Grands Motets - Lully

Grands Motets - Lully ©Pascal Le Mée
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Trois grands motets pour un temps de pénitence

La composition des dix grands motets de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) s'étage sur un quart de siècle entre 1660 (Motet de la Paix) et 1685 (Notus in judaea Deus). Les trois motets au programme du concert des Epopées sous la direction de Stéphane Fuget appartiennent à des périodes bien différentes. Tandis que O Lacrymae fideles fut composé en 1664, Dies Irae et De Profundis datent de 1683 et furent exécutées pour les funérailles de la reine Marie-Thérèse, épouse de Louis XIV.

Stefan Wandriesse, dans un magistral exposé, a cité les versions précédentes de ces chefs-d’œuvre, avant de commenter l'exécution du Dies irae, du De profundis, et du Te Deum de Lully par l’ensemble Capella Mediterranea sous la direction de Leonardo Garcia Alarcon. Je ne reviendrai pas dessus.

Les grands motets, genre musical cultivé pendant les 17ème et 18ème siècles, sont une spécificité française de l'Ancien Régime. Rien de pareil n'existe dans aucun pays voisin. Cette production numériquement importante s'arrête définitivement après la Révolution. A l'époque où le surintendant de la musique royale composait, à l'occasion, des grands motets, les sous-maîtres de la chapelle, Henry Du Mont (1610-1684) et Pierre Robert (1622-1699) étaient les contributeurs attitrés de ce genre musical. A l'examen des œuvres de ces maîtres et de celles de leurs successeurs, on remarque que le grand motet se nourrit presqu'exclusivement de psaumes, en effet la musique de plus d'un millier d'entre eux est composée sur des textes issus principalement des psaumes de David. « Cette prédilection pour les chants davidiques découle de l'identification de Sa Majesté au Roi David qui était monnaie courante à l'époque » (Jean-Paul C. Montagnier, Chanter Dieu dans la Chapelle Royale, Revue de Musicologie, 86(2), 217-63, 2000). Sous le règne de Louis XIV, on constate qu'à partir de 1683, le roi prend ses distances avec l'opéra et que les Grands Motets prennent la place des tragédies lyriques. Cette date de 1683 correspond aussi au mariage secret du roi avec Madame de Maintenon qui sans doute ne voyait pas d'un mauvais œil que le roi se détournât de genres musicaux jugés frivoles et se consacrât à la musique spirituelle. Les Grands Motets donnaient également aux musiciens une occasion privilégiée de chanter les louanges du souverain absolu. Ainsi, comme le dit Montagnier, « les Grands Motets employant des psaumes ad hoc pourraient remplir le même rôle encomiastique que les prologues des tragédies lyriques dans la louange du monarque ».

Pourtant les trois motets pour un Temps de Pénitence exécutés lors de ce concert ne rentrent pas dans cette rhétorique de la louange et, nonobstant le De Profundis (psaume 130), ne font pas appel aux psaumes. Le Dies irae (Jour de colère) est une séquence chantée d'inspiration apocalyptique, utilisée pendant des siècles dans la messe de Requiem. O lachrymae fideles a été composé sur un texte de Pierre Perrin (1620-1675), extrait des Cantica pro capella regis. Pierre Perrin, poète, librettiste réputé, avait l'ambition d'écrire 150 textes destinés à la musique d'église qui seraient le pendant néotestamentaire des 150 psaumes. Emprisonné pour dettes, il ne put mener à bien cette tâche. Les trois grands motets sont écrits pour petit chœur/ grand chœur à cinq voix (dessus, haute-contre, taille, basse-taille et basse), et un orchestre composé de dessus de violon, haute-contres de violon, tailles de violon, quintes de violon, basses de violon et la basse continue. Chaque motet débute par une symphonie, le soliste ou un ensemble de solistes interviennent ensuite puis le grand chœur reprend au vol une phrase commencée par les solistes ou bien répond avec un motif nouveau. Cette alternance petit chœur/ grand chœur se répète pour chaque section du motet.

