Giustino - Vivaldi

Giustino - Vivaldi ©Bruno Maury
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Le Prêtre roux à Rome

On connaît mal les circonstances précises qui amenèrent Vivaldi à composer son Giustino pour le carnaval de 1724 dans la Ville Eternelle. Peut-être l'engouement pour son Ercole sul Termodonte, créé l'année précédente dans le même théâtre Capranica ? Peut-être une certaine lassitude vis-à-vis des intrigues et des moqueries qui le tourmentaient à Venise : en 1720, Benedetto Marcello (frère d'Alessandro) avait publié une célèbre satire du monde contemporain de l'opéra, Il Teatro alla moda (qui servira d'ailleurs de livret à de nombreux opéras parodiques : lire notre chronique sur L'opera seria de Gassmann). Se plier aux goûts romains constituait assurément un exercice d'équilibre délicat pour le compositeur vénitien. Son penchant pour les voix féminines devait sacrifier aux exigences d'une distribution entièrement masculine, comme l'a illustré avec brio la célèbre recréation de l'Artaserse de Vinci il y a quelques années. De fait la création de Giustino a mobilisé deux ténors, et pas moins de sept castrats ! Trois avaient déjà chanté dans Ercole sul Termondonte : Giacinto Fontana, dit Il Farfallino (le petit papillon), spécialiste des rôles de reine, à qui échut fort logiquement le rôle d'Ariana ; Giovanni Ossi, élève de Gasparini, dans celui d'Anastasio, et Girolamo Bartoluzzi, spécialiste des seconds rôles féminins, dans celui de Leocadia. Le rôle-titre étai confié à Paolo Mariano (qui créera plus tard le rôle-titre de Tigrane). On y trouvait également le ténor Antonio Barbieri (Vitaliano), richement doté de cinq airs (dont les fameux Quel torrente et Quando serve alla ragion, tous deux réutilisés quelques années plus tard pour nourrir le rôle-titre de Farnace, mais que Barbieri interpréta également dans la version de cet opéra transposée pour ténor, à Pavie en 1731). Vivaldi prend toutefois un soin particulier à bien caractériser ses personnages, à travers des airs particulièrement expressifs, qui peuvent s'appuyer à Rome sur un accompagnement orchestral beaucoup plus développé que dans les petites théâtres vénitiens : à côté des cordes habituelles, les vents (hautbois, basson, mais aussi cors et trompettes, qui apportent leur panache) viennent enrichir la palette orchestrale.

L'intrigue en est héritée d'un livret vénitien écrit quarante ans plus tôt par le patricien Nicolò Beregan, et mis en musique à de nombreuses reprises : dès 1683 par Legrenzi, puis par Scarlatti en 1703 et Albinoni en 1711, sur des livrets remaniés. Malgré les ajustements de Pariati, elle obéit toujours aux canons de l'opéra vénitien du XVIIème siècle, avec ses deux couples dont les sorts s'entrecroisent, ses apparitions surnaturelles (la Fortune à l'acte I, le monstre marin de l'acte II) et ses travestissements qui suscitent des situations ambigües (celui d'Andronico, qui flirte avec Giustino vers la fin de l'acte I), mais tout effet comique est ici gommé : la réforme de l'opera seria est passée par là !

C'est donc un matériau assez original que nous livre le Prêtre Roux, avec son livret puisé dans la meilleure tradition vénitienne (que devaient encore apprécier les Romains, tandis qu'elle était depuis longtemps passée de mode dans la cité lacustre), et sa riche palette orchestrale qui rehausse les moments les plus dramatiques d'un panache rythmé et martial d'influence française. Giustino se classe ainsi à notre sens parmi les œuvres majeures du compositeur, au même titre qu'Orlando furioso ou Farnace. Il méritait donc pleinement la résurrection entreprise à Beaune par Ottavio Dantone et son orchestre, éclairés par les recherches musicologiques de l'Institut Vivaldi de la Fondation Cini et de l'éditeur Ricordi.

La distribution proposée est à peu près l'inverse de celle de la création à Rome, puisque la plupart des rôles sont ici tenus par des femmes ! Aussi pour une fois nous allons commencer en faisant honneur aux deux interprètes masculins. Emiliano Gonzalez Toro fait revivre avec panache le rôle créé sur mesure pour Barbieri. La voix du haute-contre qui nous a enchantée ces dernières années dans le répertoire français (notamment dans l'enregistrement du Phaëton de Lully avec Christophe Rousset, ou encore dans la mémorable production de Platée de Rameau à l'Opéra du Rhin en 2014, également avec les Talens lyriques) a pris de la maturité et de l'épaisseur. Sans rien perdre de sa ductilité elle s'est enrichie de graves charnus qui confèrent au personnage de Vitaliano une mâle assurance. Son Quel torrente est un déferlement de vigoureux ornements succédant à des attaques martiales, qui lui vaudra des applaudissements bien mérités. Mentionnons aussi son grand récitatif accompagné du second acte (Donna eccelsa), entrecoupés d'énergiques échanges avec Arianna avant l'air de bravoure Quando serve alla ragione, magistralement exécuté et lui aussi fortement applaudi. L'air qui ouvre le troisième acte (Il piacer della vendetta) met en valeur sa projection généreuse et l'assurance de ses vaillants ornements.

