Issé - André Cardinal Destouches

Issé - André Cardinal Destouches ©Communauté de Communes du Territoire de Lunéville à Baccarat
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La passion sera bien le fil conducteur de notre «promenade» à Lunéville dans un premier temps avec la pastorale héroïque Issé de Destouches donnée dans les murs du Théâtre de la Méridienne – objet de ce présent article – et dans un second temps avec l’exposition Emilie(s) consacrée à Emilie du Châtelet (1706-1749) à l’Hôtel abbatial, dont la chronique est à venir…

Lunéville, retenez-bien le nom de cette cité de Meurthe-et-Moselle (54). Située dans notre belle Lorraine, la ville peut être fière de son passé, de son présent mais également de son avenir…
Cité historique, cité «cavalière», cité culturelle, Lunéville rayonne au travers des siècles notamment grâce à son château, surnommé le «Versailles Lorrain» qui a connu à maintes reprises plusieurs incendies (treize au total) dont le «Terrible feu» dans la nuit du 2-3 janvier 2003 qui s’est déclaré dans la charpente de la Chapelle du château détruisant une grande partie des collections du Château!
Mais tel le phœnix, la demeure renaît à chaque fois de ses cendres…

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Château de Lunéville © Maisondelorraine.org

L’avenir culturel est au cœur de la saison 2016-2017 avec la prégnante volonté d’animer et de développer l’attractivité du territoire portée avec conviction par le Député-maire de Lunéville, Jacques Lamblin, le maire de Baccarat, Christian Gex et le Président de la Communauté de Communes du Territoire de Lunéville à Baccarat, Laurent de Gouvion Saint Cyr.
Le projet « Issé » s’inscrit dans un programme autour d’Emilie du Châtelet ponctué d’animations et de conférences consacrées à la musique baroque. Il en constitue la clé de voûte.
Lunéville apparaît donc comme «plus baroque que jamais» !

La pastorale héroïque Issé est une pièce écrite par le compositeur français André Cardinal Destouches (1672-1749) sur un livret d’Antoine Houdar de La Motte (1672-1731), dont l’argument est tiré d’un vers d’Ovide : «Ut Phœbus pastor macareida luserit Issen» - «Comme Appolon déguisé en berger trompa Issé».
Le terme «pastorale héroïque» définit une pièce lyrique destinée à la scène, forme en cours aux XVIIème et XVIIIème siècles. Elle s’apparente à la tragédie lyrique mais s’en distingue par le caractère léger et le nombre réduit d’actes. Centrée sur les sentiments amoureux, elle met en scène dieux et héros de la mythologie gréco-romaine. D’autres compositeurs se sont livrés à l’exercice : Lully avec Acis et Galatée, Rameau avec Zaïs, Naïs, Acanthe et Céphise.
L’histoire est fort simple. Apollon, sous les traits du berger Philémon, poursuit la nymphe Issé convoitée par Hilas. Tandis que Doris, sœur d’Issé, est courtisée par Pan. Le Grand Prêtre de la forêt de Dodone, quant à lui, interroge l’Oracle qui annonce : «Issé est aimée d’Apollon».
L’Amour triomphe, comme bien souvent !


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Partition d’Issé datée de 1724 © Libre de droits d’auteurs

Initialement composée en trois actes sans prologue, la première exécution eut lieu à Fontainebleau le 7 octobre 1697. Puis à la demande du Roi, un prologue fut ajouté à l’occasion des noces de l’aîné de ses petits-fils, le duc de Bourgogne avec la princesse de Savoie Marie-Adélaïde le 17 décembre 1697. Enfin en 1708, Destouches réécrit l’œuvre en cinq actes, format interprété ce soir.
Le rôle titre s’est vu attribué entre autre à Marthe Le Rochois (1650-1728) et à Marie-Louise Desmatins (1670-1708) en 1697, Catherine-Nicole Le Maure (1704-1786) en 1733 mais également à Emilie du Châtelet en 1748 devant le Roi Stanislas à Lunéville et Madame de Pompadour (1721-1764) en 1749. Il ne s’agit là que de quelques noms vu la liste conséquente d’interprètes d’Issé.

En décembre 2015, Laurent de Gouvion Saint Cyr propose au chef de chœur Vincent Tricarri de travailler musicalement sur la «Divine Emilie». Ce dernier est un instrumentiste confirmé (hautboïste), il occupe la fonction de chef du Chœur de femmes de Lunéville, du Chœur Polychrome de Vandœuvre-lès-Nancy (54). Il enseigne au Conservatoire à Rayonnement Régional de Nancy Métropole. Il va sans dire qu’il voue une passion dévorante à la Musique.

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Vincent Tricarri © L’Est Républicain

Il accepte la proposition sans hésitation et se jette à corps perdu dans de longs mois de recherche. Faisant suite à cette courageuse quête, la pastorale héroïque Issé s’impose d’office.
Chose guère aisée de retrouver une partition qui n’a pas été interprétée en entier et en version scénique depuis presque 270 ans !
La recherche n’étant que la partie émergée de l’œuvre, Vincent Tricarri a dû entièrement retranscrire la partition en langage musical moderne mais a conservé l’orthographe de l’époque. Il s’est enfin lancé dans les auditions et répétitions accompagnées au clavecin puisque le piano n’existait pas à cette période. Notons le souci du détail !

Issé est donc une recréation musicale et une adaptation au subtil mélange «baroque et contemporain» dans les domaines suivants : la mise en scène, les costumes, les décors, les images et la danse.
La mise en scène reflète l’exigence du chef : sobriété et précision. Point de mouvements superflus, de fioritures, d’extravagances ne viennent troubler la merveilleuse partition.
Les costumes, signés par Clair Arthur et confectionnés par Audrey Noël, mêlent avec art la ligne baroque de l’époque à des traits plus modernes s’intégrant au cahier des charges de la recréation.
Les décors, quant à eux, sont réduits à leur plus simple expression. Axel Sénéchal, jeune artisan métallier, a créé le lustre aux formes rappelant ceux de la cristallerie Baccarat et la table style Louis XV aux traits rectilignes contemporains. La table occupera tantôt la fonction d’estrade, de fourré ou de lit accueillant la nymphe Issé. Pouvant apparaître minimalistes pour certains, les décors relèvent d’un choix délibéré, celui de laisser place aux projections d’images réalisées par Geneviève Holvoët : véritables invitations à l’évasion spirituelle…
Que serait tout ce travail passionné sans artistes pour l’honorer ?


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De droite à gauche et du premier plan au dernier plan : François-Nicolas Geslot (Apollon/Philémon), Bertha Sgard-Perez (Issé), Marie Mourton (Doris), Paul Berthelmot (Pan) © Communauté de Communes du Territoire de Lunéville à Baccarat

Le plateau vocal demeure lui aussi animé par la passion : celle du chant, de l’interprétation, de l’expression.
Il réunit des professionnels, des stagiaires et des amateurs dans son acception la plus noble. Le terme amateur, du latin amator – celui qui aime –, qualifie une personne qui s’adonne à une activité en dehors de son cadre professionnel et dont la motivation ressort essentiellement de la passion.
Au niveau des professionnels et «apprentis chanteurs», l’homogénéité vocale ne sera pas de mise malgré les efforts de chacun.
Le rôle-titre est confié à une jeune soprano d’origine mexicaine, Bertha Sgard-Perez. Elle jouit d’une bonne projection s’emparant de tout l’espace avec une certaine aisance. Lors de ses interventions, elle tentera de convaincre le public. «L’Amour en a plus de rigueur, et n’en a pas moins de puissance», acte I, scène 3 se teinte de belles couleurs. Elle ose s’imposer sur la scène lors du «Je n’aime point Hilas […], non je ne l’aimeray jamais», acte II, scène 2. A sa décharge, chanter du «vieux français» du fait de son origine est un exercice fort délicat. Deux réserves peuvent être émises quant à la justesse et à la prosodie, ensemble des règles permettant d’établir une correspondance juste entre les syllabes accentuées ou atones des paroles et les temps forts ou faibles de la musique. La constance vocale ne sera pas atteinte sautillant de très beaux passages à de moins agréables, ce qui est fort regrettable. Etait-ce dû à la chaleur suffocante dans le théâtre ou le stress lié à la première ?
Une autre réserve est apportée à Hilas confié à Jean-Charles Ramelli manquant de puissance vocale. De la loge où nous étions placés, sa voix se heurtait au rideau sonore formé par l’ensemble de 10 musiciens.
C’est à une figure bien connue qu’est attribué le double rôle Apollon/Philémon, François-Nicolas Geslot. Nous avions eu le plaisir de le découvrir dans le rôle titre de Don Quichotte chez la Duchesse de Jean-Joseph Bodin de Boismortier, dirigé par Hervé Niquet à «la baguette» du Concert Spirituel, à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole en janvier 2015. Déjà là, il avait fait preuve d’une belle technique vocale. Son phrasé est élégant et expressif : «De mes ardents soupirs, de mes soins empressez, mon cœur ne recueillit qu’une affreuse tristesse» – acte I, scène 1 –, «Hélas ! Pouvez-vous en douter ? Vous entendez que je soupire.» – Acte II, scène 2. Il est fort convaincant tant par sa qualité vocale que par sa présence scénique naturelle.
Doris, interprétée par Marie Mourton, allie un joli timbre frais au rôle espiègle de la sœur d’Issé. Eprise de Pan, elle le taquine sans détour «Les Bergers offrent leur cœur à la première bergère» – Acte II, scène 3 –, le met en garde avec force «Vous parlez déjà d’inconstance, c’est le moyen de m’allarmer», dans la même scène. Pan se voit dévolu à Paul Berthelmot qui fait honneur au personnage interprété notamment dans les duos formés avec Doris : «Il faut traiter l’Amour de Jeu» trouvant réponse de Doris «Pourquoy traiter l’Amour de Jeu ?» – Acte I, scène 3 – et leurs sentiments partagés «Cédons à nos tendres désirs, qu’un heureux panchant nous entraîne. Et que l’Amour laisse aux Plaisirs le soin de serrer nôtre chaîne.», Acte III, scène 4.
Le baryton-basse Jean-Daniel Jacquot endosse la robe de Grand Prêtre. Malgré son rôle limité à la scène 5 du troisième acte, il fait preuve d’un bel organe vocal lors de l’invocation de l’Oracle : «Commencez avec moy nos augustes Mysteres, Qu’Issé sçache le sort que luy garde l’Amour». Il pose avec finesse les contours arrondis de sa ligne de chant.
Saluons les différentes interventions du Chœur de femmes de Lunéville et du Chœur Polychrome pour la première fois réunis sur scène. Les deux formations ont essayé de rester homogènes avec quelques vacillements malgré l’excellent travail mené par Wolfgang Saus.

Au plateau vocal, il convient d’associer la prestation des danseurs de la Compagnie Divertimenty, créée en 2006 par Guillaume Jablonka. Dans leurs suites de chorégraphies, ils ont ouvert la danse baroque, aux fondamentaux biens marqués, à un nouvel horizon créatif par une gestuelle contemporaine. Leur prestation s’inscrit dans leur projet de divertir, sensibiliser à la culture de la danse au XVIIIème siècle. Remercions chaleureusement la troupe de danse composée de Nathalie Adam, Sarah Berreby, Irène Feste, Pierre-François Dollé et Robert Le Nuz.

Il serait impardonnable de faire l’impasse sur l’excellence des musiciens de l’ensemble baroque Les Voix de Melpomène fondé en 2015 et de la passion qui les anime : l’amour de la musique.
Les violons de Norbert Bohlinger et de Christine Durantel ont apporté une suavité à l’œuvre grâce à leur délicat phrasé. Aux hautbois et flûtes, Luc Marchal et Anna Seidenglanz ont excellé dans les nuances conférant un certain dynamisme à la partition. Les ponctuations réalisées aux percussions par Yragael Unfer ont également contribué à la vitalité générale de l’œuvre notamment au tambourin pour accompagner les danseurs.
Le son riche et velouté du basson d’Aude Schuhmacher a su envoûter le public. La délicate déclamation à la viole de gambe d’Evelyne Peudon n’a pas à rougir d’instruments plus sonores, même bien au contraire !
Apportons une dédicace toute particulière au claveciniste Thierry Bohlinger assurant un continuo tout en finesse.
Vincent Tricarri, grâce à sa battue experte, a mené de main de maître l'ensemble des interprètes musicaux et vocaux

Tous les artistes n’ont eu qu’un maître mot, la passion. Ce dernier mot prend tout sens. Oui, la passion, car il fallait en être pourvu et ce d’une manière incommensurable…
Passionnés par la Musique, par les fastidieuses recherches, par le goût de relever un titanesque défi que représentait de monter un tel projet, ils ont tous contribué à emporter le public dans cette pastorale héroïque laissée à l’abandon dans les rayonnages de la Bibliothèque Nationale de France et la bibliothèque Stanislas de Nancy.
Les quelques imperfections ont été soufflées en une fraction de secondes face à l’investissement de chacun des interprètes et au partage de leurs passions.

«Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion», Saint Augustin.



Publié le 06 juin 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND