Giulio Cesare - Haendel

Giulio Cesare - Haendel ©Bertrand Pichène - CCR Ambronay
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Six voix merveilleuses et un orchestre d'exception

Composé par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) en 1723 sur un livret de Nicola Francesco Haym (1678-1729), Giulio Cesare in Egitto a plusieurs titres de gloire, il est l'opéra de Haendel le plus joué, il bénéficie aussi d'un livret riche en action et en sentiments, enfin les deux personnages principaux sont prestigieux voire mythiques. En tout état de cause, Giulio Cesare fait certainement partie des chefs-d’œuvre de son auteur dans ce genre musical avec Rinaldo (le préféré de votre serviteur), Alcina, Agrippina, Tamerlano, Rodelinda.... Créé le 20 février 1724 au King's Theater Haymarket de Londres, il obtint d'emblée un vif succès et fut repris en 1725, 1730 et 1732. Cet opéra bénéficia au jour de sa création d'une prestigieuse distribution avec le contralto Francesco Bernardi dit Il Senesino (1686-1758)) dans le rôle titre, la prima donna Francesca Cuzzoni (1696-1778) dans le rôle de Cleopatra et Margherita Durastanti (?-1734) dans le rôle travesti de Sesto. Cette dernière dont Haendel avait fait la connaissance en Italie fut sans doute son interprète la plus fidèle durant sa carrière de compositeur d'opéras. Pour plus d’informations, on lira avec intérêt l'excellent article publié dans Wikipedia sur Cleopatra VII Philopator. la revue Avant Scène Opéra, numéro 97, consacrée à Giulio Cesare et la chronique sur le récent CD du récital Giulio Cesare de Raffaele Pè.

D'aucuns estiment que Giulio Cesare surpasse les autres opéras de Haendel en beauté musicale, il offre en effet un florilège d'airs d'une beauté admirable. Giulio Cesare m'apparaît plus lisse et consensuel que d'autres opéras du Caro Sassone, il contient, à mon humble avis, moins de dissonances et d'audaces harmoniques qu'Agrippina ou Alcina, moins d'exotisme malgré son titre qu'Alcina ou bien Rinaldo, moins de bruit et de fureur que Tamerlano ou Rodelinda. A son actif, Giulio Cesare, plus que d'autres opéras de Haendel, représente, selon Christophe Rousset, « une synthèse équilibrée du goût français (ouverture et danses), allemand (contrepoint et harmonie) et évidemment du bel canto italien ». Dans un contexte historique très tourmenté (rivalité entre Cesare et Pompeo, entre Cleopatra et Tolomeo), l'opéra ne se complaît pas tout le temps dans le drame, une forme d'humour y est aussi présente, y compris dans la version de concert de ce soir. Cleopatra est un personnage comportant des aspects légers et séducteurs. Selon une anecdote rapportée par Plutarque dans sa Vie de César, elle apparaît devant ce dernier emballée dans un tapis. Cesare n'est pas seulement un héros tragique et certaines interprétations lui donnent un visage avenant sans altérer toutefois la grandeur du personnage qui doit pouvoir à la fin proclamer son titre de roi du monde. Pour résumer, on peut dire que Cesare et Cleopatra sont des personnages essentiellement héroïques pouvant au gré de l'action montrer des traits de caractère plus légers tandis que Sesto et Cornelia sont plus monolithiques et typiques de l'opéra seria que les réformateurs du début du 18ème siècle ont voulu mettre sur pied.

Après une dernière exécution en 1738 à Hambourg, Giulio Cesare va disparaître de l'affiche pendant près de deux siècles. A partir de 1922 il est de nouveau représenté mais dans une forme fortement condensée, les reprises da capo sont supprimées et les rôles de soprano ou alto masculins sont confiés à des barytons ou des basses ce qui dénature en grande partie l’œuvre. René Jacobs en 1991 est un des premiers à proposer une version sur instruments d'époque et respectueuse de la partition au Festival de Beaune. Giulio Cesare est aujourd'hui un des plus représentés parmi les opéras de Haendel avec de remarquables réalisations comme par exemple une version complète exécutée à l'Opéra Garnier en 2011 sous la direction musicale d'Emmanuelle Haïm (disponible en DVD chez Virgin Classics). La distribution était prestigieuse avec Nathalie Dessay dans le rôle de Cleopatra et Lawrence Zazzo dans celui de Cesare, elle a révélé la mezzo-soprano Isabel Leonard dans le rôle de Sesto.