Pour sa part Alessandro Giangrande accomplit un bien audacieux défi : celui d’interpréter à la fois le rôle d'Andronico (écrit pour le castrat Francesco Antonio Giovenale) et celui de Polidarte (écrit pour ténor) ! A vrai dire c'est plutôt un timbre de baryton léger qu'il affiche dans l'unique air de Polidarte (Ritroza belleza), avec des attaques assez vives et une projection un peu rugueuse qui campent efficacement le caractère frustre du personnage. Dans le registre de contre-ténor, quelques difficultés à caler sa voix lors des récitatifs avaient éveillé nos craintes pour les deux airs qui lui sont impartis. Mais il s'acquitte fort honorablement de son air amoureux E pur dolce, joliment orné sur le final, malgré une projection quelque peu limitée.

Du côté des voix féminines on soulignera tout d'abord l'excellente performance de Delphine Galou dans le rôle-titre. Ce n'est certes pas une surprise pour cette habituée du répertoire baroque, tant français qu'italien, et fine connaisseuse de Vivaldi. Mais ce soir-là son expressivité tant physique que vocale est parvenue à nous faire oublier que nous n'étions pas en présence d'un représentation scénique. Les ondulations de sa haute stature relaient à-propos les inflexions de son chant, dont la ligne mélodique demeure d'une absolue précision, et d'une grande fluidité sur toute l'étendue du registre. Elle révèle toutes ses qualités dès le premier air, un Bel riposo céleste, puis plus loin un magistral Allor che mi vedro. Le dramatique Su l'altar di questo Nume met en valeur ses capacités d'abattage dans les ornements, il sera longuement applaudi. Il faut accorder une mention spéciale à l'air de la fin de l'acte II, Ho nel petto, dont les accents poignants répondent au scintillant psaltérion de Margit Ubellacker pour créer une atmosphère véritablement magique, qui a enthousiasmé à juste titre le public. Mentionnons encore son émouvant Il mio cor, tout en retenue, et le portrait sera complet : nous avons là un Giustino de haut vol !

Face à elle le couple impérial s'avère tout à fait équilibré, en particulier dans ses deux courts duos des second et troisième actes. L'Anastasio de Silke Gäng affiche un timbre grave qui sied au rôle ; la ligne de chant est affirmée et la présence scénique indiscutable. On reteindra tout particulièrement l'émouvant Vedro con mio diletto, à la reprise déchirante (acte I), l'atmosphère évanescente du Sento in seno au début du second acte (mise en relief par un accompagnement orchestral épuré d'une grande délicatesse, et fort justement applaudi), et l'air de bravoure Verdi lauri (toujours au second acte), avec trompettes et cors obligés. Emöke Barath prête à Arianna les couleurs moirées de sa voix d'obsidienne, aux attaques fermes et percutantes, qui font merveille en particulier dans les ornements du Sole de gl'occhi miei (premier acte), ou du brillant Per noi soave e bella (au second acte, face aux trompettes et cors, qui lui vaudra de vigoureux applaudissements). Dans les passages plus sensuels, comme le Mio dolce amato sposo qui conclut le premier acte, ou le Quell'amoroso ardor du troisième acte, la voix devient plus pulpeuse pour développer de longs ornements filés. Mentionnons enfin son époustouflant duo virtuose avec la flûte dans l'air des oiseaux (Augelletti garuletti), topoï inévitable de l'opera seria.

Ana Maria Labin parvient à donner du relief au personnage quelque peu secondaire de Leocasta. Les éclats cristallins de la soprano brillent sans peine dans les airs légers, comme le Nacque al bosco, ou le sautillant Sventirata navicella ; sa diction est fine et précise. Mais elle sait aussi se faire émouvante face à l'adversité qui frappe son bien-aimé Giustino : son Senzo l'amato ben a conquis les applaudissements du public. Autre soprano cantonnée dans un rôle secondaire, Arianna Venditelli confère dureté et un certain panache au traître Amanzio, et tout particulièrement dans l'air de triomphe Or che cinto (troisième acte), où ses ornements en cascade rivalisent avec les cors.

Louons enfin la direction inspirée d'Ottavio Dantone, qui redonne magistralement vie à cette partition oubliée. Toujours très attentif à ses chanteurs, il livre une interprétation très personnelle y compris dans les airs les plus rebattus du Prêtre Roux (qui affectionnait tout particulièrement de réutiliser ses airs antérieurs dans sa longue production lyrique). L'air de la fin du second acte accompagné par le psaltérion est un précieux bijou baroque, nous avons déjà eu l'occasion de l'évoquer plus haut. D'un bout à l'autre de l’œuvre, les attaques précises, les tuilages bien rodés de l'Accademia Bizantina démontrent une maîtrise accomplie du répertoire vivaldien et un engagement sans faille à rendre justice à la production lyrique trop souvent décriée ou méprisée du Prêtre Roux.

Un enregistrement, à paraître chez Naïve, devrait prochainement permettre à un public plus large d'en juger sur pièces.



Publié le 08 août 2018 par Bruno Maury