Giustino - Haendel

Giustino - Haendel ©Alciro Theodoro da Silva
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La vie de Justin Ier en marionnettes

Dans la production de Haendel, Giustino est quasiment contemporain d’Arminio (lire la chronique de l’enregistrement dans ces colonnes). Tous deux furent composés au cours de l’année 1736, et créés au début de l’année 1737 (le 12 janvier pour Arminio, disparu de l’affiche au bout de six représentation seulement, et le 6 février pour Giustino, qui en compta neuf). Les deux œuvres sont cependant bien différentes, puisque Giustino renoue avec les grandes « productions à machines » qui avaient assuré les succès de Haendel à ses débuts à Londres (en tout premier lieu avec Rinaldo en 1711). A cet effet le Caro Sassone fait appel au livret de Nicolò Beregan écrit en 1683 pour le compositeur Giovanni Legrenzi. Cet ouvrage ancien avait ensuite été adapté par Pietro Pariati en 1711, et plus récemment mis en musique par Vivaldi en 1724 pour Rome. Le texte pioche très librement dans l’histoire romaine et byzantine : fils de paysans et paysan lui-même, Justin, né vers 450, fuit sa Dacie natale pour échapper aux invasions barbares et devient soldat dans l’armée de l’empereur Anastase, époux d’Arianna. Il progresse dans la hiérarchie militaire jusqu’à devenir général, et mate plusieurs révoltes. A la mort d’Anastase en 518, il est nommé, plus ou moins contre son gré, empereur. Il est alors âgé d’environ soixante-cinq ans, et confronté aux rivalités des factions qui déchirent la société byzantine. Il régnera jusqu’à sa mort, en 527, sous le nom de Justin Ier. Il est aussi l’oncle du futur Justinien, qui semble avoir influé dans sa désignation comme empereur, exercera un rôle important durant son règne et lui succédera sur le trône impérial. Comme il était fréquent à cette époque, certains chroniqueurs byzantins relatent des épisodes extraordinaires survenus dans la vie du futur empereur, qui justifieraient a posteriori son accession à cette dignité. Ces épisodes constituaient évidemment une matière de choix pour alimenter les « machines » d’un opéra spectaculaire.

L’action se déroule au VIème siècle de notre ère. L’impératrice Arianna, veuve, offre la couronne impériale à son nouvel époux, Anastasio, sous les acclamations de la foule. Polydarte, général du tyran ennemi Vitaliano, transmet un message de son maître : celui-ci demande la main d’Arianna comme condition d’un traité de paix. Anastasio répond en appelant son peuple aux armes. Pendant ce temps le paysan Giustino fait un rêve : la Fortune lui apparaît et lui ordonne d’abandonner son existence rurale pour devenir un héros. En se réveillant, Giustino sauve une jeune femme aux prises avec un ours féroce. Celle-ci se présente : elle est Leocasta, sœur d’Anastasio et elle emmène le paysan au palais. De son côté le général Amanzio complote pour obtenir le trône impérial. Giustino, qui ignore ses projets, rentre à son service. Il lui assigné la mission de délivrer Arianna, faite prisonnière par les soldats de Vitaliano. Celle-ci, confrontée à Vitaliano, refuse à nouveau ses avances ; Vitaliano la condamne à être donnée en pâture à une bête féroce.

Au début de l’acte II Anastasio et Giustino, partis au secours d’Arianna, se trouvent pris dans une tempête qui les jette sur le rocher où Arianna a été livrée au monstre marin. Giustino tue le monstre et tous trois retournent au palais. Giustino capture Vitaliano et l’amène au palais devant Arianna, à qui il proclame à nouveau son amour ; celle-ci le rejette à nouveau. Mais les victoires de Giustino, qui lui ont valu l’estime de l’empereur, excitent la jalousie d’Amanzio. A l’acte III Vitaliano s’évade de sa prison et regroupe ses troupes pour attaquer Anastasio. Pendant ce temps Amanzio est parvenu à convaincre l’empereur de la déloyauté de Giustino : l’empereur accuse publiquement son épouse d’infidélité, condamne Giustino à mort et confie le commandement de ses troupes à Amanzio. Amoureuse de Giustino, Leocasta l’aide à s’échapper de sa prison. Epuisé, le héros s’endort au pied d’une montagne. Vitaliano le découvre et s’apprête à le tuer. La montagne s’ouvre alors en deux : la voix de leur père mort s’élève d’une caverne et leur apprend qu’ils sont frères ! Les deux hommes s’unissent alors pour combattre Amanzio et sauver l’empereur. Ce dernier reconnaît son erreur ; il accueille Vitaliano comme un allié et associe Giustino au trône. Giustino peut enfin s’unir à Leocasta.

La scène de marionnettes se révèle un choix tout à fait judicieux pour représenter les nombreux épisodes extraordinaires de la vie de Giustino, que la compagnie Carlo Colla e Figli a apporté un soin particulier à illustrer. Le « rideau de scène » reprend un fragment d’une célèbre mosaïque de Ravenne du VIème siècle illustrant Justinien et Theodora; il se lève sur un décor avec des panneaux latéraux peints placés en perspective, tout à fait fidèle à la tradition baroque. Les marionnettes sont soigneusement habillées de costumes mi-antiques mi-orientaux, et ornés de bijoux scintillants. De nombreux figurants (soldats en armes, courtisans en costumes,…) entourent les protagonistes, formant à volonté des effets de foule dans les scènes qui le nécessitent. Les épisodes fantastiques sont traités avec soin : apparition de la Fortune, assise sur son trône d’or et entourée d’une roue double dont chacun des cercles tourne en sens inverse de l’autre, le combat avec un gigantesque ours féroce, l’affreux monstre marin qui assaille Arianna, le cadavre du père qui interpelle ses fils de son tombeau au troisième acte… Les scènes se déroulant au palais sont également somptueuses, et déploient un mélange éclatant de couleurs, où dominent le rouge et l’or.

