Superbes ennemis - La condition féminine de la femme au XVIIème siècle - Il Festino

Superbes ennemis - La condition féminine de la femme au XVIIème siècle - Il Festino ©Festival de Froville - Alain Méry
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S’inscrivant dans le cadre du Festival international de musique baroque et sacrée de Froville (Meurthe et Moselle), le concert de ce soir, se trouve délocalisé à Lunéville (sous-préfecture du département), plus précisément à la chapelle du Château de Lunéville, surnommé le « Versailles Lorrain ». Que l’église romane de Froville ne s’attriste pas puisqu’il s’agit de l’unique concert programmé hors de ses murs !

Chef-d’œuvre architectural et phare de la région, l’édifice accueille en son sein, un trésor inestimable de la musique ancienne et baroque : l’ensemble Il Festino.
Afin de lever toute méprise malencontreuse sur l’appellation « trésor inestimable », cette dernière n’est l’objet d’aucun compliment exagéré voire intéressé dans nos colonnes. Il n’est question que de la simple et authentique expression d’une vérité, relevée à ce moment précis. Le cœur, seul, guidera nos propos dans cet article.

Créé en 2009 par le luthiste Manuel de Grange qui en assure également la direction, l’Ensemble reste fidèle à l’esthétique et aux règles déclamatoires du XVIIème siècle : la règle des trois unités (temps, lieu et action), puis celle de la vraisemblance où l’ordre et la raison règnent en maîtres absolus et, enfin, celle de la bienséance. Ces préceptes s’imposent tout autant pour le chant et le récit que pour la musique instrumentale jouée sur instruments anciens.
Le contexte historique ne permettait guère d’extravagances futiles. Exercé par les cardinaux Armand Jean du Plessis de Richelieu (1585-1642) et Jules Mazarin (1602-1661), puis par Louis XIV (1638-1715) à partir de 1661, le pouvoir régit tout domaine afin d’éviter toute instabilité politique. L’autorité doit s’affirmer même au niveau culturel. Des Académies sont alors créées dans chaque art (l’Académie française en 1635 pour ne citer qu’elle). Elles ont pour objet de réglementer les compositions artistiques quelle qu’en soit la spécialité.

Présenté par l’Ensemble, le programme Superbes Ennemis adhère entièrement aux codes en usage à cette époque. Le spectacle est très abouti tant sur le plan musical que littéraire. Armé d’un courage à toute épreuve, Manuel de Grange soulève, sous ce titre antagonique, ce que peut être «la condition féminine de la femme au XVIIème siècle ».
A cette époque, le statut de la femme n’était guère enviable puisqu’elle était considérée comme inférieure à l’homme. Sa place variait selon sa classe sociale. Créature coupable du péché originel, elle ne jouait qu’un rôle mineur dans la société. Son éducation était différente de celles des hommes, beaucoup plus « instruits ». Selon leur appartenance (noblesse, …), les femmes n’étaient déjà pas égales entre elles. Celles, dites de bonne famille ou de bonne naissance, recevaient principalement une éducation religieuse pour connaître la Bible et ses principes moraux. Elles apprenaient, par ailleurs, à devenir une bonne mère et une épouse modèle. Un enseignement domestique leur était dispensé (filer, coudre, connaître les soins et l’hygiène) dans l’ultime but de servir leur mari et leur famille. Les autres étaient livrées à elles-mêmes face au monde des hommes, êtres dits supérieurs, eux-mêmes créatures de Dieu ! Impossible pour les femmes de s’affranchir de la sujétion ! Elles auraient pu crier corps et âme : « N'emprisonnez pas, je vous prie, ni mon esprit ni ma raison... », Jacques Lefèvre (XVIIème siècle), personne ne les aurait entendues ! Leur éducation ne devait pas aller jusqu’à les instruire... de peur que leur prétendue « perfidie » ne se réveille…Cependant, la place de la femme dans la société évolue lentement grâce aux femmes de Lettres telles que Marie de Gournay (1565-1645) ou bien encore Madeleine de Scudéry (1601-1667). Noms que nous retrouverons dans le déroulé du spectacle.

