Isis - Jean-Baptiste Lully (1632-1687)

Isis - Jean-Baptiste Lully (1632-1687) ©Festival de Beaune - P. B.
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On ne plaît guère à l'épouse quand on plaît tant à l'époux.


Isis, tragédie en musique en cinq actes et un prologue de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), d'après un livret de Philippe Quinault (1635-1688), fut représentée le 5 janvier 1677 à Saint Germain en Laye puis en août à l'Académie Royale de Musique. Isis est le septième opéra de Lully monté au festival d'opéra baroque de Beaune.

Argument. Io, fiancée à Hierax, est remarquée par Jupiter qui entreprend de descendre sur terre pour la conquérir. Bien qu'éprise d'Hierax, Io ne résiste pas longtemps au plus puissant des dieux qui lui assure que Junon ne sera pas informée de leur liaison. Rien n'échappe à Junon qui fait enlever la nymphe, la séquestre sous la garde d'Argus et la soumet à de cruels sévices. Jupiter ne pouvant s'opposer au cours inexorable du destin, demande la grâce de Io à Junon. Cette dernière l'accorde car entre temps Jupiter a juré de renoncer à jamais à la nymphe. Les deux maîtres de l'Olympe élèvent Io au rang de divinité sous le nom d'Isis et un culte lui sera rendu en Egypte.

D'aucuns ayant établi une correspondance entre Jupiter, Junon et la nymphe Io, d'une part et respectivement Louis XIV, Françoise-Athénaïs de Rochechouart (1640-1707), marquise de Montespan, maitresse officielle du souverain et Marie-Elizabeth de Ludres (1647-1726), nouvelle favorite du roi, d'autre part, cet opéra aurait provoqué une querelle domestique dans le proche entourage du Roi-Soleil. En tout état de cause, Madame de Montespan n'ayant pas le beau rôle dans cette affaire et piquée au vif, fera arrêter les représentations, obtiendra la disgrâce de Quinault pendant deux ans. Mademoiselle de Ludres quittera la cour peu après ces évènements et se retirera au couvent de la Visitation de Sainte Marie. Pour toutes ces raisons, l'opéra ne connut pas le succès escompté mais donna lieu cependant à quelques reprises y compris au 18ème siècle.

Par l'importance du récitatif et par conséquent du continuo dans les trois premiers actes, Isis, composée un an après Atys, s'apparente aux opéras de la première partie de la carrière de Lully. Toutefois les effets spéciaux, l'importance de l'orchestre et des airs dans les actes IV et V, rapprochent Isis des opéras tardifs du florentin comme Phaéton. Isis se distingue aussi des autres tragédies en musique par la présence au troisième acte d'un intermezzo intercalé au milieu de l'oeuvre relatant les amours malheureux du dieu Pan et de la nymphe Syrinx. La transformation de Syrinx en roseau et la création de la flûte de Pan avec ce roseau, rappelle opportunément le sort qui attend ceux qui osent défier les dieux en général et Junon en particulier. Dans cet opéra Lully et Quinault déploient leur imagination dans des scènes d'une nouveauté renversante, notamment au quatrième acte.

Mais cet opéra réserve aussi à l'amateur des plaisirs plus spécifiquement musicaux dont voici quelques exemples pris au fil du déroulement de l'œuvre.

Les qualités de l'orchestre des Talens lyriques apparaissent au grand jour dans l'ouverture dans laquelle on remarque d'emblée un équilibre idéal entre cordes et vents. L'introduction lente est empreinte de gravité tandis que le fugato qui suit est mené tambour battant avec la dose d'humour et de légèreté qui fait toute la différence avec d'autres interprétations.

Le prologue débute avec un chœur brillant soutenu par les trompettes guerrières (belles trompettes naturelles des Talens lyriques) tandis que la Renommée (remarquable Bénédicte Tauran à la voix éclatante) chante les louanges du monarque vainqueur des guerres de Hollande. Suit le charmant duo des deux tritons (voix suaves des deux ténors Cyril Auvity et Fabien Hyon). Ne parlez pas toujours de la guerre cruelle chante Cyril Auvity dans le rôle d'Apollon d'une voix à la splendide projection, à la diction limpide et au timbre lumineux et enchanteur, mélodie reprise par le chœur et agrémentée de savoureux retards.

L'acte I débute avec l'arrivée sur scène de Hierax, fiancé malheureux de Io. Hierax est incarné par le baryton Aimery Lefèvre dont la belle voix bien timbrée s'accorde bien avec celle de Io dans le magnifique duo, Non ! Il ne tient qu'à vous.... On admire ensuite l'intervention de Mercure, le dieu messager. Jupiter descend ici-bas, clame Fabien Hyon, impressionnant ténor à la voix incisive, au timbre charmeur et à la diction parfaite. Iris (Ambroisine Bré) donne la réplique à Mercure d'une voix de soprano au légato harmonieux et à la ligne de chant élégante et épurée. L'entrée de Jupiter s'accompagne d'un effrayant coup de tonnerre. Il est armé du tonnerre mais c'est pour donner la paix, proclame le plus puissant des dieux avec la voix d'airain du baryton Edwin Crossley-Mercer dont la projection est grandiose.

