Giulio Cesare - Haendel

Giulio Cesare - Haendel © Jean-Yves Grandin
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Le triomphe de Jules César

Si Giulio Cesare in Egitto n’est plus représenté aux XVIIIe et XIXe siècles après 1737 malgré l’énorme succès de la création à Londres en 1724 et les nombreuses reprises qui ont suivi, sa disparition du répertoire fut néanmoins moins longue que pour nombre d’ouvrages de Haendel. En effet, il réapparaît en Allemagne dès 1922 – dans une version tronquée, privée des da capo et transposée pour barytons en ce qui concerne César et Ptolémée – et ne quitta plus le répertoire depuis. Le retour à des interprétations fidèles à la superbe partition de Haendel devra néanmoins attendre les années 70, mais depuis, Giulio Cesare est devenu l’opera seria le plus représenté et nombre de grands noms du chant et de la direction s’y sont produits, succédant aux prestigieux créateurs : Senesino (Cesare), Francesca Cuzzoni (Cleopatra), Anastasia Robinson (Cornelia), Margherita Durastanti (Sesto), Gaetano Berenstadt (Tolomeo)…

Inspiré (très) librement de pages historiques, Giulio Cesare s’inscrit dans la tradition baroque vénitienne et s’il nous conte des histoires de pouvoir, de luttes politiques et de trahisons, cet opéra est aussi l’occasion d’une description psychologique des personnages d’une finesse rarement atteinte à cette époque. Les arias exposent les personnages, leurs hésitations, leurs ambiguïtés, leur courage et leurs lâchetés, leur humanité enfin.

La version de concert proposée par le Théâtre des Champs Elysées réunissait un plateau exceptionnel qui a tenu ses promesses et a donné lieu à une longue standing ovation pour cette première des deux représentations programmées. Version de concert sans pupitres et ni partitions et avec une esquisse de mise en espace plutôt réussie et très agréable.

A la tête des Musiciens du Prince-Monaco, Gianluca Capuano rend justice à ce chef d’œuvre baroque entraînant son orchestre avec une variété de couleurs et de nuances qui soulignent les états d’âmes des protagonistes du drame dans une interprétation parfois impétueuse, souvent sensible, toujours enthousiaste. Sa direction est très attentive aux équilibres, tant entre les différents pupitres qu’avec les chanteurs. J’ai néanmoins regretté la disparition des rôles de Nireno et de Curio dans cette version raccourcie, alors même que Curio est cité plusieurs fois dans le texte, et l’entracte posé comme un cheveu sur la soupe juste après le V’adoro pupille (qui est la scène … II de l’acte II), entracte qui rompt de façon flagrante la continuité du récit.

En Achilla, José Coca Loza fait la démonstration d’une superbe technique de basse baroque et semble très à son aise, notamment dans un très réussi Tu sei il cor.

Max Emanuel Cenčić s’empare avec gourmandise du rôle de Tolomeo que ses remarquables talents d’acteurs lui permettent de caractériser avec une facilité déconcertante. La voix, avec la maturité, est devenue superbe, avec ces teintes sombres, comme fumées, qui donnent toute sa dimension inquiétante à ce jeune roi pervers. Son Domero la tua fierezza est un monument de méchanceté triomphante.

Sara Mingardo est parfaite en matrone outragée, digne et vengeresse. Son chant reste éloigné de la virtuosité démonstrative imposée aux autres interprètes et la facilité déconcertante avec laquelle elle module son timbre qui reste clair tout en explorant des couleurs graves et profondes. Le duo qui clôt l’acte I (Son nata a lagrimar) est profondément bouleversant. Elle y est soutenue par le Sesto de Kangmin Justin Kim, dont le timbre a considérablement gagné en épaisseur ces dernières années et qui caractérise à merveille l’adolescent outragé et excessif qu’est l’orphelin de Pompée.

Giulio Cesare impose une Cléopâtre de très grande classe. Cecilia Bartoli est à l’évidence une des meilleurs interprètes possibles de ce rôle dont elle se délecte avec une aisance impressionnante. Le style de chant est impeccable, et du Non disperar. Chi sa ? au Da tempeste ébouriffant, en passant par un magistral V’adoro pupille, un Se pietà di me non senti bouleversant, la prestation est irréprochable. C’est dans le Piangerò que Cecilia Bartoli atteint des sommets, nuançant à l’infini les couleurs et les intonations. Les immenses qualités de la chanteuse devraient la dissuader de se laisser aller à en faire un peu trop, que ce soit sur scène (les effets comiques trop appuyés à force de grimaces et d’œillades, ou encore cette exagération de l’épuisement après un Piangero certes exceptionnel), ou en « starifiant » un peu trop (la coupure de l’entracte citée plus haut ou la présence de son nom en tête de distribution).

Le grand triomphateur de la soirée, c’est Carlo Vistoli qui reçoit aux saluts une gigantesque ovation pleinement méritée pour cette prise de rôle (précédée, il est vrai d’une représentation, il y a quelques jours à Luxembourg). Habitué à l’entendre dans le rôle de Tolomeo, on attendait avec impatience de l’entendre dans ce rôle écrit pour un contralto, dont l’écriture sollicite tout le registre et, en particulier les graves. Carlo Vistoli s’en sort avec une aisance époustouflante, sa capacité à gérer les notes de passage de façon quasi indétectable lui permettant d’aller chercher des graves de poitrine de toute beauté. On le sent un peu tendu sur sa première intervention, mais très vite, toutes les capacités de cette voix au timbre si beau sont mises en avant : la vocalise est d’une netteté de rasoir, la justesse impeccable, la vélocité stupéfiante. Les da capo sont d’une richesse, d’une audace, d’une inventivité qui deviennent sa marque personnelle. Et jamais la technique ne s’impose à l’intelligence du texte, au sens du mot chanté. J’ai en particulier été ému aux larmes par son Se in fiorito ameno prato, accompagné du sublime violon de Thibault Noally, et subjugué par son Va tacito e nascosto accompagné au cor naturel, qui sont parmi les plus belles interprétations de ces airs qu’il m’ait été donné d’entendre. Carlo Vistoli s’impose peu à peu comme l’un des meilleurs contre ténors et l’un des meilleurs spécialistes de ce répertoire exigeant.

Aux saluts, c’est un triomphe qui accueille chacun des protagonistes, et une longue standing ovation pour cette très belle soirée.



Publié le 18 nov. 2023 par Jean-Luc Izard