Israël en Egypte - Haendel

Israël en Egypte - Haendel ©Christine Vuagniaux
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Une étourdissante odyssée biblique

Israël en Egypte marque avec Saül, composé au cours de cette même année 1739, un tournant dans la carrière de Haendel. Après les rivalités successives avec Bononcini puis Porpora pour la conquête du public londonien, qui s’achevèrent par la ruine des deux théâtres rivaux, Haendel se lance dans un nouveau genre, celui de l’oratorio anglais. Ce choix répond essentiellement à une contrainte économique, puisqu’il permet de se dispenser des coûteuses mises en scène et de leurs invraisemblables machines destinées à éblouir le public. Mais il est aussi d’ordre musical : pour la dernière partie de son abondante production musicale, Haendel semble effectuer une sorte de retour aux sources d’inspiration de sa jeunesse. Lors de son séjour en Italie, et tout particulièrement à Rome, il avait déjà composé de nombreuses œuvres religieuses, qui avaient alors assuré sa réputation dans toute la péninsule et au-delà. Citons en particulier Il trionfo del Tempo e del Disinganno (qui a été son premier oratorio), ou La Resurezzione, représentée en 1708 dans le palais de son protecteur le prince Ruspoli, sous la direction de Corelli.

Il ne s’agit pourtant nullement d’un nostalgique retour en arrière, bien au contraire. Après avoir exploré les nombreux ressorts de l’opera seria et les délices de ses arias da capo, le Caro Sassone se lance dans un genre entièrement nouveau, qui marque à la fois sa pleine maturité et son extraordinaire originalité. Dès 1736 le compositeur a pu mesurer le succès de son ode Alexander’s Feast, chantée en anglais par des chanteurs britanniques. Alors que les derniers feux de Faramondo et de Serse (1738) viennent de s’éteindre, il comprend qu’il doit offrir de nouvelles pages musicales à son public, afin de maintenir son intérêt. C’est ainsi qu’il va donner ses lettres de noblesse à l’oratorio puis à l’opéra anglais (avec Semele et Hercule, dont le sujet n’a rien de religieux mais qui furent donnés à leur création « en version de concert », c’est-à-dire sans mise en scène). Le compositeur allemand, formé en Italie et naturalisé anglais, reprit ainsi avec brio la place laissée vacante un demi-siècle plus tôt par la mort de Purcell.

Les débuts du genre sont cependant un peu laborieux. Toujours prompt aux réemplois, Haendel souhaite réutiliser pour son projet d’oratorio la cantate funèbre The ways of Sion. Celle-ci, composée quelques mois plus tôt (en 1737) pour les funérailles de la reine Caroline, avait été chaleureusement accueillie par le public. Il comptait en faire une première partie sombre et recueillie, en contraste avec une seconde partie tirée du Cantique de Moïse, conçue comme un hymne de triomphe et d’adoration. Afin de relier entre elles ces deux parties, il imagine ensuite d’y intercaler le récit des tribulations du peuple d’Israël en Egypte. Forcément elliptique, cet épisode évoque tout de même très précisément les châtiments (les Sept Plaies) envoyés par Dieu : les fleuves changés en sang, les nuées de sauterelles, la grêle, le feu, l’obscurité,…, qui offrent autant de prétextes à de surprenantes variations musicales. Ce récit se termine évidemment sur le glorieux exode à travers la Mer Rouge.

Haendel renonce finalement au réemploi de la cantate funèbre : l’oratorio, imaginé un temps en trois parties n’en aura que deux. Mais l’œuvre ne rencontre pas le succès escomptée, elle est retirée après seulement trois représentations. Elle connut encore une exécution, unique cette fois, l’année suivante. Ce n’est qu’en 1756 qu’elle figura parmi les reprises auxquelles le compositeur, désormais aveugle, était obligé de recourir. Depuis, son succès ne s’est pas démenti, et Israël en Egypte compte parmi les oratorios du Caro Sassone les plus fréquemment donnés. Son format relativement court (moins de deux heures) n’est sans doute pas étranger à ce succès. Pourtant les passages virtuoses abondent, tant au plan orchestral (notamment dans les passages des Plaies d’Egypte mentionnés) qu’au plan vocal, qui mêle solos, duos, et des chœurs denses et très présents.

Son exécution demande donc des interprètes confirmés et capables d’une excellente coordination. De ce point de vue le concert de cette soirée à la Chapelle Royale répond pleinement aux attentes. Sous la baguette énergique de Václav Luks, l’orchestre Collegium 1704 développe une ligne musicale pleine de relief, qui s’adapte parfaitement aux suaves interventions solistes comme à l’éclat des chœurs. Ces derniers sont assurés par les chanteurs du Collegium Vocale 1704, dont la puissance se combine à la grande clarté des différentes parties. Celles-ci sont parfaitement coordonnées, et richement expressives. Le déchaînement du chœur de la grêle (He gave them hailstones), appuyé des sonores trombones et des percussions, en total contraste avec l’enveloppant chœur de l’obscurité (He sent a thick darkness) qui le suit, et aussi l’imposant chœur final de la première partie (And Israël saw), particulièrement réussi, en constituent des illustrations frappantes. Dans la seconde partie retenons aussi le tournoyant And with the blast, qui retrace l’ouverture des flots de la Mer Rouge pour laisser passer les Hébreux.

Les solistes forment également un plateau de haut vol. Les deux sopranos Johanna Winkel et Helena Hozová entremêlent avec une grande ductilité leurs voix pour former un duo enchanteur (The Lord is my strength), qui s’achève sur de jolis aigus perlés. Et l’air final, lancé par Johanna Winkel du haut de la tribune, provoque un saisissant effet de surprise, qui pousse les spectateurs à se retourner, tandis que ses accents sont repris magistralement par le chœur, dans une spectaculaire conclusion. Le ténor Kystian Adam porte de sa projection vigoureuse le récit durant la première partie. L’air du second acte (The ennemy said) est empli d’une énergie toute martiale. Le formidable duo des deux barytons Jaromir Nosek et Tomáž Král (The Lord is a man of war) constitue assurément l’un des points culminants de ce concert, qui relate l’engloutissement des armées égyptiennes. Tous deux possèdent une solide projection mais celle de Tomáž Král frappe tout particulièrement nos oreilles, car sa puissance dans les attaques est doublée d’une surprenante clarté.

Enfin le contre-ténor Benno Schachtner, déjà présent en France il y a quelques semaines dans un oratorio (Il primo omicidio d’Alessandro Scarlatti, à l’Opéra Garnier), nous livre ici une riche palette d’expressions. Le récit surnaturel et bouleversé de l’invasion des crapauds (Their land brought) s’achève sur un brillant aigu halluciné (première partie). Dans la seconde partie sa proclamation intimiste de la foi en Dieu, reprise par le ténor dans le duo Thou in Thy mercy, est particulièrement émouvante. Enfin le glorieux commandement Thou shalt bring them, aux aigus aériens, se termine en apothéose sur de somptueux ornements, ce qui en fait un autre point culminant de ce concert. Un concert longuement et chaleureusement applaudi par un public enthousiaste.



Publié le 23 mars 2019 par Bruno Maury