Dépourvu d’artifices scéniques visant à cacher la vérité ou à tromper sur la réalité, le spectacle s’articule en quatre parties : la misogynie, l’éducation des filles selon la religion, les femmes fortes et héroïques et la défense de la liberté féminine.
L’action d’allier des récits, des airs de cour ou d’extraits d’opéra et des pièces instrumentales relève d’un exercice de haute voltige. La finesse intellectuelle élabore les figures périlleuses exécutées brillamment par les quatre artistes.

Drapée d’une longue robe de satin noir et tête couverte d’une mantille de dentelle, la soprano tchèque, Dagmar Šašková, projette avec grâce Las, pourquoi ne suis-je née, complainte du compositeur, chantre et luthiste français : Pierre Guédron (ca. 1565 – ca. 1620). Quelques notes suffisent pour saisir la splendeur vocale, comparable à la beauté physique de cette femme. La qualité de la voix dépend en grande partie de la qualité du souffle, de la gestion de celui-ci. La soprano régit royalement sa respiration, tout en préservant le côté naturel du geste. Elle ouvre ses côtes flottantes (respiration intercostale diaphragmatique). Le débit d’air est constant favorisant ainsi l’ouverture du pharynx et l’assouplissement des cordes vocales. La voix est divinement posée. Chantées en vieux français, les phrases musicales sont parfaitement accentuées. L’origine slave de la soprano n’altère nullement la compréhension du texte. La phonation est remarquable.
Ces propos techniques seront confirmés, de manière irréfragable, lors de son deuxième air Ce monstre d’étrange posture (anonyme, XVIIème siècle).

Désaltérons-nous à la source du timbre frais, déployé sur N’emprisonnez pas, je vous prie, ni mon esprit ni ma raison de Jacques Lefèvre. Quelle fraîcheur vocale !
Nous sommes émus par l’interprétation, criante de vérité, de Suzanne un jour de Roland de Lassus (1532-1594). Ce poème, de Guillaume Guéroult (1507-1569), s’inspire de l’Histoire de Suzanne dans le Livre de Daniel (livre de la Bible hébraïque et de la Bible chrétienne). Le soin porté à la diction et à la projection nous permet de comprendre le sens du texte : Suzanne un jour d’amour sollicitée, Par deux vieillards convoitant sa beauté, Fut en son cœur triste et déconfortée, Voyant l’effort fait à sa chasteté. Elle leur dit : si par déloyauté, de ce corps mien vous avez jouissance, c’Est fait de moi ! Si je fais résistance, Vous me ferez mourir en déshonneur : Mais j’aime mieux périr en innocence, Que d’offenser par péché le Seigneur. Par une noble posture scénique, la soprano défend avec force et foi sa virginité.
La soprano sera tout autant exquise dans le récit d’Armide de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) s’asseyant sur de solides appuis vocaux.
Un moment de grâce intervient lorsqu’elle interprète Gentil Cavallero d’Alonso Mudarra (1510-1580). Le compositeur espagnol joue de la guitare et de la vihuela (instrument de musique à cordes d’origine espagnol de la famille de la guitare et du luth). Quelle douceur lorsque la soprano appelle, d’un chant envoûtant, le gentil chevalier à lui donner un baiser en dédommagement du mal causé. De délicieux pianissimi jalonnent cette lente déclamation reposant à la fois sur les accents des paroles et les valeurs mélodiques et rythmiques de la musique. La voix est riche en harmonique. Nous sommes haletants d’émotion…

Autre artiste à user de sa voix, Julien Cigana campe à tour de rôle des personnages haut en couleur. Usant de peu d’artifices (une blouse blanche, un tablier ensanglanté, un veston sobre, une chemise blanche entrouverte), le jeu de scène développé est d’une grande qualité. Sa voix malléable sert avec éloquence les différents personnages. Nous sommes agréablement surpris de constater la facilité à laquelle il passe d’une interprétation à une autre en une fraction de seconde.
En professeur de médecine, il se lance dans un cours magistral sur l’anatomie masculine et féminine. Il recourt à sa fidèle assistante Bérénice (Dagmar Šašková), réduite au rôle, peu flatteur, de pupitre. Constatons le peu d’égards témoignés par l’enseignant dédaigneux envers la femme. Cette dernière tient dans ses mains des planches anatomiques représentant les deux sexes. La leçon de sciences est quelque peu misogyne : « Aristote et Galien affirment que la femme est une erreur de la nature. », « la situation interne des organes féminins est une imperfection, résultant d’une impuissance, une preuve évidente de la supériorité masculine ». Nous devons cette explication scientifique et médicale au médecin grec Galien Claudius Galenus (129 après J.-C. – 210 après J.-C.).

