Issé - Destouches

Issé - Destouches ©Château de Versailles Spectacles
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Le temps de la maturité

Au sein du panthéon baroque français André Cardinal Destouches est longtemps resté quelque peu inconnu, faute pour l’amateur de pouvoir écouter ses compositions (à l’exception de la Callirhoé, produite pour l’Opéra de Montpellier en 2006 par Hervé Niquet et son Concert Spirituel, et enregistrée ensuite chez Glossa). Bien qu’elle ne corresponde pas à un anniversaire précis de la vie du compositeur , l’année 2018 constitue à notre sens un tournant essentiel pour sa redécouverte, avec coup sur coup la recréation du Sémiramis au Festival d’Ambronay (lire notre récente chronique), et la tournée de la production d’Issé par l’ensemble Les Surprises, après une première mais confidentielle recréation scénique en juin 2017 au théâtre de Lunéville par l’ensemble Les Voix de Melpomène (lire également le compte-rendu dans ces colonnes). Après de nombreuses représentations en province (en particulier au Festival de Saintes, compte-rendu également disponible dans ces colonnes), cette production s’est affichée ces dernières semaines au Festival de Pontoise puis à l’Opéra Royal. C’est depuis cette dernière salle que, compte tenu de son intérêt et d’une distribution légèrement différente de celle de Saintes, nous avons choisi de vous en rendre compte à nouveau.

Nous ne reviendrons pas sur les circonstances de la création de l’œuvre et ses différentes versions, déjà évoquées dans le compte-rendu du Festival de Saintes précité. Maturité et équilibre caractérisent désormais cette production de grande qualité, avec un plateau de chanteurs quasiment idéal.

Côté féminin Judith Van Wanroij assure le rôle-titre avec panache. Sa diction bien structurée met en valeur ses reflets nacrés, d’autant que ses interventions sont souvent précédées par les traversos charmeurs de Sandra Latour et Matthieu Bertaud. Sa réussite est particulièrement éclatante au quatrième acte, où son Funeste amour nous subjugue de ses superbes ornements alanguis, avant la réponse du chœur et l’émotion toute contenue du C’en est fait, puis le final Vole, Amour, décoché avec passion, qui couronne cet acte à l’indicible magie sonore. Retenons aussi les deux duos avec Apollon au cinquième acte, très réussis et parfaitement équilibrés : le tendre C’est moi qui vous aime et le joyeux et enlevé Quel triomphe ! Chantal Santon-Jeffery campe une Doris sensuelle et enjouée, d’abord réservée face aux avances très directes de Pan (au second acte) puis jalouse et enfin goguenarde lors de la rupture. Celle-ci se consomme au début de l’acte V, dans de savoureux échanges accompagnés de mimiques burlesques. Son grand air qui précède (Chantez oiseaux), en prélude de l’acte, illustre assez directement l’influence des arias virtuoses de l’opéra séria dans la production lyrique française de cette période : la chanteuse y dialogue avec la flûte et les traversos dans d’étourdissants aigus, qui constituent autant de redoutables difficultés. La soprano s’en acquitte avec une aisance déconcertante, elle décoche sans peine ses aigus perlés, qui culminent dans la brillante pyrotechnie du final.

Eugénie Lefebvre endosse avec brio le rôle exigeant de la Première Hespéride, autour de laquelle s’articule le prologue. Dès les premières paroles (Nous jouissons ici) elle l’emplit de son éclat cristallin légèrement perlé ; la projection est sûre et la diction parfaite. Elle s’impose sans peine dans l’air de la fin de la première scène (De ce séjour), face à un orchestre pourtant volubile, emmené par les guitares rythmées d’Étienne Galletier et Marie Langlet et ponctué des percussions maniées par Joël Grare. Retenons encore ses échanges colorés avec les traversos dans l’air de la seconde scène (Que ces lieux). Sa virtuosité éclate dans l’air de la Dryade (Ici les tendres oiseaux), ruisseau cristallin aux reflets enchanteurs qui conclut le troisième acte dans un climat enchanteur.

Les rôles masculins ne sont pas en reste. Sans surprise, Mathias Vidal compose un Apollon superlatif, berger-dieu à la voix de haute-contre pleine de charme et toujours très expressive, avec une diction pleine de relief qui renforce son expressivité naturelle. Il expose sa passion (Quand on a souffert) avec une émotion tout en retenue mais d’une intensité de chaque instant. Retenons aussi ses échanges enflammés au second acte avec Issé. L’Hylas de Thomas Dolié défend sa passion avec la vaillance de sa voix de baryton solidement projetée, qui emplit sans peine la salle de l’Opéra Royal dès sa première intervention (Nymphes, jugez ici). Il se colore d’une noirceur toute dramatique pour le grand air qui ouvre le troisième acte (Sombres déserts), et qui constitue un des sommets de cette riche soirée. Son timbre s’adoucit fortement au son des traversos qui enveloppent Issé endormie au quatrième acte, avant un désespéré Ciel ! Qu’entends-je. Autre baryton de haut vol, Étienne Bazola arbore de valeureux graves pour incarner Hercule au prologue (Craignez-vous). Sa tonnante harangue du Grand Prêtre au troisième acte (Ministres, révérez) est annoncée par une marche triomphale rythmée par les timbales ; à l’acte IV son invocation aux divinités de la forêt de Dodone (Arbres sacrés) est emplie d’une digne solennité.

Mathieu Lécroart nous charme de ses graves chaleureux dans le rôle de Jupiter au prologue (Venez, peuples, accourrez tous). Il endosse ensuite avec roublardise les habits de la basse comique pour incarner ce vieux séducteur madré de Pan, badinant hardiment avec Chantal Santon-Jeffery au second acte, avant de s’en séparer « à l’amiable » au début de l’acte V. Sa diction est exemplaire, son style admirablement maîtrisé. Le haute-contre Stephen Collardelle cumule les trois courts rôles du Berger, de l’Oracle et du Sommeil. C’est assurément ce dernier (Songes, pour Apollon) qui nous a le mieux convaincus, nourrissant avec chaleur l’atmosphère enchantée de l’acte de la Forêt de Dodone. Pour les autres, et s’il nous est permis de formuler quelques légères réserves envers cette distribution de haut vol, nous aurions apprécié plus de relief chez le Berger, et davantage de brio dans la courte mais redoutable intervention de l’Oracle.

Personnage à part entière de l’action, le chœur des Chantres du Centre de Musique de Versailles, sous la direction d’Olivier Sschneebeli, confirme une fois de plus ses qualités. Il participe totalement de l’atmosphère magique de l’acte IV, lorsqu’il donne la réplique à Issé dans la seconde scène (Belle Issé, suspendez vos plaintes). La diction est toujours particulièrement soignée, les parties toujours d’une grande clarté se fondent harmonieusement. Enfin soulignons l’extraordinaire qualité de l’orchestre des Surprises, emmené par la direction inspirée de Louis-Noël Bestion de Camboulas. Les parties solos (en particulier les traversos, nouveaux dans les orchestres français à cette époque) y sonnent admirablement, mais sans clinquant hors de propos ; et nous avons déjà mentionné l’à-propos et la variété des percussions. Les nombreux passages purement orchestraux, qui accompagnaient probablement des ballets, ont tant de relief qu’ils suggèrent sans peine les chorégraphies malheureusement absentes de cette version de concert. On citera tout particulièrement la fin du prologue, le final de l’acte II, le savoureux divertissement intercalé entre les airs de la Dryade à la fin de l’acte III, et bien entendu la superbe chaconne finale, qui compte assurément parmi les plus belles du répertoire.

Enfin, pour les amateurs qui n’auront pas eu la chance d’assister à l’une des nombreuses représentations d’Issé, mentionnons qu’un CD a été enregistré dans la foulée des concerts de Pontoise et Versailles : une parution à surveiller !



Publié le 23 oct. 2018 par Bruno Maury