Hercules - Haendel

Hercules - Haendel ©Falk von Traubenberg
Afficher les détails
Le triomphe de Déjanire

Hercules, drame musical (oratorio) en trois actes de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), HWV 60, sur un livret de Thomas Broughton (1704-1774) d'après Sophocle et Ovide, a été créé au King's Theater de Londres, Haymarket, le 5 janvier 1745.

Au palais royal de Trachis, en Thessalie, Dejanire, en proie à de sombres pressentiments, attend impatiemment le retour de son époux Hercule. Pour la rassurer, son fils Hyllus décide de partir à sa recherche. Soudain, on apprend que Hercule revient après avoir triomphé du roi d'Oechalie. Dans ses bagages, le héros ramène un riche butin et quelques captives dont Iole, fille du roi d'Oechalie, une beauté qui charme Hyllus. Iole est inconsolable car elle a assisté au supplice et à la mort de son père. La jeune fille suscite une folle jalousie dans le cœur de Déjanire, jalousie infondée car en réalité c'est Hyllus qui est épris de la jeune princesse. Pour regagner le cœur d'Hercule, Déjanire projette de faire endosser à ce dernier la tunique du centaure Nessus qui aurait le pouvoir de ranimer un amour éteint mais la tunique de Nessus brûle le héros jusqu'à la moelle de ses os. Hercule, agonisant, demande à son fils de dresser un bûcher funéraire. Le prêtre de Jupiter annonce à Déjanire et à Hyllus que Hercule a rejoint la demeure des dieux. Sur ordre de Jupiter, Hyllus prendra Iole comme épouse et tous deux régneront sur Trachis.

Hercules est généralement catalogué parmi les oratorios profanes de Haendel. Comme on peut le voir dans le résumé du livret, il y a beaucoup d'action et rien ne distingue finalement Hercules de la cinquantaine d'opéras serias composés précédemment par le Saxon si ce n'est l'usage de la langue anglaise et l'existence de chœurs très élaborés. Malheureusement cette formule très séduisante sera reçue froidement par les londoniens. Déjà Sémélé, jugée immorale, avait connu une chute retentissante ; Hercules sera à peine mieux accueilli avec seulement deux concerts dont le premier sera un four. Découragé, Haendel abandonnera ce style opératique pour se consacrer uniquement à l'oratorio biblique. Au soir de sa vie, il renouera avec le drame musical une seule fois avec Teodora (1750).

Le rôle titre n'est pas ici le plus important : Hercule apparaît comme un héros un peu fruste et naïf. Jamais à son avantage, il est visiblement dépassé par les évènements. En fait c'est Déjanire qui monopolise la scène ; ce personnage est une création géniale de Haendel, prétexte à une extraordinaire étude de l'impact destructeur de la jalousie sur une nature au départ volcanique. Ce n'est pas un hasard si Dejanire chante les airs les plus variés, les plus intenses et les récitatifs accompagnés les plus bouleversants. Iole est un personnage plus complexe qu'il n'y paraît. Bien que le livret la dépeigne comme une princesse vertueuse, sans calcul, animée des intentions les plus pures, on ne peut s'empêcher de la voir, auréolée de sa beauté et de ses vingt ans, comme une sainte Nitouche. La musique est belle de bout en bout et d'une remarquable variété. A côté de scènes quasiment gluckiennes, on y rencontre par deux fois, des chansons populaires anglaises. Du fait de l'importance et de l'intensité des récitatifs accompagnés, Hercules possède une continuité qui parfois fait défaut aux opéras italiens. Il est difficile de sélectionner les morceaux les plus remarquables tant ils sont nombreux. A l'acte I, le passage le plus impressionnant est l'arioso de Iole qui décrit avec un réalisme bouleversant la souffrance atroce et la mort de son père. A l'acte II, le chœur, Jealousy, infernal pest, est un sommet de toute l’œuvre de Haendel avec ses cruelles dissonances et ses chromatismes. L'arioso de Déjanire, rongée de l'intérieur par un feu dévorant, Cease, ruler of the day, est un lamento bouleversant. Tout serait à citer dans le sublime acte III qui culmine avec l'extraordinaire scène de la folie de Déjanire, assaillie par les Furies, Where shall I fly, un des passages les plus violents de toute l’œuvre de Haendel.