Le récitant n’en est pas moins agréable lorsqu’il incarne Lustucru, forgeron imaginaire et « médecin céphalique », encore plus fantasque. Il tire son nom de « L’eusses-tu cru que l’on puisse changer la tête des femmes ? » A l’aide de tenailles et de marteaux, il tente de reforger la tête de certaines femmes pour en extraire « les principes pernicieux » que sont la prodigalité (dépenses somptuaires en tenues et dentelles), le verbiage futile des maniérées comme celui des Précieuses ridicules (1659) de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673). Le propos de Lustucru choque… N’entendons-nous pas dire : « Corrige si tu peux par un discours honnête, De ta femme l’esprit querelleux et bourru. Si cela ne fait rien, pour amollir sa tête. Ou prends martin bâton, ou va chez Lustucru. » Le monologue est rythmé par les « R » roulés à la manière du « Vieux François ». Nous atteignons l’acmé de la misogynie, lorsque Maître Lustucru s’empare d’une longue liste d’adjectifs qualifiant la femme : acariâtre, enragée, […], lunatique, méchante, sotte, … la traitant même de diablesse ! Nous sommes sauvés de « cette folie » par le violiste qui, en frappant de son archet le bord du pupitre, met un terme à ce flot incessant de vociférations.

Vêtu d’un sobre veston noir geai, Julien Cigana nous interpelle sur l’importance de l’éducation des filles soutenant les propos codifiés, vers 1680, dans le Traité de l’éducation des Filles de François de Salignac de La Mothe-Fénelon, dit Fénelon (1651-1715). Il dresse un double constat. D’une part, les femmes ne reçoivent que peu d’instruction puisqu’elles doivent être élevées dans l’ignorance du monde. « La femme n’a point à gouverner l’Etat, ni à faire la guerre, ni à entrer dans le ministère des choses sacrées ». D’autre part, il souligne le danger que représente une femme non éduquée : « Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres des hommes viennent souvent et de la mauvaise éducation qu’ils ont reçue de leur mère et des passions que d’autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé. »
Le comédien démontre tout autant de talent lorsqu’il évoque la robustesse, la force des femmes dans le texte du père Pierre Le Moyne (1602-1672) et ceux de Marie de Gournay et de Madeleine de Scudéry. Il met son éloquence au service des femmes héroïques telle la bergère Marcelle venant seulement se défendre et prouver à ceux qui l’accusent de la mort de Chrysostome combien ils se trompent. Il s’agit de la narration Marcelle et Chrysostome, extraite de Don Quichotte de Miguel de Cervantes Saavedra (1547-1616). Le récit a inspiré le peintre espagnol Valero Iriarte (ca. 1680- ca. 1744) dont l’huile sur toile, Histoire du berger Chrysostome et de la bergère Marcelle, est visible au Museo Casa de Cervantes (Valladolid, Espagne).
Julien Cigana ne s’éloignera nullement du sillon tracé par les règles déclamatoires du XVIIème siècle. Les vers en alexandrin ou la prose seront alimentés par de nombreux procédés stylistiques empruntés à la poésie : allitérations, assonances, figures de style, … .

