Iphigénie en Aulide/ Iphigénie en Tauride - Gluck
© Monika Ritterhaus Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 11 juil. 2024
Lieu: Grand théâtre de Provence – Aix-en-Provence
Programme
- Iphigénie en Aulide
- Tragédie-opéra en trois actes de Christoph Willibald Gluck (1714-1787), sur un livret de François-Louis le Bland dit Bailli du Roullet, d’après les tragédies Iphigénie à Aulis d’Euripide (405 avant J.C.) et Iphigénie de Jean Racine (1674)
- Créée le 19 avril 1774 à l’Académie royale de Musique (salle des Tuileries) de Paris
- Iphigénie en Tauride
- Tragédie mise en musique en quatre actes de Christoph Willibald Gluck (1714-1787), sur un livret de Nicolas-François Guillard, d’après les tragédies Iphigénie en Tauride d’Euripide (141-412 avant J.C.) et de Claude Guimond de La Touche (1757)
- Créée le 18 mai 1779 à l’Académie royale de Musique (salle des Tuileries) de Paris
Distribution
- Iphigénie en Aulide :
- Corinne Winters (Iphigénie)
- Russell Braun (Agamemnon)
- Véronique Gens (Clytemnestre)
- Alasdair Kent (Achille)
- Nicolas Cavallier (Calchas)
- Soula Parassidis* (Diane)
- Lukáš Zeman (Patrocle)
- Tomasz Kumięga* (Arcas)
- Timothé Rieu (Oreste enfant)
- Daphné Guivarch (Electre enfant)
- Figurantes et figurants : Jacqueline Cornille, Ilda Chouchana Hamon, Alain Dumandel, Claudine Mussawir, Hubert Rollet, Didier Roussell, Bernard Traversa, Caroline Tyranowicz
- Iphigénie en Tauride :
- Corinne Winters (Iphigénie)
- Florian Sempey (Oreste)
- Stanislas de Barbeyrac (Pylade)
- Alexandre Duhamel (Thoas)
- Soula Parassidis* (Diane)
- Tomasz Kumięga* (Un ministre/ Un Scythe)
- Laura Jarrell (Une prêtresse)
- Timothé Rieu (Oreste enfant)
- Daphné Guivarch (Electre enfant)
- Figurantes et figurants : Jacqueline Cornille, Ilda Chouchana Hamon, Alain Dumandel, Claudine Mussawir, Hubert Rollet, Didier Roussell, Bernard Traversa, Caroline Tyranowicz
- Mise en scène, scénographie : Dmitri Tcherniakov
- Assistants à la mise en scène : Joël Lauwers, Elisabeth Fischer
- Assistant aux décors : Danila Travin
- Costumes : Elena Zaytseva
- Assistante aux costumes : Madeline Cramard
- Lumières : Gleb Filshtinsky
- Dramaturgie : Tatiana Werestchagina
- Maître d’armes : Ran Arthur Braun
- Chœur et Orchestre Le Concert d’Astrée
- Chef de chœur : Richard Wilberforce
- Assistant à la direction musicale : Simon Proust
- Chef de chant, clavecin : Benoît Hartoin*
- Chef de chant, répétiteur de langue : Emmanuel Olivier*
- Direction : Emmanuelle Haïm
- * : Anciennes et anciens artistes de l’Académie du Festival d’Aix
Deux facettes du style de GluckLe Festival d'Aix-en-Provence 2024 offre une occasion rare de comparer deux des chefs-d'œuvre de Christoph Willibald Gluck, Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride. Malgré les seulement cinq ans qui séparent leur création, ces deux opéras représentent deux facettes distinctes de l’évolution de Gluck et de son approche de l’opéra. Rarement jouée, Iphigénie en Aulide rappelle la tragédie lyrique de Rameau. C’est une œuvre qui se situe à la croisée des chemins entre le style baroque finissant et le classicisme naissant. Gluck y adopte une structure dramatique et musicale stricte, avec des récitatifs secco, des airs da capo et une orchestration plus légère, caractéristiques des œuvres néoclassiques. Cet opéra permet au spectateur de comprendre en prélude la genèse de l’histoire qui se déploie dans Iphigénie en Tauride (plus fréquemment représentée), notamment en révélant les raisons de la haine de Diane. En revanche, Iphigénie en Tauride penche vers le romantisme, avec des récitatifs accompagnés plus dramatiques et une orchestration plus dense, se rapprochant de la tempête émotionnelle que préfigurent les œuvres de Beethoven. Cette différence stylistique reflète l’évolution musicale de Gluck, passant d'une approche plus formelle à une intensité dramatique accrue, riche en émotions et en conflits internes. En collaboration avec l'Opéra National de Paris et l'Opéra National de Grèce, cette production est ainsi un événement marquant de la saison lyrique.
