Les Horaces - Salieri

Les Horaces - Salieri ©Le serment des Horaces. David. © domaine public
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Rome invaincue

La guerre des trois aura-t-elle lieu ? Trois Romains contre trois Albains : si ce n'est le seul nœud du (long) poème en alexandrins de Pierre Corneille, c'est en revanche le seul ressort du livret qu'en a tiré Nicolas-François Guillard pour Antonio Salieri. En 1784, le succès des Danaïdes a logiquement valu à ce dernier la commande de deux nouvelles tragédies lyriques, Tarare d'après Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, et ces Horaces, qu'il met aussitôt en musique. Guillard s'en tient aux trois premiers actes de Corneille ; travail salutaire, tant les vicissitudes procédurières des deux suivants nuisent à la force tragique du propos. Le meurtre de Camille par son frère est expurgé, réduit à un persiflage, et clôt ainsi une pièce élaguée et concentrée sur l'essentiel, le combat. Bref, Guillard s'évertue à livrer clefs en main à Salieri ce en quoi il excelle : l'impact.

Droit au but, voilà en effet l'alpha et l'oméga de cet Italien parti, comme d'autres avant et après lui, à la conquête de Paris. Ses admirables Danaïdes (remises à l'honneur à Versailles en 2013 par le même Christophe Rousset, et enregistrées dans la foulée) annonçaient déjà la couleur : efficacité maximale, par la concision et la rapidité de l'action. Cela suppose bien sûr une primauté assumée du théâtre sur la musique, certes pas une révolution dans le cas de la tragédie lyrique... mais un paradoxe piquant de la part d'un compositeur dont Vienne découvrait l'opéra Prima la musica e poi le parole quelques mois seulement avant Les Horaces ! Cela signifie également priorité absolue donnée à la déclamation, en imbriquant récits et airs dont la chronologie fusionnelle devient, si l'on veut, une sorte de mélodie continue avant l'heure.

Salieri et Guillard – déjà librettiste d'Iphigénie en Tauride – n'ont-ils eu qu'à tirer les marrons du feu gluckiste ? Par calcul, l'Académie Royale de Musique avait « vendu » Les Danaïdes comme étant de Gluck, n'en révélant le véritable auteur qu'une fois le succès assuré. C'était avouer à quel point les styles étaient proches. Pourtant, le disciple va plus loin que le maître, en substituant à un certain hiératisme une flexibilité et un sens de l'urgence continûment sur le fil du rasoir. Toujours à la limite de la précipitation, mais sans jamais y succomber, il traite la matière dramatique, donc musicale, comme l'on conduit de nos jours un thriller, en ne laissant pas le moindre répit à son auditeur. Nous lui connaissons un précédent : six ans avant Les Horaces, André-Modeste Grétry faisait créer son unique tragédie, Andromaque (réhabilitée par Hervé Niquet en 2010), déjà nantie de ces hautes qualités. Leur parenté d'inspiration est si flagrante qu'elle a tout d'un passage de flambeau.

Pour tenir son public en haleine, Salieri s'appuie sur les velléités de l'action : Albains et Romains décident de surseoir à la guerre, puis de résoudre leur différend par le fameux combat à trois, de suspendre ledit combat en prenant l'avis des dieux... enfin de le reprendre. À cela s'ajoute l'annonce de la mort de deux Horace et de la fuite du troisième ; lequel apporte aussitôt démenti en déclarant à son tour avoir occis les trois Curiace. Ces allées et venues incessantes tirent profit du découpage : entre chaque acte figurent de courts mais saisissants intermèdes, où le Grand Prêtre et Grand Sacrificateur, en particulier, détermine la conduite de l'action. À l'arrivée, la durée de celle-ci atteint tout juste l'heure et demie. Autant qu'Andromaque, et à peine moins que Les Danaïdes.

Cette tendance à la brièveté s'observe dans d'autres opéras français postérieurs, à l'orchestration volontiers cuivrée, que Les Horaces préfigurent fortement : la Médée de Cherubini enjambe un peu les deux heures, la Sémiramis de Catel ou l'Olympie de Spontini n'y parviennent pas. (L'âge d'or du « Grand Opéra à la française » inversera comme on sait la donne, en revenant sans vergogne aux proportions imposantes des tragédies lyriques baroques). Cependant, la fulgurance de Salieri semble constituer un point de paroxysme jamais dépassé ; nous ne voyons guère que la volcanique Prise de Troie d'Hector Berlioz – les deux premiers actes de ses Troyens – qui débouche sur une efficience aussi spectaculaire. C'est ce qui s'appelle voir loin, et grand.

