’autres matériaux. Observons la manière dont le percussionniste fait rebondir ses mains pour obtenir plus ou moins de résonance.

A sa droite, se tient la soprano allemande Swantje Tams Freier. Une robe bicolore, rouge et noir, relève les traits charmants de son visage et le blond doré de sa chevelure. A l’image de son minois, au sourire généreux, la voix est ravissante. Tantôt légère et fine dans la despedida de Guamachuco, la voix est douce et nette, rappelant le chant de la flûte. Tantôt cristalline et équilibrée, donc sans aucun défaut, dans la Tonada la Brujita de Guamachuco ou encore mélodieuse et profonde dans la Vaya de Xácara. Une signature vocale inoubliable ! Remarquons également son jeu d’actrice lorsqu’elle personnifie la jalousie (in la Tonada la Selosa). Quelques paroles des deux dernières pièces, Cachua Al Nacimiento de Christo Nuestro Señor « Niño il mijor » et Cachua Al Nacimiento de Christo Nuestro Señor « Dennos Lecencia » sont chantées en quechua, ensemble dialectal assez diversifié parlé au Pérou. Au dire d’une personne d’origine espagnole, présente au concert, sa prononciation de l’espagnol est excellente.
Si la claveciniste a surpris l’auditoire lors des duos vocaux (La despedida de Guamacho et Polo Margariteño), la soprano provoque également l’étonnement. Elle se saisit d’une flûte à bec pour prendre part au tutti instrumental du Lanchas para Baylar. Dernière facétie, la reprise de la mélodie du bis sur laquelle elle greffe dans un parfait accent français : « J’adore chanter à Froville devant un public incroyable […] Et si la musique vous a plus, n’hésitez pas à acheter un, deux ou trois CD. »

Le soleil brûlant a amplifié l’immersion dans le métissage rythmique des influences ibériques et amérindiennes. Nous avons été témoins d’une culture où la tradition orale a traversé les siècles. Nous avons ressenti le rôle primoridial joué par la mélodie, allant jusqu’à prendre le pas sur l’accompagnement. Malgré les « pages noires » de la colonisation du Nouveau Monde, la palette de couleurs n’a jamais été aussi rayonnante, aussi chatoyante !. La musique traditionnelle s’est intégrée, imbriquée dans celle venant d’Europe et inversement.
Les artistes de Los Temperamentos nous ont communiqué, avec entrain, leur joie de vivre. Nos corps, même alanguis par la chaleur, auraient puisé dans leurs dernières forces pour danser.
Ainsi s’achève notre voyage à travers les époques, à travers les civilisations, autrement dit « entre deux temps »…



Publié le 17 juin 2021 par Jean-Stéphane SOURD DURAND