Haendel in Rom - True

Haendel in Rom - True © Françoise Laugier-Morun
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L’art de la cantate haendélienne

Les cantates de Haendel renvoient à sa période romaine, où ce genre d’œuvres constituait les attractions des soirées organisées par ses puissants protecteurs. Ces « salons » étaient fréquentés par des aristocrates, des intellectuels amateurs de poésie et de musique. N’oublions pas non plus qu’à la fin du XVIIème siècle et au début du XVIIIème, les nombreuses restrictions successives apportées par la papauté aux représentations publiques d’opéra favorisaient les concerts privés, aux formats nécessairement plus réduits. Opéra en miniature, la cantate constituait un genre parfaitement adapté pour contourner ces interdictions et continuer de satisfaire le goût des amateurs de musique. Ceux-ci étaient par ailleurs nombreux : l’apprentissage de la musique et la pratique d’au moins un instrument constituaient un élément incontournable de l’éducation des femmes et des hommes appartenant aux classes supérieures de la société.

Ce concert du dimanche matin, donné dans la salle d’honneur (Aula) de l’Université Martin-Luther de Halle, s’articule autour de deux cantates du Caro Sassone, écrites durant son séjour auprès du marquis Francesco Maria Ruspoli dans les années 1707-1707. La seconde a été créée de manière certaine par la soprano vénitienne Margherita Durastanti (c.1685-c.1734), à cette époque également invitée par le marquis Ruspoli. A partir de 1720, elle rejoindra d’ailleurs Haendel à Londres, s’illustrant dans de nombreux opéras du compositeur. Dans les années 1730, sa voix déclinante amènera le compositeur à la remplacer par Anna Maria Strada del Pò.

Pour ce concert, la soprano canadienne Stefanie True est accompagnée par l’ensemble La Sfera Armoniosa, composée de deux violons (explicitement prévus dans la partition de Haendel) et d’un riche continuo, rassemblant une viole de gambe, un violoncelle, une harpe, un clavecin et un théorbe. D’emblée, les sons délicats de la harpe et du théorbe se détachent pour annoncer le récitatif Clori, mia bella Clori de la cantate éponyme (référencée HWV 92). Dans l’air Chiari lumi, Stefanie True démontre tout à la fois le soin apporté à la diction et sa maîtrise du répertoire haendélien, avec, comme il était d’usage à l’époque, une reprise plus ornée que la première partie. Les couleurs sont légèrement mates, d’une texture vaporeuse, traduisant le doute sur la réciprocité de l’amour. Autre air lent, Ne’gigli e nelle rose exhale sa profonde mélancolie dans de longs ornements, soutenus de manière très suggestive par la harpe et le théorbe. Toujours sur un rythme lent, Mie pupille est empli de tristesse, soulignée par Stefanie True dans un vigoureux lacrimar. Le récitatif qui suit, Tu, nobil alma, est animé par les sentiments contraires de l’amour et de la jalousie. Il débouche sur l’air final agité Di gelosia il timore : les ornements se bousculent, dans une parfaite aisance, tandis que les accords saccadés des cordes marquent les affres de la jalousie. Une exécution parfaitement convaincante, saluée par les applaudissements du public.

La Sonate en trio en sol mineur op. 2 n°6, pour deux violons et basse continue (HWV 391), fait office d’intermède instrumental. Bien qu’incluse dans le recueil de l’opus 2 datant de 1730, elle a vraisemblablement été composée durant le séjour italien du compositeur. Elle aurait en effet été notamment exécutée par le violoniste et compositeur Arcangelo Corelli (1653-1713) lui-même lors d’un concert donné dans le palais du cardinal Pietro Ottoboni, autre protecteur de Haendel. L’Andante est emmené avec allant par le premier violon, soutenu par un théorbe très présent dans le continuo. L’Arioso développe peu à peu le discours des deux violons. Un discours qui s’accélère dans l’Allegro, avec des attaques parfaitement réglées et des enchaînements tuilés avec une grande netteté.

La cantate Dietro l’orme fugaci, pour soprano, deux violons et basse continue (HWV 105), est plus connue sous le nom d’Armida abbandonata. Elle est en effet directement inspirée d’un épisode de la Jérusalem délivrée du Tasse, œuvre alors familière aux lettrées de l’Europe entière. Abandonnée par Renaud après la rupture de l’enchantement qui le retenait captif auprès d’elle, la magicienne Armide s’épanche avec amertume sur son amour pour le chevalier qui l’a trahie. Elle se distingue par sa structure (avec la présence de deux récitatifs accompagnés, dont le Dietro l’orme qui l’ouvre) et son caractère particulièrement dramatique, là où la précédente cantate offrait plutôt un kaléidoscope de sentiments.

Ce caractère dramatique se dévoile dès le premier accompagnato, dans lequel un violon solo particulièrement expressif souligne la détresse de la magicienne, incarnée par une Stefanie True très convaincante, aux intonations éminemment suggestives. L’air qui suit (Ah, crudele) débute sur un rythme lent, avant les imprécations de la partie B (Come, ingrato), aux ornements incandescents. Après un récitatif sec agité (Per te mi struggio), la soprano aborde le second accompagnato (O voi, dell’incostante) sur les attaques nerveuses des cordes. Lui succède un Venti, fermate plus apaisé, qui nous livre le nœud du drame : la magicienne est toujours éprise de l’ingrat qui l’a trahie ! Les ornements de la reprise sont particulièrement séduisants. Dans le récitatif qui suit, la magicienne se livre à une introspection, appelant les dieux à son secours : comment cela est-il possible ? Le désarroi est traduit avec vigueur. La cantate s’achève sur une prière désespérée (In tanti affanni miei), dont le tempo lent favorise la délicate expressivité d’un intense désespoir, prolongé par les violons. La reprise finale A’ est particulièrement touchante, laissant momentanément le public sans voix, avant d’exprimer sa satisfaction par de nombreux applaudissements, et plusieurs rappels.



Publié le 16 juin 2024 par Bruno Maury