La compagnie de marionnettes avait déjà monté ces dernières années avec l’orchestre Lautten Compagney Berlin un Rinaldo ayant trouvé son public et salué par la critique. Leur animation des petits personnages à l’aide de fils de soie (totalement invisibles pour le spectateur) est particulièrement convaincante puisque les marionnettes non seulement adaptent leurs attitudes au texte chanté mais aussi au chant lui-même, restant plus statiques lors des arias ou soulignant d’un vaste geste du bras les mélismes d’un final d’air. Leur souci d’illustrer les airs va jusqu’à agiter un petit oiseau autour de Leocasta dans l’air virtuose Augelletti garulletti !

Laurence Zazzo s’avère malheureusement à la peine dans le rôle-titre : le timbre manque de relief, la projection demeure étriquée, et dans certains airs (comme le Zefiretto, che score nel prato) le texte est à peine audible. Dans un louable effort, salué par le public, le contre-ténor réajuste toutefois ses moyens lors de son dernier air (Sollevar il mondo oppresso), nettement plus convaincant que les précédents.

Le reste de la distribution est en revanche entièrement conforme aux attentes d’un public de mélomanes exigeants. Saluons tout d’abord l’excellente prestation de la soprano Myrsini Margariti, qui endosse le lourd rôle d’Anastasio. Ses aigus aériens, sa longueur de souffle dans les ornements constituent d’incontestables atouts dans les airs les plus virtuoses, que le public salue par des applaudissements enthousiastes : le séducteur Il vostro sguardo, l’étourdissant Non si vanti, les aigus filés du O fiero e rio sospetto, ou encore l’air de fureur Di Re sdegnato et ses impressionnants mélismes en cascade. Son air de la Fortune (Corri, vola) confirme s’il en était besoin son agilité vocale et la ductilité de son timbre dans les mélismes les plus redoutables.

Autre soprano de la distribution, Hanna Zumsande (Arianna) affiche des couleurs légèrement plus mates. Ses airs correspondent généralement à des moments de félicité amoureuse, comme le passionné Da tuoi begl’occhi, ou encore le suave Ti rendi questo cor qui précède le duo et le chœur final. Elle se montre tout aussi convaincante dans l’émouvante plainte Mio dolce amato sposo, relayée avec soin par les violons, qui referme le premier acte sur un moment poignant. Saluons aussi son magnifique duo avec Anastasio Mio bel tesoro, lors des retrouvailles après son sauvetage du monstre marin : les deux sopranos illustrent avec un fort engagement théâtral et une égale aisance vocale ce passage élégiaque, acmé de la partition.

A l’autre extrémité du registre féminin la contralto Julia Böhme s’acquitte elle aussi avec une grande aisance des trois airs de Leocasta, numéros virtuoses très ornés dont les vers (particulièrement des deux derniers) reprennent des poncifs de l’opéra seria : le poétique mais redoutable Nacque al bosco (bien servi par l’orchestre, et dont la reprise est particulièrement ornée), l’élégant Sventurata navicella, et l’étourdissant air des oiseaux (Augelletti garulletti).

Le ténor Andreas Post incarne avec assurance et panache le rôle de Vitaliano, avec le martial All’armi, tonitruante proclamation relayée par les cors, ou encore dans l’air de dépit et de rage amoureuse Vanne si, superba, par lequel il condamne Arianna. Nous avons également apprécié ses viriles attaques dans le vindicatif Il piacer della vendetta, au début du troisième acte, longuement applaudi. Le baryton Florian Götz nous avait ravi trois semaines auparavant dans le rôle de Damon de La Pastorelle de Telemann (se reporter à notre chronique) ; il renouvelle cette performance, en cumulant ici les rôles de Polidarte, Amanzio et de la Voix de la caverne. La vigueur de sa projection, l’aisance de ses ornements, l’étendue de son timbre s’unissent à sa présence vigoureuse (même si elle n’est pas scénique ici) pour faire de chacune de ses apparitions un moment agréable et convaincant. Parmi ses airs les plus réussis (et acclamés), citons l’unique air de Polidarte (Ritrosa belleza) et les deux airs d’Amanzio de la fin du troisième acte (Dall’Occaso et Or che cinto).

A la tête de la Lautten Compagney Berlin, le chef Wolfgang Katschner se révèle très attentif à mettre en valeur les airs, en respectant un bon équilibre avec les voix. Les attaques sont précises, les solos impeccables et la ligne orchestrale fluide. Gageons que cette collaboration réussie entre un ensemble baroque reconnu et une compagnie de marionnettes dont l’origine remonte au XVIIIème siècle enchantera un large public et connaîtra le même succès que son Rinaldo.



Publié le 24 sept. 2021 par Bruno Maury