Cet opéra qui contient une quarantaine d'arias, ariosos et récitatifs accompagnés regorge de beautés diverses. Les rôles de Cesare, Cleopatra, Cornelia et Sesto (fils de cette dernière) sont généreusement pourvus d'airs particulièrement expressifs adaptés aux artistes que Haendel avait à sa disposition.

Il Senesino, attributaire du rôle titre, était bien pourvu en airs magnifiques. Dans l'extraordinaire récitatif accompagné, Alma del gran Pompeo, Cesare médite sur la condition humaine. Cette page admirable est écrite dans la tonalité improbable de sol # mineur et se termine en la bémol mineur, enharmonique du précédent. Le texte me semble citer la Bible avec une allusion (Ti forma un soffio e ti distrugge un fiato) au Psaume 103 (L'homme...., il est comme la fleur des champs. Quand un vent passe sur elle, elle n'est plus), étonnante dans la bouche de Cesare. Plus loin Cesare récidive et cite à deux reprises la fleur des champs. L'aria di paragone, Va tacito e nascosto (Le chasseur se taisant et se cachant...), décrit un chasseur animé de mauvaises intentions et contient une flamboyante partie de cor. C'est aussi un Cesare brillant et joyeux que l'on entend dans Se in fiorito ameno prato (Si, dans un pré fleuri et accueillant...). Il est accompagné par une partie de violon solo virtuose, très italienne. Avec Christopher Lowrey, nous avions la chance d'entendre un Cesare quasiment idéal. Le contre ténor a tout pour lui, une voix à la projection puissante mais en même temps un timbre doux et brillant. Cette voix aux couleurs changeantes s'adaptait parfaitement au caractère des airs, héroïque dans l'air avec cor, Va tacito e nascosto, ou bien dans l'aria di guerra, Al lampo dell'armi, elle trouvait des accents inattendus et rendait pleinement justice à la profondeur du récitatif accompagné Alma del gran Pompeo. Une pointe d'humour anglo-saxon était tout à fait de mise dans la pastorale, Se in fiorito ameno prato, réponse du berger à la bergère.

Francesca Cuzzoni, soprano (Cleopatra), était la reine du spectacle avec huit airs et un duo. Tutto puo, donna vezzosa (Une jolie femme a tous les pouvoirs) apporte une touche de légèreté, de charme et d'esprit. Trois airs sont écrits en mi majeur et deux en la majeur, tonalités qui jusqu'à la Salomé de Richard Strauss, en passant par Cosi fan tutte, sont les plus sensuelles de toutes. Da tempeste il legno infranto (le navire brisé par la tempête arrive au port) est une aria di paragone éblouissant. Entre catastrophes et évènements heureux, l’héroïne ne sait pas s'il faut pleurer ou se réjouir ce qui fait de ce rôle un des plus complexe de l'opéra. Karina Gauvin était parfaitement appropriée pour le mettre en valeur et l'exalter. La cantatrice trouvait le ton juste pour chanter les nombreux airs de charme de son personnage mais elle ne se cantonnait pas dans un rôle de séductrice ou de combattante, elle s'appropriait un des airs les plus émouvants de la partition, Se pieta di me non senti (Si de moi tu n'as aucune pitié), un lamento d'une beauté déchirante dans lequel l'orchestre dispute à la voix la palme de l'émotion. Captivé par la splendeur du timbre, l'harmonie de la ligne de chant et la douceur du legato, le temps semblait s'arrêter. Ayant entendu à l'Opéra National du Rhin Karina Gauvin en mai dernier, dans un récital de mélodies françaises, la présente prestation confirmait l'incomparable culture musicale de la cantatrice.

Margherita Durastanti, titulaire du rôle de Sesto, fut particulièrement gâtée avec une aria di furore, Svegliatevi nel core dont la partie centrale est très dramatique. Ann Hallenberg avait la tâche de jouer et chanter un des rôles les plus acrobatiques de la partition. Elle chante en particulier à l'acte II un air spectaculaire, L'angue offeso mai riposa (Le serpent n'a pas de repos tant que son venin ne coule pas dans le sang de l'agresseur), sur un texte générateur d'images fortes. Il s'agit d'une aria di paragone qui illustre par une métaphore, la soif de vengeance du fils de Pompeo. La mezzo-soprano, d'abord majestueuse puis de plus en plus emportée est accompagnée d'une tempête orchestrale. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, des vocalises flamboyantes ou de la polyphonie de l'orchestre. En tous cas Ann Hallemberg était formidable !