Le metteur en scène Floris Visser a transposé l'action dans l'entre deux guerres. La Thessalie est devenue une dictature militaire, situation politique peut-être inspirée par le régime autoritaire du général Ioannis Metaxas dans la Grèce des années 1935 à 1941. Au pouvoir militaire s'adjoint le pouvoir religieux car le pays est aussi une théocratie dans laquelle la religion orthodoxe est omniprésente et exerce une très forte pression sur les populations. Dans le palais royal de Trachis sont concentrés tous les pouvoirs. Le scénographe Gidéon Davey a imaginé un bel édifice de style Le Corbusier dont toutes les faces sont visibles grâce à un plateau tournant. Les appartements d'Hercule forment un élégant duplex aux formes harmonieuses comprenant un salon assez sobre, meublé avec goût. Du salon, on peut emprunter un escalier menant à la chambre à coucher du héros. De l'autre côté du bâtiment se trouve une vaste salle dans laquelle sont actionnées les trois leviers du pouvoir absolu: militaire, religieux et juridique. Sur un mur court une fresque célébrant les travaux légendaires du héros (beaux éclairages de Malcolm Rippeth). Tantôt cette pièce est le QG de l'armée, tantôt elle devient une chapelle où sont célébrés les grandes cérémonies, couronnement, mariages. Enfin c'est le lieu où se rend la justice. Dommage qu'en forçant le trait, on perde en potentiel dramatique, pourquoi avoir fait de Déjanire une malade mentale, se déplaçant en chaise roulante et constamment surveillée par une nurse. Le rôle déjà tellement riche n'avait pas besoin de ça ! Les beaux costumes 1930 sobres et signifiants ont été créés par Gideon Davey. La direction d'acteurs m'a paru excellente, les chanteurs sont là où ils doivent être et leur comportement est toujours en phase avec le déroulé des évènements. Malgré quelques excès ou obscurités, cette mise en scène m'a paru pertinente et spectaculaire.


© Falk von Traubenberg : Ann Hallenberg (Déjanire) et Brendon Cedel (Hercule)

Ann Hallenberg était la triomphatrice de la soirée grâce à une incarnation retentissante du personnage de Déjanire. Les moyens vocaux sont au diapason de la violence du personnage. La voix est puissante dans tous les registres de sa tessiture, la projection est magnifique, le timbre somptueux, la technique vocale, impeccable. S'il ne fallait citer qu'un seul air, je choisirais sans hésiter, Cease, ruler of the day où la cantatrice, écorchée vive, rend palpable le feu qui la dévore. Mais le climax de sa prestation était évidemment la scène de la folie de l'acte III, digne pendant de celle qui frappe Orlando dans l'opéra homonyme du Saxon.

Lauren Lodge-Campbell était une Iole de rêve. En plus d'incarner une jolie princesse modeste et généreuse et quelque peu séductrice, elle était bouleversante dans son récit, My father, décrivant le supplice de son père et pleine de compassion dans son air de l'acte III, My breast with tender pity, accompagné d'un très beau violon solo. Elle a déployé aussi son agilité vocale et sa capacité de varier les da capo avec de superbes ornements. Moritz Kallenberg , ténor, était l'interprète du rôle d'Hyllus, personnage complexe qui a su afficher l'héroïsme que l'on attend du fils d'Hercule mais aussi manifester beaucoup de compassion vis à vis des prisonniers de guerre. Il a fait preuve de beaucoup de sensibilité et de noblesse dans l'expression des sentiments et un sens aigu des nuances, notamment dans sa fameuse sicilienne de l'acte II, From celestial seats ainsi que dans sa bouleversante oraison funèbre en hommage à son père Hercule à l'acte III.

Brandon Cedel, baryton-basse, impressionnait dans le rôle d'Hercule par sa voix puissante à la projection insolente. Son grand air en do majeur se voulait conquérant et martial, mais les deux hautbois moqueurs et un basson goguenard contredisaient ses vantardises. La scène de son agonie, O Jove ! What land is this, lui donnait l'occasion d'exprimer la quintessence de son talent. J'ai été séduit par James Hall que je ne connaissais pas auparavant. Ce contre-ténor très prometteur à la voix sonore et ductile, donnait de la chair et de la vie à Lichas, porte parole d'Hercule ; il était par exemple très émouvant dans son récit des souffrances du demi-dieu, As the hero stood. Le rôle muet d'Amme, la nurse de Déjanire était tenu avec sobriété et douceur par Annika Stefanie Netthorn.

Le chœur Händel Festspielchor intervenait à de nombreuses reprises de manière homophone mais aussi polyphonique avec puissance et précision. C'est grâce au chœur que les œuvres de Haendel acquièrent leur caractère épique inimitable quand bien sûr la chorale est à la hauteur du sujet traité ce qui était cent fois le cas en ce dimanche 20 février. L'orchestre baroque Deutsche Händel-Solisten m'a impressionné par la plénitude du son des cordes, la précision des attaques, de jolis hautbois et bassons et des trompettes guerrières. Le chef, Lars Ulrik Mortensen, m'a énormément plu par la précision et la beauté du geste et des mains très expressives.

Par la profondeur de la caractérisation du personnage de Déjanire et la beauté de la musique, Hercules est peut-être, selon Henry Prunières, la plus grande œuvre de Haendel. Elle fut servie à la perfection dans cette vaste scène de Karlsruhe par un plateau vocal éblouissant, un chœur puissant, un superbe orchestre baroque, une mise en scène inventive et un chef inspiré.



Publié le 26 févr. 2022 par Pierre Benveniste