Emportés par ce maelström, les cinq chanteurs principaux, coutumiers des réhabilitations « opéra français » estampillées CMBV ou Palazzetto Bru Zane, livrent un quasi sans-faute. Prima inter pares, victime balayée par une escouade de brutes psychorigides, Camille, sœur d'Horace et fiancée de Curiace, échoit à Judith van Wanroij. Déjà impressionnante en Hypermnestre des Danaïdes, la soprano a depuis effectué de notables progrès de prononciation, même si tout n'est pas encore parfaitement intelligible. Ses atouts musicaux ne s'en déploient qu'avec plus d'éclat : le timbre est toujours d'une beauté ensorcelante, et la chair même de la voix a gagné en aplomb, de sorte que les ruades parfois véhémentes de l'orchestre ne la mettent nullement en péril. Bien que passif, balloté par les événements, ce rôle est le seul qui apporte de l'humanité au drame, c'est donc sur ses épaules que repose sa force émotionnelle. Van Wanroij dispose amplement de la carrure requise.

Face à elle, deux ténors à la française, un luxe au sein d'un effectif somme toute raisonnable, incarnent son promis et son frère ; très jeunes, l'un et l'autre revendiquent déjà des carrières éloquentes. En Curiace (dont la sœur Sabine, épouse d'Horace, a été évacuée par Guillard), Cyrille Dubois fait valoir les belles qualités expressives, le style châtié et le matériau enjôleur que nous avons maintes fois applaudi. Si son duo avec Camille est une totale réussite, l'aigu paraît ailleurs un peu moins désinvolte et conquérant que d'ordinaire. Cette réserve ne vaut pas pour Julien Dran, dont l'Horace est magistral : le haut de la tessiture sonne avec éclat, sans que la canonnade toujours aux aguets des scènes belliqueuses ne lui porte ombrage. Que son matériau splendide, sa technique hors pair et sa diction phénoménale permettent de conférer un embryon d'âme à un protagoniste aussi odieux, voilà un authentique exploit.

Les trois barytons se hissent à leur hauteur. Il n'y a pas davantage de sympathie à faire valoir dans la peau du père Horace, parangon du chef de clan obnubilé par l'honneur, imperméable à toute compassion, encore moins à tout sentiment. Dès son exorde Peuples, dissipez vos alarmes, Jean-Sébastien Bou cloue l'auditeur par la puissance et la clarté de son émission. L'instrument est ample, projeté avec insolence, et pour tout dire transpire l'autorité tel un oracle. Héros des intermèdes, Andrew Foster-Williams se fait Grand Prêtre puis Grand Sacrificateur : de comparables louanges sont de rigueur, d'autant que cet artiste sait se démarquer des certitudes du stéréotype précédent, en entretenant tout ce qu'il faut de mystère dans sa composition sacerdotale. Quatre personnages secondaires sont dévolus à Philippe-Nicolas Martin ; sa belle aisance est tout aussi profitable à un plateau d'exception qu'Eugénie Lefebvre, fugace suivante de Camille, ne dépare en rien.

Après tant de succès dans des opéras français comparables, Christophe Rousset défend avec passion et panache les multiples splendeurs de la partition. Il s'appuie pour cela sur la forme mirobolante de ses Talens Lyriques, dont la gamme dynamique et la précision millimétrée épousent jusqu'au vertige la course à l'abîme de Salieri. Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, fidèles de ces productions, ne sont pas moins précis : le tranchant avec lequel leurs divers pupitres font ressortir les arêtes les plus coupantes n'est qu'ivresse. Néanmoins, s'il est architecte et démiurge, le chef n'est pas entièrement poète : quoiqu'appropriée, sa battue frénétique pâtit – si peu que ce soit – de sécheresse. Sa rhétorique pugnace, flamboyante mais avare de nuances, fait la loi jusqu'au pétaradant chœur final, plutôt conventionnel (et manifestement déporté de la scène précédente).

Une zeste de moelleux et de fruité aurait permis de nous toucher, en plus de nous impressionner. Cette Rome invaincue s'y prêtait-elle ? Les Danaïdes avaient cette vertu. Vivement Tarare !



Publié le 24 oct. 2016 par Jacques Duffourg-Müller