Impressions d'Italie
© Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 25 août 2016
Lieu: Abbaye de Chancelade - Périgueux. Concert donné dans le cadre du XXVI° Festival « Sinfonia en Périgord », du 22 au 27 août 2016
Programme
- Orazio Benevolo (Benevoli) : Missa Raggio Celeste, pour douze voix d'hommes
- Marc-Antoine Charpentier : Jesu corona virginum – Transfige dulcissime Jesu – Domine salvum fac regem
- Paolo Lorenzani : Litanies à la Vierge – Magnificat à neuf voix d'hommes
- Louis Marchand : Introït – Offertoire ; Charles Guillet : Méditation
Distribution
- Chœur du Concert Spirituel : Yann Rolland, Charles Barbier, Clément Debieuvre, Edmond Hurtrait, Gauthier Fenoy, Pascal Richardin, Martin Candela, Benoît Porcherot, Martial Pauliat, Guillaume Olry, Sydney Fierro, Simon Bailly
- Orchestre du Concert Spirituel : Yuka Saïto, Nils de Dinechin, Annabelle Luis, Hilary Metzger, Tormod Dalen, Luc Devanne, François Saint-Yves
- Direction : Hervé Niquet
France et Italie : l'aubade d'un chef malicieuxHervé Niquet n'est pas seulement un artiste malicieux : il est un chef d'orchestre et de chœur éclectique (pas seulement baroque), persévérant et fidèle. Renouvelant le « coup » de sa prime amourette
Boismortier – lire notre chronique :
Don Quichotte chez la Duchesse – il éprouve manifestement le désir de remettre sur le métier des musiciens rares ayant si l'on peut dire bercé sa jeunesse. L'abbaye de Chancelade, proche de Périgueux, accueille ce 25 août, dans le cadre du
Festival Sinfonia où l'ensemble termine sa troisième année de résidence, un concert dénommé « Impressions d'Italie ». Parmi les auteurs proposés, deux Romains aux dons singuliers, jadis honorés par le
Concert Spirituel, Paolo Lorenzani (1640-1713) et surtout Orazio Benevolo (ou Benevoli, 1605-1672).
Lorenzani, francisé en Lorenzain, appartient à la longue filière des Italiens qui, de
Lully à
Rossini en passant par
Piccinni,
Cherubini... ont brillamment réussi en France. À défaut de s'y installer définitivement, il y vécut de 1678 à 1695, obtint la faveur de Louis XIV et rien moins que la charge de maître de musique de la reine. À la clef, des motets pour la Chapelle Royale, un
Te Deum et une tragédie lyrique,
Oronthée (sur le même sujet que l'opéra de
Cesti). Niquet a choisi d'ouvrir et de clore la soirée par deux de ses œuvres : les
Litanies à la Vierge et le
Magnificat, un grand motet et une antienne de rite romain. Il les connaît bien : elles faisaient déjà partie d'un hommage versaillais de... juin 1996, consigné par la suite dans un disque (Naxos).
Autre « ancien »,
Benevolo : un CD comportant pour l'essentiel sa
Missa Azzolina avait été publié juste avant le Lorenzani. Quelques-unes de ses pièces figuraient dans l'agencement de la désormais fameuse
Missa sopra 'Ecco sì beato giorno' du précurseur
Striggio, avec ses quarante voire soixante voix (2012). Le programme périgourdin quant à lui gravite autour de sa
Missa Raggio Celeste (« du rayonnement céleste »). Benevolo était d'origine française, fils d'un Lorrain installé à Rome, ville où il passa le plus clair de sa vie ; sa carrière fut couronnée par un poste à la tête de la
Cappella Giulia, la chapelle musicale vaticane. Créateur fécond, héritier de l'art de
Palestrina, il incarna de fait le « baroque monumental », c'est à dire la polychoralité – deux, trois, quatre, six... voire douze chœurs – au sein de colossales célébrations.
Soucieux de ressusciter le propre des offices à Saint Louis des Français, où Benevolo fut chantre, Niquet interpole dans cette
Missa à douze voix d'hommes des transcriptions d'orgue francophone (
Charles Guillet et
Louis Marchand), et trois motets de
Marc-Antoine Charpentier. Peut-être notre plus grand compositeur baroque, Charpentier est aussi l'un des plus convaincus d'italianisme depuis l'éloge posthume et vibrant dû à
Sébastien de Brossard. Les dates exactes de son long séjour à Rome demeurent une énigme. Tout au plus sait-on qu'elles prennent place avant sa vingt-septième année ; et grâce aux travaux de
Jean Lionnet, qu'il y reçut moins l'influence du vieux
Carissimi, que celle d'épigones tels que
Graziani ou
Foggia. Italie-France : voilà, avec un bon demi-siècle d'avance sur
Couperin, planté un décor digne des Goûts Réunis.