Cornelia a fait aussi l'objet d'une caractérisation poussée, notamment dans son air, Prima son d'ogni conforto, aria di disperazione et déploration sur la mort de Pompeo. Elle chante aussi un superbe arioso très dramatique, Nel tuo seno, amaro sasso. On regrette qu'un personnage aussi intense et héroïque dispose d'un nombre d'airs relativement faible. En tous cas Eve-Maud Hubeaux a merveilleusement servi ce rôle. Je l'avais entendue, formidable Armida de Rinaldo et émouvante Isis de l'opéra éponyme de Lully avec la même équipe mais j'ai encore été plus captivé par son interprétation de Cornelia. D'abord sa tessiture vocale qui se rapproche beaucoup de celle d'une contralto ensuite son timbre si chaleureux sont uniques et parfaitement mis en valeur dans le sublime duetto en mi mineur, Son nata a lagrimar (Je suis née pour pleurer) auquel Sesto répond, Son nato a sospirar (Je suis né pour me lamenter). Quelles émotions et quelles artistes !

Tolomeo (Ptolemée XIII de la dynastie des Lagides), à la fois frère et époux de Cleopatra, est décrit dans le livret comme un souverain débauché et pervers. Mort à l'âge de 14 ans, on lui a attribué sans doute les travers de son père Ptolémée XII. C'est peut-être le rôle le plus virtuose de l'opéra pour lequel il fallait un contre ténor à la fois agile et puissant. Kacper Zselazek a déclaré présent ! Ce magnifique contre ténor fut une révélation pour moi notamment sans cette aria di furore, L'empio sleale indegno (L'impie, le traître, l'infâme...). Tolomeo, soutenu par un orchestre survolté dans lequel on peut voir la foule de ses troupes, attribue à Cesare ses propres vices.

Achilla, âme damnée de Tolomeo au début de l’œuvre, se retourne contre son roi à la fin. Ce rôle est chanté depuis la création de l'opéra par un baryton basse. Le plus bel air, Tu ferma il piede se trouve à la fin de l'acte I, air énergique et nerveux qui trouve en Ashley Riches un interprète incomparable par l'étendue de sa tessiture, ses beaux graves, sa superbe intonation.

Les Talens lyriques étaient en formation importante mais sans altos. Pourtant le manuscrit de 1724 indique clairement un pupitre d'altos notée en clé d'ut 3 avec des notes au dessous du sol 2 des violons. Un mystère dont j'aurai peut-être une explication. Avec la brillante ouverture à la française, le ton de la majeur était donné. Je croyais connaître par cœur le style des Talens lyriques mais une fois de plus j'ai été émerveillé par les qualités de ce groupe et notamment par une splendeur sonore tout à fait extraordinaire. Les violons emmenés par Gilone Gaubert avaient ce 28 septembre 2019 un soyeux particulièrement flatteur. La violoniste en chef nous régala aussi d'un solo brillantissime dans Se in fiorito ameno prato. L'enchanteresse sinfonia qui ouvre l'acte II est un prodige d'orchestration dans lequel on entend de subtiles combinaisons instrumentales entre le théorbe (remarquable Karl Nihlin), de la basse de viole, des hautbois, de la harpe. Ce fut fut un moment d'extase sous la direction particulièrement inspirée de Christophe Rousset. Toujours respectueux du texte avec la plus grande rigueur, le maestro insuffla à cette musique un caractère original et unique.

Avec six voix merveilleuses et un orchestre d'exception le public était comblé. La perfection n'existe pas en ce bas monde, parait-il, mais avec ce Giulio Cesare, on y était presque. Qu'aurait donné une conjonction de talents aussi heureuse dans une mise en scène ? On ne le saura sans doute jamais. En tous cas il est heureux que ce concert ait été enregistré car il restera dans les annales une des plus mémorables versions de ce chef-d’œuvre de Haendel.



Publié le 01 oct. 2019 par Pierre Benveniste