L'isola disabitata - Haydn

L'isola disabitata - Haydn ©Mirco Magliocca
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Un flot ininterrompu de musique vocale et instrumentale annonçant le romantisme

Dès que Joseph Haydn (1732-1809) entre au service du prince Paul Anton Esterhazy (1711-1762) en mai 1761, il va composer dans des circonstances mal connues, quatre comédies musicales en italien (La vedova, Il dottore, Il scanarello et La marchesa nespola) dont trois sont perdues et une, La marchesa nespola est incomplète. Par la suite il reçoit des commandes de son nouveau patron, le prince Nicolas le Magnifique (1714-1790) et compose successivement Acide (1763), La canterina (1766), Lo speziale (1768), Le pescatrici (1769). A partir de 1773 et jusqu'à 1784, la production est plus intense avec L'infedelta delusa (1773), L'incontro improviso (1775), Il mondo della luna (1776), La vera costanza (1779), L'isola disabitata (1780), La fedelta premiata (1781), Orlando paladino (1782), Armida (1784). Avec 54 représentations à Eszterhàza, ce dernier opéra seria aura un succès retentissant et parcourra l'Europe sous diverses formes. Wolfgang Mozart (1756-1791) copiera pour un usage inconnu, le duo d'amour qui clôt le premier acte. A partir de 1784, Haydn va cesser de composer des opéras jusqu'à la mort en 1790 de Nicolas le Magnifique. Sitôt arrivé en Angleterre, Haydn écrit L'anima del filosofo (1791) qui ne sera jamais représenté.

Pourquoi Haydn cesse-t-il de composer des opéras à partir de 1784 ? Le travail pour lequel Haydn était payé, était de réviser, monter et diriger les opéras italiens de ses confrères pour l'opéra d'Eszterhàza afin que cette place devînt une des plus brillantes d'Europe. A raison d'une centaine de titres et près de mille représentations en dix ans, la charge de Haydn est écrasante. Ce dernier jouit alors d'une relative liberté, il peut à sa guise dans le peu de temps qui lui reste, composer symphonies, quatuors à cordes, trios avec pianoforte etc...que les amateurs lui demandent à grands cris (la commande des Symphonies Parisiennes tombe en 1785) et dans ces conditions, il n'y a plus de temps pour composer des opéras, tâche chronophage et énergivore. Selon certains auteurs, Haydn aurait arrêté d'écrire des opéras pour laisser la place à Mozart. Cette histoire est jolie mais absurde. Quand Haydn écrit son chef-d’œuvre Armida fin 1783, Mozart n'a encore aucun opéra italien marquant à son actif nonobstant le génial Idomeneo (1780) qui malheureusement fera une carrière confidentielle avec trois représentations seulement à Munich. En outre, ses opéras de jeunesse (Mitridate, Lucio Silla, Il re pastore...) étaient tombés dans un oubli profond malgré leurs qualités. A cette époque toutes les oreilles, y compris celles de Haydn, étaient tournées vers Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Giuseppe Sarti, Pietro Zingarelli, Pasquale Anfossi..., qui étaient considérés comme les plus grands compositeurs de leur temps et qui alimentaient le quotidien de l'opéra d'Eszterhàza.

L'Isola disabitata (azione teatrale), musique de Joseph Haydn, livret de Pietro Metastasio (1698-1782), fut composée en 1779 et ne fut représentée que deux fois au théâtre d'Eszterhazà à la fin de l'année 1779 et au début de 1780. On attribue généralement l'arrêt des représentations au départ de Barbara Ripamonte, interprète apparemment irremplaçable du rôle de Costanza.

Suite à un naufrage, Costanza et sa jeune sœur Silvia ont survécu pendant treize ans sur une île déserte. De leur côté, Gernando, époux de Costanza et son ami Enrico ont été faits prisonniers par des pirates. Costanza se désespère car elle est persuadée que Gernando l'a abandonnée. Elle inscrit sur un rocher son désespoir et son intention de mourir. Gernando et Enrico, une fois libérés, reviennent sur l'île et Gernando, trouvant l'inscription de Costanza, manque de s'évanouir. Enrico, croyant Costanza morte, pousse Gernando à quitter l'île ; au cours de ses pérégrinations, il rencontre Silvia et a le coup de foudre pour la jeune fille tandis que l'amour germe dans le cœur juvénile de cette dernière. Pendant ce temps Costanza continue à se désespérer mais Gernando l'aperçoit ; alors qu'il veut l'embrasser, celle-ci s'évanouit. Enrico ranime Costanza et lui explique la situation. Costanza tombe dans les bras de Gernando et Silvia dans ceux d'Enrico.