Le chœur strictement masculin (conforme à la prohibition des femmes dans le chant d'église) est une nouveauté au regard des Benevolo ou Lorenzani précités, ou de l'important legs Charpentier du Concert Spirituel. En revanche, il n'est pas dans l'absolu une première, puisque douze voix d'hommes retentissaient déjà en 2010 dans le
Requiem de
Pierre Bouteiller suivi du
Stabat Mater de
Brossard, une tournée et un disque Glossa auréolés d'un succès éloquent ! Niquet s'entoure ici encore de cordes entièrement en clef de fa : une viole de gambe, trois violoncelles, un violoncelle piccolo, une contrebasse – en sus de l'orgue. Or , mieux même que chez le funèbre Bouteiller, la monotonie s'en trouve bannie, en dépit de ces registres graves homogènes. Le pari de la tension et de l'éclat est remporté haut la main.
La lumière du rayonnement céleste y est bien sûr pour quelque chose, bien qu'il faille sans doute se dispenser de la pompe originelle. Pour être porteuse d'une histoire mouvementée, l'abbatiale romane de Chancelade, toujours siège d'une communauté augustinienne en activité, n'en a pas l'envergure. Sa nef remaniée, étroite, sans collatéraux, interdit une quelconque velléité de spatialisation, ce qu'aurait pu permettre le triplement des pupitres : trois hautes-contre, trois hautes-taille, trois taille et trois basses-taille. Les douze choristes sont donc disposés en arc de cercle autour des sept instrumentistes. Malgré cette relative compacité, la virtuosité débridée de l'écriture polyphonique emporte tout.
Des cinq parties de l'ordinaire d'une messe,
Gloria,
Credo et
Sanctus sont les plus spectaculaires. Le
Gloria est développé sur une dizaine de minutes riches de contrastes, Benevolo s'évertuant à varier lignes, intensités et couleurs au sein d'un contrepoint enivrant de complexité. Sa louange graduée par paliers débouche sur l'apothéose du
Cum sanctu spirito, sorte de « coda » où est récapitulée, avec une vigueur peu commune, l'affirmation péremptoire de la foi. Fort étendu également, le
Credo est couronné par un dense
Amen d'une contagieuse ferveur, tandis que du fulgurant
Sanctus émergent les irrésistibles transes, scandées en écho, de l'
Hosanna. Intériorisés par nature, le
Kyrie triparti et l'
Agnus Dei tirent enfin profit, à chaque extrémité, des poignantes hymnes de Charpentier qui leur sont accolées.
Ainsi,
Jesu corona virginum, prière de saint Ambroise, enchérit sur la supplique du premier, tandis que l'oraison de saint Bonaventure,
Transfige dulcissime Jesu, prépare, voire surpasse le second. L'ardent
Domine salvum fac regem (Dieu sauve le roi) est pour sa part inséré avant le plain-chant de l'
Ite missa est. Légendé avec quelque inexactitude « Prière pour le Roy » (alors que Charpentier a réservé cet intitulé au psaume
Domine in virtute tua), il rappelle opportunément que nous sommes censés être assis sous les stucs de Saint Louis des Français. Comme mentionné plus haut, Lorenzani initie et referme cette liturgie hors du commun : ses deux cantiques sont tellement à l'aune de ce qui précède, que tenter de décrire leurs qualités ne serait que redondance.
Apostolique, Hervé Niquet dirige assis son
boy's band dont l'affutage technique superlatif et la cohésion ébouriffante – sans omettre la beauté hypnotique des timbres, en particulier les basses – rendent quasiment impossibles des éloges différenciés. Louons à l'identique le petit aréopage de cordes graves : ses diverses composantes, au cours des apartés instrumentaux, sonnent (ainsi qu'il convient) telles des jeux d'orgue.
De l'anecdotique pour terminer. Le nom de Charpentier est partagé par deux compositeurs français de premier plan : on doit à Gustave (1860-1956), le père de Louise, une splendide suite symphonique de jeunesse... que le versatile Niquet a aussi enregistrée. Son titre ? Impressions d'Italie. Exactement celui de notre aubade à Chancelade ! De la part d'un chef si facétieux, gageons que cette similitude n'a rien de fortuit.
Publié le 17 sept. 2016 par Jacques Duffourg-Müller