La séquence du Dies irae LWV 64/1, intégrée dans la liturgie de la messe des funérailles de la reine, décrit les affres du Jugement Dernier. Cette scène qui orne le tympan des cathédrales romanes et gothiques, remplissait de terreur les hommes du Moyen-âge. Elle a inspiré les musiciens classiques et romantiques (Mozart, Berlioz, Verdi...) qui utilisèrent les ressources du grand orchestre symphonique et notamment les trompettes et trombones (Tuba mirum) pour décrire la fin des temps. Rien de pareil chez Lully dont l'optique est radicalement différente. Les textes sacrés donnaient l'occasion au pécheur qu'était Lully de réparer les injures faites à Dieu et de ce point de vue, le surintendant avait beaucoup à se faire pardonner. L'heure était donc à la contrition et la pénitence. La séquence débute avec le thème musical du Dies irae en plain-chant (Renaud Bres). La suite, Mors stupebit et natura, met l'accent sur le désespoir du pécheur voire son accablement. La section du Recordare pie Jesu (Rappelle-toi Jésus très bon), confiée à la remarquable basse Luc Bertin-Hugault, apporte une touche de consolation. Vient ensuite le solo de taille que Marc Mauillon met en valeur sur les mots, Preces meae non sunt dignae, de sa voix au timbre si prenant. Oro supplex (Je prie en suppliant) donne lieu à un superbe solo de basse-taille (Benoît Arnould) et on arrive au sommet expressif du motet. La dernière note du solo précédent est prolongée par une note tenue longuement par une basse de violon, sur quoi jaillit la mélodie déchirante du Lacrymosa de la bouche de Caroline Arnaud et Ambroisine Bré. La tension exaltée par les ornements (trilles saccadés de Caroline Arnaud), est à son comble et on retient son souffle. Après une longue pause, Stéphane Fuget conclut avec la sublime supplication : Pie Jesu Domine, dona eis Requiem (Jésus très bon, donne leur le repos) chantée successivement par Marc Mauillon, puis le chœur de façon très priante.


Ambroisine Bré, Claire Lefilliâtre et Marie Perbost © Pascal Le Mée

On l'a dit, le texte de O lachrymae fideles LWV 26 fut écrit par Pierre Perrin et qualifié de Chant de Pénitence par ce dernier. D'un caractère moins sombre que les deux autres motets, il me semble aussi stylistiquement différent avec une place plus grande consacrée à la polyphonie. Après une symphonie dramatique, le haute-contre (Cyril Auvity) entonne la mélodie de O lachrymae, fideles lachrymae, avec beaucoup de sentiment. Il est relayé par Serge Goubioud, un haute-contre que j'avais le bonheur de découvrir et le chœur conclut cet épisode. Suit un interlude joué par les flûtes à bec qui évoque la belle troupe des anges chantant au Seigneur ses divines louanges. Le solo de Marie Perbost, O fons amoris (Fontaine d'amour) débute avec une longue tenue débutant pp et terminant forte. La soprano nous ravit par un chant d'une pureté admirable. Serge Goubioud, Marc Mauillon et Ambroisine Bré se joignent à elle puis le chœur attrape la mélodie au vol. Marc Mauillon et Marco Angioloni chantent à tour de rôle, Non in gaudio, non in jubilo. Le chœur apporte son concours puissant, les harmonies deviennent plus audacieuses voire acerbes sur les mots, Invocamus te, Domine Jesu. L'orchestre entame alors un mouvement dansant à trois temps, repris par les solistes puis le chœur, qui évoque les cantiques de paix, de louange et de victoire que les anges chantent à la gloire de Dieu. Mais il serait inconvenant qu'un chant de pénitence se terminât ainsi : c'est pourquoi la première partie est répétée jusqu'aux mots pectora tundimus (et battons nos poitrines).