Quand Haydn travaille sur L'Isola disbitata, l'opéra est au centre de ses préoccupations, il compose moins de symphonies et plus du tout de quatuors à cordes (les quatuors du Soleil Hob III.31-36 remontent à 1772). Pourtant l'écriture de cette azione teatrale est avant tout symphonique comme le montre la superbe ouverture en sol mineur. Cette dernière est une véritable sinfonia Sturm und Drang comme celles que Haydn composa entre 1765 et 1773. La coupe en quatre mouvements : lent, vif, minuetto, vif est également typique d'une sinfonia da chiesa dont le prototype est la symphonie en fa mineur Hob I.49, La Passione (1769). Le sentiment général est violent, agité, presque hystérique comme si Haydn avait voulu concentrer dans ce début toute la noirceur de la situation des protagonistes. En fait cette ouverture décrit probablement la terrible tempête responsable du naufrage du bateau dans lequel se trouvaient Gernando et Enrico. Toutefois le menuet mélodieux et galant contraste vivement avec le reste de la sinfonia et représente certainement le personnage de Silvia qui a gardé l'ingénuité et la spontanéité de l'enfance.

Sitôt la sinfonia terminée, on entre dans le vif du sujet avec le long récitatif accompagné de Costanza, personnage principal de l'opéra. Ces récitatifs accompagnés par un orchestre très expressif et aux vives couleurs, constituent l'originalité majeure de cette azione teatrale d'un genre particulier. Ils s’enchaînent aux sept airs sans transition et cela pendant une heure et plus, faisant ainsi de l’œuvre une rareté dans le paysage musical de l'époque. On peut dire comme Marc Vignal que les airs se fondent dans le récitatif accompagné et on peut parler d'opéra durchcomponiert. A l'écoute, on constate même que la frontière entre récitatif et air semble s'estomper tant le récitatif anticipe sur l'air. Ce procédé permet une caractérisation plus poussée des personnages. Par exemple, l'apparition de Silvia est précédée par un motif léger et sautillant qui dépeint admirablement l'ingénuité de la jeune fille. Si toute l'attention se concentre dans les récitatifs accompagnés, les airs ne manquent pas d'attraits ; relativement brefs, ils abandonnent tous la forme tripartite avec da capo et s'adaptent aux sentiments exprimés par les paroles. Haydn fait une fois de plus figure de précurseur car cette formule de musique continue sera adoptée généralement dans l'opéra du 19ème siècle.

Lorsque les époux se sont retrouvés et que le coup de foudre a eu lieu entre Silvia et Enrico, les réjouissances donnent lieu à un finale somptueux. Le quartetto final est un chef d’œuvre vocal et instrumental. Il se déroule comme un vaudeville, chaque personnage y allant à tour de rôle avec son couplet. Le quartetto débute par un imposant prélude instrumental avec trompettes et timbales, puis l'intervention de chaque voix soliste est précédée par un solo instrumental, un violon qui grimpe à des hauteurs vertigineuses pour Costanza, un violoncelle lyrique et passionné pour Gernando, une flûte légère et gracieuse pour Silvia et un basson goguenard pour Enrico. Nous avons en fait affaire à une double symphonie concertante avec les quatre solistes précités et les quatre chanteurs. Cette ultime scène a le mérite, au delà de sa beauté musicale, de compléter la caractérisation des personnages.

Haydn, bien conscient de la valeur de son opérette (sic), écrivait à son éditeur : « Je vous assure que rien de comparable n'a encore été entendu à Paris, ni même à Vienne sans doute. Mon malheur est de vivre à la campagne ».

La mise en scène part de l'idée que le séjour des protagonistes sur l'île inhabitée est la métaphore de l'enfermement des personnes dans les mégalopoles modernes ou plus spécifiquement de leur confinement du fait des conditions sanitaires. Ainsi le spectacle comporte deux plans, celui représenté par la vidéo qui décrit une île très sauvage, l'île de Marettimo au large de la Sicile et la scène sur laquelle évoluent les personnages. Ainsi Costanza et Silvia, somptueusement vêtues, se trouvent dans un atelier contenant un canapé, un poste de mise en beauté avec miroir et un mannequin. Tandis que la Costanza de l'île grave son nom sur le granit d'un roc, la Costanza sur scène, une styliste peut-être, est occupée à mener à bien une de ses créations de mode. Evidemment le spectateur peut imaginer bien d'autres activités. De même si Gernando et Enrico sont capturés par des pirates dans le livret, ils peuvent avoir été faits prisonniers par des rebelles dans le monde réel et utilisés comme monnaie d'échange. Cette mise en scène m'a semblé très pertinente d'autant plus que la direction d'acteurs était excellente. Les vidéos qui décrivent des rivages sauvages, des roches acérées et une mer parfois agitée, parfois sereine, sont splendides. Plus mystérieuses sont les vidéos de mannequins, l'une au début de la deuxième partie décrit un mannequin dans une position bizarre et l'autre en fin d'opéra en montre quatre. Ces vidéos m'évoquent certaines toiles oniriques de Giorgio di Chirico (1888-1978).


© Mirco Magliocca

Ilanah Lobel-Torres incarnait Costanza d'une manière qui rendait merveilleusement justice à la noblesse de caractère du personnage. La ligne de chant est harmonieuse, le timbre de voix doux, charnu et sensuel, l'intonation parfaite, les aigus purs et pleins, l'émotion à fleur de peau dans le magnifique récitatif accompagné, Qual contrasto, qui ouvre l’œuvre. Dans l'aria de la scène 11, Ah che in van per me pietoso, la cantatrice exprime son désespoir avec beaucoup d'intensité et de musicalité.

Andrea Cueva Molnar chantait le rôle de Silvia, un personnage dont on suit l'évolution au cours du spectacle. Au début le rôle est encore marqué par l'esprit d'enfance mais la venue d'Enrico change la donne et à son contact, Silvia est saisie par des désirs nouveaux qu'elle ne peut ignorer. Ces derniers étaient admirablement exprimés dans son air de la scène 10, Come il vapor s'ascende qui anticipe le rôle de Chérubin. A la fois bonne comédienne et excellente chanteuse, la soprano suisse possède de plus un tempérament de feu.

C'est un Gernando héroïque que jouait et chantait Tobias Westman dans les récitatifs accompagnés. Bien que l'air magnifique Non turbar quand'io mi lagno, fût presque désespéré, le ténor suédois donnait à la musique du dynamisme et de l'allant. Ce ténor possède une belle projection et cultive le beau chant avec un phrasé très clair et un sens des nuances accompli.

Enrico est le personnage mentalement le plus solide de la bande. Son aria Chi nel cammino d'onore, est parfaitement représentatif de son caractère. C'est l'ami fidèle par excellence et la musique dépeint parfaitement sa personnalité. D'une voix au timbre rond et à la projection puissante, le baryton Yiorgo Ioannou a donné à ce personnage un supplément d'âme et d'humanité.

Diagnostiqué covid positif, Leonardo Garcia Alarcón a du malheureusement renoncer à diriger cette œuvre sur laquelle il avait tant travaillé. La notice rend bien compte de son investissement dans ce spectacle. Il a été remplacé par Fayçal Karoui. Ce dernier a dirigé l'opéra avec énergie et un rythme soutenu et vivifiant. J'ai beaucoup apprécié l'initiative d'avoir placé au début de la deuxième partie, une introduction dramatique dans laquelle j'ai reconnu le premier mouvement, Allegro assai con brio, de la symphonie en do mineur Hob I.52 qui est une des symphonies Sturm und Drang dont on a parlé plus haut. Ce mouvement était en parfaite harmonie avec l'opéra.

L'orchestre était constitué de musiciens issus de l'Académie de l'Opéra National de Paris, des formations supérieures de l'Ecole Supérieure de Musique Bourgogne-Franche-Comté, du CNSMD Paris, du CNSMD Lyon et de la Haute Ecole de Musique de Genève. La sonorité de cet orchestre était pleine et vigoureuse mais ne couvrait pas les solistes. Les violons emmenés par Tami Troman avaient un très beau son, les altos, violoncelles et contrebasses donnaient beaucoup de punch à l'ensemble. La prestation des bois était superbe avec une flûte légère, des hautbois mordants dans la sinfonia initiale, des bassons incisifs. Les quatre solos de violon (Tami Troman), de flûte (Gladys Avignon), de violoncelle (Rune Hitsumoto) et de basson (Jeanne Lavalle) étaient brillants. Les cors jouaient un rôle de premier plan notamment dans les dramatiques accords de septième diminuée de la sinfonia. Des trompettes très actives donnaient à la conclusion une puissance électrisante mais on le sait, Haydn utilise les trompettes comme nul autre.

La qualité et l'homogénéité du plateau vocal et de l'orchestre, leur appropriation clairvoyante du style de Haydn, la pertinence de la mise en scène furent chaleureusement applaudis par le public.

Félicitations à l'Opéra de Dijon pour ce spectacle exceptionnel. Puisse cette splendide production, présentée précédemment au Teatro Dante Alighieri de Ravenne avec un plateau vocal différent, inscrire définitivement L'isola disabitata au répertoire des grandes maisons d'opéra.



Publié le 02 déc. 2021 par Pierre Benveniste