Sous la direction musicale d'Emmanuelle Haïm, Le Concert d'Astrée se distingue par une interprétation d'une intensité dramatique rare. Haïm réussit à capturer toute la complexité et la profondeur des compositions de Gluck, apportant une richesse sonore qui enveloppe le public. Son travail avec le chœur et l'orchestre est salué pour sa précision et son expressivité, offrant une véritable leçon de musique.
Dmitri Tcherniakov, à travers sa mise en scène, parvient à extraire le sens caché des textes et à synchroniser chaque mouvement scénique avec la musique. Il représente Iphigénie d’abord comme une adolescente innocente et fraîche, puis comme une femme endurcie et expérimentée. Achille est vu comme un narcissique psychopathe, offrant un amour toxique à Iphigénie, qui ne connaît l'amour qu'une fois avant de mourir. Oreste, de jeune enfant adorable en Aulide, devient un prisonnier fugitif en Tauride, ajoutant une touche douce-amère lorsqu'il accepte de revenir, pour finalement repartir. Tcherniakov plonge les spectateurs dans une exploration sombre et poignante de la tragédie des Atrides, avec un cycle de violence et de déshumanisation d'une modernité troublante, évoquant des résonances contemporaines puissantes. La scénographie, signée également par Tcherniakov, accompagnée par les costumes d'Elena Zaytseva et les lumières de Gleb Filshtinsky, crée un univers visuel captivant et immersif.
La scène commence dans une maison familiale et somptueuse, représentant la richesse et la sécurité de l'Aulide. Au fur et à mesure, la maison se transforme en un espace ouvert, un squelette de la structure initiale, symbolisant la destruction et les ruines de la guerre. Nous nous retrouvons alors dans les ruines d'Aulide, où des bas-reliefs et des néons créent une atmosphère onirique et intemporelle. Cette transformation visuelle représente les cycles de violence qui traversent les générations, similaires aux récits bibliques et mythologiques, où chaque personnage incarne des aspects de notre propre nature humaine. La maison fermée devient un espace ouvert, illustrant visuellement le passage du temps et les conséquences des actions des personnages (J'ai rêvé le palais de mon père). L'entracte d'une heure et demie permet aux spectateurs de profiter des offres de restauration spéciales, créant une expérience complète et agréable.
Le choix des interprètes est particulièrement judicieux, avec la lumineuse Corinne Winters dans le rôle double d'Iphigénie. Winters incarne avec brio l'évolution de son personnage avec une énergie et une passion dignes des héroïnes de Racine, passant de victime en Aulide à bourreau en Tauride, tout en conservant une crédibilité scénique et une présence vocale remarquables. La soprano américaine interprète avec intensité des airs tels que Grand dieux et Ô toi qui prolongeas mes jours, exprimant la douleur et la résignation de son personnage. À ses côtés, Russell Braun, dans le rôle d’Agamemnon, exprime avec force le désespoir dans Diane impitoyable, et Alasdair Kent apporte une légèreté ironique à Achille avec des moments de chant festif (Chantez, champagne), tandis que Florian Sempey (Oreste) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade) ajoutent une profondeur émotionnelle avec des duos poignants comme le célèbre Unis dès la plus tendre enfance. Alexandre Duhamel, en Thoas, incarne un personnage torturé par le stress post-traumatique, avec des airs marquants comme De noirs pressentiments.
La direction énergique d'Emmanuelle Haïm, qui embrasse le texte avec l'ardeur d'une tragédienne racinienne, se manifeste aussi dans la gestion des chœurs. Le Chœur des Grecs (dans Iphigénie en Aulide) et le Chœur des Scythes (dans Iphigénie en Tauride) sont particulièrement puissants, symbolisant le sacrifice et l'expurgation des crimes à travers une percussion et une orchestration intenses.
La mise en miroir des deux opéras de Gluck par le Festival d'Aix-en-Provence met en perspective une exploration profonde et nuancée des thèmes de la tragédie, de la vengeance et de la rédemption. La transition d'Iphigénie de l’innocence à l’expérience, et la transformation des décors et des personnages, offrent une réflexion contemporaine sur les cycles de violence et la nature humaine. La mise en scène audacieuse de Tcherniakov, soutenue par la direction musicale inspirée d’Emmanuelle Haïm et les performances exceptionnelles des chanteurs, créent une expérience lyrique inoubliable. Ce diptyque offre une plongée profonde dans les tragédies de Gluck, résonnant avec une pertinence et une intensité qui captivent et émeuvent le public.
Publié le 22 juil. 2024 par Pedro Medeiros