Avec le De Profundis en sol mineur LWV 62, on arrive au point culminant de la célébration. Le psaume 130 est incontournable dans les cérémonies de funérailles où il revêt souvent un aspect lugubre. Rien de tel ici, le De Profundis de Lully est une marche lente aux harmonies bouleversantes, débutant avec les instruments graves et la voix de basse-taille majestueuse de Luc Bertin-Hugault. L'intérêt de l'ample ligne mélodique ad infinitum est soutenu par de fréquentes oppositions de dynamique sonore et par l'alternance des modes majeurs et mineurs. Au terme d'une progression harmonique d'une intensité inouïe, la musique monte vers la lumière dans un fortissimo éclatant. Ensuite on note le beau solo de soprano, Quia apud te propitiatio est, magistralement chanté par Claire Lefilliâtre. La section Speravit anima mea in Domino, donne lieu à une extraordinaire montée chromatique de la basse taille (Renaud Bres) qui me semble représenter le passage de l'obscurité du péché vers la lumière de la rédemption. Après une pause, la surprise vient de l'orchestre qui nous charme avec une pastorale en ré majeur tout à fait inattendue. Les deux violons et une basse de viole imitent le son d'une musette puis une soprano (Jeanne Lefort) , la basse-taille et le haute-contre (Vlad Crosman et Serge Goubioud) reprennent la mélodie Quia apud Dominum misericordia (car la miséricorde est auprès du Seigneur. C'est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes). Le psaume s'achève ainsi dans la sérénité et l'espérance. Mais il fallait revenir sur terre et rendre ses devoirs à la reine défunte lors de l'aspersion du cercueil tandis que retentissaient les mots Requiem aeternam dona eis Domine, et le plain-chant qui terminait le Dies irae. Mais la foule des orants s'arrachait à cette torpeur et proclamait le règne de la lumière Et lux perpetua par de vibrantes gammes ascendantes. Ainsi s'achevait cette mémorable cérémonie pour Marie-Thérèse. Je ne connais rien de tel dans toute la musique d'église que j'ai entendue au cours de ma vie.


Marco Angioloni, Vlad Crosman et Marc Mauillon © Pascal Le Mée

J'ai eu l'occasion plus haut de louer la prestation magnifique de certains chanteurs solistes. Il faut souligner ici que les solistes n'étaient pas placés sur le devant de la scène comme c'est le cas dans d'autres exécutions, mais au milieu du chœur. En fait des solos étaient confiés à chacun des 21 choristes, en conformité avec l'écriture de ces motets de Lully - comme ceux de Du Mont - dans laquelle il existe une continuité organique entre le petit et le grand chœur. Il me faut saluer ici les superbes interventions de tous ceux qui ont été cités plus haut, ainsi que celles d'Ileana Ortiz, Lucy Page et Marie Zaccarini d'une part et de Clément Debieuvre, Lisandro Pelegrina, Imanol Iraola et Olivier Gourdy d’autre part.

Les partitions du 17ème siècle sont le plus souvent elliptiques et l'instrumentation n'y est qu'esquissée sachant que cette dernière devait être ajustée au dernier moment en fonction des instruments disponibles. Stephane Fuget, fort de sa connaissance approfondie de la musique du Grand Siècle, a instrumenté harmonieusement les trois motets. Il a renforcé les cordes avec deux hautbois, deux bassons, les flûtes à bec et le rare serpent. Un continuo composé d'un clavecin, d'un orgue, de deux théorbes, de deux basses de viole, d'une grande basse de violon donnait à l'ensemble une solide assise harmonique. Dans le Dies irae, une basse de violon ou de viole était chargée d'improviser une phrase musicale destinée à assurer les transitions entre chacune des treize sections. Cette sèche analyse est évidemment impuissante à décrire la variété des coloris que pouvait émettre un orchestre aussi fourni et chatoyant, notamment dans les symphonies qui ouvraient chaque motet ou dans les interludes. Cela étant dit, il ne me reste plus qu'à exprimer mon admiration pour la direction passionnée de Stéphane Fuget. Le spectacle de tous ces yeux tournés vers ses mains et son visage, à l'instar de ceux, rivés sur la Sainte Face, des 24 anciens de l'Apocalypse du Tympan de Moissac, témoignait de façon limpide que cet ensemble de virtuoses aussi fourni que varié, chantait d'une seule voix.

Bien sûr une audition en différé ne remplacera jamais le spectacle vivant et le décor sublime de la Chapelle Royale. Il n'empêche que j'ai ressenti à l'écoute de ce concert, une de mes plus fortes émotions musicales de ces dernières années.



Publié le 29 nov. 2020 par Pierre Benveniste