A l'acte II, Junon exprime ses soupçons, manifeste sa peine face à l'infidélité de son époux mais ne restera pas sans réaction, états d'âme que Bénédicte Tauran exprime avec force et détermination dans une superbe incarnation de la déesse bafouée: Tout Jupiter qu'il est, il est moins fort que moi!

C'est Argus, le géant aux cent yeux qui est chargé par Junon de surveiller Io après son enlèvement. Au début de l'acte III, Argus (Philippe Estèphe) donne la réplique à Hierax de sa belle voix de baryton dans un duo intense, Heureux qui peut briser sa chaine... A la scène 3 débute un petit opéra dans l'opéra. La nymphe des bois, Syrinx (Ambroisine Bré), aimée de Pan, entame une ode à la liberté et toutes les nymphes, sylvains reprennent en choeur Liberté, liberté avec une musique délicieuse où collaborent avec grâce l'orchestre des Talens lyriques qui donne à la viole de gambe magique de Taori Uemuta-Terakado un rôle important et le choeur de chambre de Namur. S'il est quelque bien au monde, c'est la liberté, répètent les protagonistes. Il s'agit ici de la liberté d'aimer, seule liberté revendiquée sous l'Ancien Régime, la même liberté que proclamera Don Giovanni, bien éloignée de la liberté révolutionnaire qui n'est pas de mise à l'apogée de la monarchie de droit divin. Cette scène se continue par un épisode spectaculaire : A la chasse, à la chasse, clamé par un chœur et un orchestre incandescents, animés par deux merveilleux cors de chasse. Enfin l'intermezzo s'achève avec le lamento de Pan qui a perdu Syrinx à jamais, changée en roseau. Edwin Crossley-Mercer (Pan), de sa voix de basse profonde d'une grande noblesse, Hélas! Quel bruit! Qu'entends-je ! est bouleversant dans cette déploration chromatique accompagnée comme il se doit par deux superbes flûtes à bec évoluant dans leur registre grave (François Lazarevitch et François Nicolet).

L'acte IV est le plus spectaculaire de l'œuvre. Il décrit les sévices infligés à la malheureuse Io. Le supplice du froid est illustré par le fameux chœur des Trembleurs dans lequel les talentueux choristes (chœur de chambre de Namur) chantent en onomatopées pour exprimer le claquement des dents. C'est impressionnant. Ce procédé sera imité par Henry Purcell (1659-1695) dans son opéra King Arthur (1691). Plus loin la furie Erinnis (Cyril Auvity) plonge Io dans une forge où de féroces Chalybes façonnent le fer avec force coup de marteaux sur les enclumes. La malheureuse est assourdie par le vacarme et est brûlée par les projections de fer incandescent qui volent de toutes parts, vacarme et agitation parfaitement rendus par Marie-Ange Petit, percussionniste de l'orchestre des Talens lyrique. Mais ce n'est pas tout ! La furie Erinnis appelle en renfort la Guerre, les Maladies violentes et languissantes, les Famines etc... qui plongent Io dans un désespoir extrême. Il ne reste plus à la nymphe que se jeter dans le Nil. Comme le souligne Christophe Rousset dans sa présentation, l'accumulation de ces malheurs a une résonance presque comique et on sent le désir chez Lully de les exorciser par le rire.

Toute la souffrance d'Io, tirée de la mer par la furie Erinnis d'après la didascalie, est exprimé dans son air admirable de l'acte V Terminez mes tourments, puissant maître du monde... Eve-Maud Hubeaux qui n'avait jusque là que des interventions assez brèves, peut déployer son tempérament dramatique exceptionnel (lire chronique sur Rinaldo) de sa voix superbement projetée aux couleurs chatoyantes et la diction parfaite. Aux portes de la mort, la mezzo est bouleversante et donne en même temps à son personnage une grande dignité. Elle est accompagnée par le continuo dans lequel on distingue le théorbe de Laura Monica Pustilnik qui distille ses précieuses notes comme autant de perles rares et la basse d'archet d'Emmanuel Jacques. Cette émouvante complainte a le pouvoir de faire fléchir Junon qui arrête le supplice de la nymphe et l'opéra se termine comme il avait commencé, par un chœur magistral, Isis est immortelle.

Comme on l'a vu, cet opéra regorge de beautés diverses et mérite amplement d'avoir été baptisé en 1704, l'opéra des musiciens. Christophe Rousset, l'orchestre des Talens lyriques, le chœur de chambre de Namur et les solistes lui ont rendu justice de manière éclatante. Le public aura ainsi découvert un chef-d'œuvre peu connu de Lully dans une interprétation d'exception.

Un concert à couper le souffle de bout en bout !



Publié le 16 juil. 2019 par Pierre BENVENISTE