De nombreuses pièces instrumentales agrémentent les récits, les airs de cour et les extraits d’opéra tantôt en les accompagnant, tantôt en soliste sujet des prochaines lignes. Elles sont interprétées par Manuel de Grange (luth et théorbe) et par Ronald Martin Alonso (viole de gambe). Tout comme leurs prédécesseurs, les deux instrumentistes relèvent avec maestria leur prestation. Le style est varié n’entraînant aucune monotonie. Ils interprètent des pièces composées par les plus grands musiciens de l’époque tels que Marin Marais (1656-1728), Pierre Guédron, John Dowland (1563-1626), Diego Ortiz (1510-1570), Tobias Hume (1569-1645), Nicolas Vallet (ca. 1583 – ca. 1642).
Le Rondeau (moitié pincé et moitié coup d’archet) ouvre la « sérénade ». Il est extrait de la Première suite en la mineur, Vème Livre des pièces de viole de Marin Marais. Au théorbe, Manuel de Grange développe son doigté sur le petit jeu. Les notes qui en découlent sont d’une exquise saveur. Ronald Martin Alonso fait sonner sa viole au plus juste tantôt en pinçant, tantôt en frottant les cordes. L’écoute est si silencieuse, attentive que nous entendons la respiration du violiste. Cette perception n’est point perturbante… Bien au contraire, elle donne âme à la musique ! Autre pièce de la première suite de Marais, l’Allemande La Facile s’inscrit dans un dialogue intime entre les deux instrumentistes. La force et les contrastes se mesurent à leur contraire, la douceur et l’harmonie, à l’image des rapports homme/femme. Du même compositeur, la Sarabande permet au luthiste, Manuel de Grange, d’exprimer toute la palette des harmoniques de l’instrument. Les doigts glissent à la manière des caresses offertes par une mère à son enfant. Quant à la viole, elle exprime toute sa richesse dans le Prélude Le Soligni (première suite en la mineur, Marais). Le tempo lent du prélude enjolive l’onctuosité et la sensualité du langage musical. Un pur bonheur !
La pièce Susanne Galliard de Dowland offre au luthiste un vibrant solo. La ligne musicale est délicate sous les fines vibrations des cordes.
Le gambiste et le luthiste nous font découvrir, pour la plupart d’entre-nous, un compositeur hispanique Diego Ortiz, considéré comme le plus grand violiste de son pays. La pièce Recercada segunda s’argumente dans de précieuses diminutions. L’ornementation y est sublime. Ils nous tiennent également en haleine sur une pièce de Tobias Hume (Improvisation à la viole) et une autre de Nicolas Vallet intitulée Fortune Angloise.
Face à leur magnifique interprétation, leur virtuosité est indubitable. Nous les remercions comme il se doit par de chaleureux et reconnaissants applaudissements.

En pied de nez à la condition féminine, les quatre artistes apportent le coup de grâce avec la chanson Marquise de Georges Brassens (1921-1981). Les trois premières strophes sont empruntées aux Stances à Marquise de Pierre Corneille (1606-1684), auxquelles Georges Brassens ajoute une quatrième composée par Tristan Bernard (1866-1947). Rappelons que « Marquise », ici, n’était pas un titre nobiliaire mais un prénom, celui de la comédienne Marquise-Thérèse Gorla (1633-1668).
Osons ce plaisir, même quelque peu inconvenant, de citer les paroles chantées par Julien Cigana :
« Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guères mieux. »

[…]

et qui trouve réponse par la voix Dagmar Šašková, en sublime irrévérencieuse :

« Peut-être que je serai vieille,
Répond Marquise, cependant
J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,
Et je t'emmerde en attendant »


Le subtil dosage entre récits, airs de cour, extraits d’opéras et pièces instrumentales confère au concert un caractère unique et précieux. Asseoir le spectacle sur un tel programme démontre indéniablement le talent et la qualité de l’ensemble Il Festino. Comme des révélateurs en photographie, les quatre artistes ont brillamment exposé la condition féminine de la femme au XVIIème siècle.
La poésie vocale (voix parlée et/ou chantée) et la richesse des œuvres instrumentales ont contribué, sans aucune flagornerie, à classer la prestation de l’Ensemble parmi les plus originales et inventives de l’édition 2018 du Festival de musique baroque et sacrée de Froville.
Nous ne pouvons que regretter, pour les artistes, le manque d’entrain du public lorrain. Moins de quarante-cinq personnes étaient présentes !



Publié le 03 juil. 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND