Issé (Destouches) - Cantates romaines (Haendel)

Issé (Destouches) - Cantates romaines (Haendel) ©Sébastien Laval
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Une résurrection essentielle

La splendide Abbaye aux Dames de Saintes, après l'Opéra-Comédie de Montpellier, a frôlé la soirée historique, n'ayons pas peur des mots. Malgré de légers irritants vocaux ou acoustiques (et un gros quart d'heure de regrettables coupures, sans que cela soit indiqué sur les programmes), l'Issé d'André Cardinal Destouches, portée par Louis-Noël Bestion de Camboulas et son ensemble Les Surprises, a en effet tout d'une résurrection baroque française essentielle ; en quoi elle pourrait, qui sait, se mesurer à la pierre angulaire Atys/ Christie de 1986.

André Cardinal (1672-1749) n'a pourtant joui d'aucune prédestination particulière. Issu de la bourgeoisie marchande, inscrit au Collège des Jésuites, il entreprend à quinze ans d'accompagner un professeur en Extrême-Orient, avant d'embrasser à son retour la carrière des armes. En 1692, on le retrouve mousquetaire du roi, et il semble qu'il commence à cette occasion de taquiner la Muse, bricolant des airs avec accompagnement de guitare. Le succès arrive sans doute vite, car l'armée est délaissée en 1694. Tandis que la mort de son père lui permet d'hériter du titre de sieur des Touches, il prend pour maître de musique André Campra.

Là encore, l'ascension est prodigieuse : Campra n'hésite pas à associer dès 1697 son élève à la genèse de son Europe Galante (lire notre compte-rendu du récent Festival de Postdam). Mieux, dix-sept jours avant la création, un Destouches d'à peine vingt-cinq ans vole la vedette à son mentor en faisant représenter son opéra Issé, sur un poème du même Antoine Houdar de la Motte, devant le roi à Fontainebleau. Bien que ce premier jet en trois actes soit dépourvu du prologue politique cher à Quinault et Lully, le souverain ne cache pas son vif enthousiasme. Le compositeur est lancé ; s'ensuivront six tragédies lyriques dont Callirhoé, deux cantates, une comédie-ballet, un ballet héroïque et un opéra-ballet (Les Éléments, en collaboration avec Michel-Richard Delalande, également remis en selle par Bestion de Camboulas (lire la chronique dans ces colonnes). Étrangement, il cessera toute activité créatrice à partir de 1726.

Pour concevoir le livret, La Motte recourt comme il se doit à la mythologie. Issé (ou Amphissa) fut l'une des multiples conquêtes d'Apollon, qui la séduisit sous les traits du berger Philémon - ce que rapporte Ovide : « Comme Apollon déguisé en berger trompa Issé ». À la fin de la même année 1697, à Trianon, le fameux prologue est ajouté à la demande du monarque. Le dithyrambe courtisan y prend place sous forme allusive : Hercule, tuant le dragon et ouvrant l'accès aux pommes d'or du Jardin des Hespérides, est la métaphore de Louis XIV apportant la prospérité à ses sujets. Enfin, au Palais Royal en 1708 (version imprimée en 1724 retenue ici), l'œuvre adopte le gabarit français classique avec deux actes supplémentaires, ce qui fait beaucoup pour une intrigue aussi ténue. D'où, sans doute, le développement conséquent de l'idylle des protagonistes de « second rang », volontiers comiques, Doris et Pan ; une formule en quadrilatère appelée à faire florès dans l'histoire de l'opéra. Des parodies ou reprises régulières d'Issé seront attestées jusqu'en 1797, autrement dit jusqu'à son centenaire !

Par ses assiduités non suivies d'effet, le personnage sans cesse éconduit d'Hylas confère à Issé une sorte de frigidité (« la seule indifférence assure un sort heureux ») qui fait d'elle une petite préfiguration de Turandot ; d'autant plus qu'Apollon n'a pas davantage de chance dans ses avances, du moins tant qu'il n'a pas révélé sa supercherie. En brodant autour de ces allées et venues papillonnantes, entrelacées de maints épanchements et entrechats, La Motte et Destouches parviennent à soutenir vaille que vaille l'attention au long de leurs cinq actes. À l'époque toutefois, le public de cour connaissait ces péripéties mythologiques ; elles sont devenues peu familières à l'auditeur d'aujourd'hui.

Celui-ci est en revanche parfaitement capable de saisir à quel point la musique en est extravagante. La figure tutélaire de Lully – dont auront été assimilés en un temps record tous les codes – pèse évidemment très lourd. Mais le génie de Destouches n'est en rien inférieur à celui de son illustre aîné ; le roi du reste les considéra d'emblée comme égaux. Sans rien perdre de la majesté un peu raide d'une prosodie corsetée par l'exigence d'intelligibilité absolue, il parsème sa ligne de chant d'inflexions mélodiques novatrices, que ses combinaisons instrumentales, parfois inédites elles aussi, rehaussent. En outre, ces trouvailles, loin de se limiter à un simple caprice décoratif, exacerbent la tension dramatique. Les amples solos attachés aux scènes-clefs sont les principaux bénéficiaires de cette inspiration, les débuts des trois derniers actes (successivement Hylas, Issé, Doris) étant à cet égard mémorables.

La vis melodica prévaut également dans des chœurs variés à l'effet saisissant, par exemple dans la sensationnelle scène de l'oracle qui referme l'acte III, ainsi que dans quelques duos du plus délicieux effet réservés aux deux couples de tourtereaux. Il y a beaucoup d'italianisme dans tout cela ; les pérégrinations connues de l'auteur s'étant bornées au Siam, on présume que le penchant transalpin de Campra aura nourri son enseignement. Inversement, la fluidité innée, naturelle, de Destouches impressionne tellement, qu'elle ne peut pas ne pas avoir influencé les maîtres à venir. Si le nom de Jean-Philippe Rameau vient spontanément à l'esprit, n'omettons pas celui – moins fameux, mais non moins considérable – de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville ! Isbé, Titon et l'Aurore, Daphnis et Alcimadure... sont des descendants d'Issé.

Cette première œuvre possède donc tout pour installer son signataire parmi les musiciens majeurs. La tournée de concerts en cours n'est d'ailleurs pas une exhumation. Leonardo García Alarcòn s'en est emparé (sous forme d'extraits) à Bruxelles en 2013 ; une représentation scénique a même été tentée l'an passé à Lunéville, où la Cour de Lorraine avait déjà pu l'admirer en 1748. Au surplus, Hervé Niquet s'est fait avant les autres le « champion » d'André Cardinal Destouches, puisqu'on lui doit autant Callirhoé à Beaune et Montpellier en 2005/2006, que Le Carnaval et la Folie à l'Académie Européenne d'Ambronay en 2007. La nouveauté Bestion de Camboulas réside dans le choix arrêté de la partition définitive, telle qu'imprimée en 1724, sur quoi le Centre de Musique Baroque de Versailles a édité un matériel moderne, enregistrement à la clef.

L'équipe vocale est globalement solide et homogène ; à décharge des minces regrets, la masse réverbérante d'une vaste abbaye romane à coupoles (deux jours après le confort d'un théâtre à l'italienne) est un défi ardu à relever. Ainsi justice n'est-elle pas assez rendue à la belle basse-taille de David Witczak, éphémère mais déterminant Grand Prêtre de Dodone, parfois assourdie, voilée par la voûte de pierres. Le cas de Martial Pauliat (Apollon) est plus agaçant. Cet éclectique ténor, spécialiste de la musique de la Renaissance, dispose certes d'autant de technique que de vaillance, hélas ces qualités tournent ici au défaut. L'émission est trop en force pour une haute-contre de charme, tandis que les appuis souvent durs – ces « Ah ! » que l'acoustique rend agressifs – n'ont rien de grisant. Mais sa jeunesse plaide pour lui ; à force de travail sa fougueuse sincérité et sa présence rayonnante ne manqueront pas de payer.

Après Hercule dans le prologue, Étienne Bazola, fidèle de la première heure, offre sa déclamation racée au rival malheureux d'Apollon, Hylas, Son baryton dense et sonore, d'une insolente expressivité, se plie avec beaucoup de souplesse aux contraintes ingrates de cet anti-héros. Destouches lui a offert en consolation de magnifiques saillies, au premier plan desquelles Sombres déserts, témoins de mes tristes regrets, un fuligineux lamento au pré-romantisme troublant, en ouverture de l'acte III. Le caractère d'Issé n'est pas moins complexe à défendre : vu qu'elle met autant de temps que Fiordiligi à céder à l'amour, sa fermeté presque psychorigide requiert des trésors de subtilité pour ne pas engluer l'auditoire dans la monotonie. Eugénie Lefebvre jouit de ces ressources, son chant plutôt énergique est bien canalisé, modelé avec grande intelligence, très attentif au mot – et richissime de gradations dans cette fabuleuse « scène du sommeil » qui remplit tout l'acte IV.

Les deux demi-caractères sont idéaux. Mathieu Lécroart (Jupiter lors du prologue) a ce qu'il faut de truculence et de mordant en Pan pour baguenauder tout son saoul autour des plaisirs de l'inconstance ; son entêtement à faire progressivement céder sa partenaire Doris est jubilatoire. Il y est aidé par une Chantal Santon Jeffery très investie. Première Hespéride au prologue, elle en a déjà endossé un fragment (Quels sons ! Quel bruit soudain  dans Un opéra pour trois rois). Pour être court, ce rôle chanté à froid est redoutable en graves, fort bien négociés. Doris, plus centrale, offre à l'artiste davantage d'aisance encore, que ce soit auprès de sa sœur Issé, ou de l'impayable Pan. Par chance, Destouches a gratifié sa « seconda donna » d'une scène de genre : ainsi l'acte V débute-t-il par un archétype pastoral, Chantez oiseaux, instant de pure magie que Santon construit sur le souffle, conclu par des volutes aiguës du plus capiteux effet.

Si les intervenants plus en retrait (Stephen Collardelle, Cécile Achille, Amandine Trenc, Martin Candela) doivent être applaudis de même, le triomphe revient au chef-claveciniste-organiste et à son orchestre. Pas même âgé de trente ans, Louis-Noël Bestion de Camboulas est mieux qu'un ordonnateur ou un entraîneur : il est un démiurge, sa seule gestuelle le dit. L'articulation magistrale de son discours procède intégralement du théâtre ; mais là où il arrive à d'autres, parmi les plus titrés, de voir du théâtre dans le cabotinage, le rond-de-jambe, voire la pétarade, chez lui tout est clarté, précision, vérité, justesse. Cette rigueur acquise, son credo, c'est le galbe, l'alanguissement, le rebond, bref la vie chatoyante – quand d'aucuns préfèrent se claquemurer dans la raideur. Enfin, sa palette dynamique très contrôlée, aux antipodes de certains excès, attentive aux chanteurs, est un miel pour l'oreille.

En miroir, il peut se reposer sur des instrumentistes exceptionnels, pour la plupart de sa génération, dont il sait obtenir manifestement tout ce qu'il veut (les danses, somptueuse Chaconne finale incluse, sont irrésistibles). Si tous sont à féliciter sans exception, accordons une mention particulière au percussionniste-bruiteur, feu follet très sollicité – ainsi qu'aux violonistes, dont la texture d'une translucidité phénoménale contribue largement aux sortilèges de la soirée.

Les Surprises, que nous avons en quelque sorte vu et entendu naître dans la Salle Monteverdi d'Ambronay voici seulement quelques années, est sans conteste devenu en ce rien de temps un ensemble baroque de tout premier plan. Si vous êtes francilien, ne manquez sous aucun prétexte son enchanteresse Issé, à Pontoise le 12 octobre et à Versailles le 13 !


Derrière pareil feu d'artifice, le tardif concert autour de trois Cantates de la jeunesse romaine de Georg-Friedrich Haendel constituait une sérieuse gageure, à la mesure d'artistes tels que la soprano belge Deborah Cachet et l'ensemble l'Achéron de François Joubert-Caillet.

Le chef-violiste doit malheureusement annoncer la soprano souffrante. Le programme s'en trouve modifié : chacun de ces portraits féminins n'étant plus chanté que partiellement, une (très belle) Sonate pour violon et basse continue d'Arcangelo Corelli y prend place, en sus de la Sonate en trio et des extraits de Suites pour clavecin du « Caro Sassone ».

Les Cantates choisies – l'immense et périlleuse Agrippina condotta a morire, surtout – sont représentatives du syncrétisme haendélien dans ce genre très codifié : les leçons techniques et stylistiques des Sammartini, Caldara, Scarlatti et d'autres ont été incorporées de manière fulgurante. On le sait, ce bagage ô combien précieux a permis au compositeur de partir à la conquête de l'opéra italien à Londres avec les armes les plus affûtées.

La voix ductile, lumineuse et volontiers orante de Cachet lui permet de tirer le meilleur de la part conséquente d'Agrippina qu'elle a préservée ; en dépit de son indisposition, les traquenards virtuoses de ce bel canto ne lui posent aucune difficulté. La scène d'Armida abbandonata – cliché baroque – est un camée plus resserré, à peine moins chahuté, tout aussi dolent. Cette cantate n'est pas pour rien partagée avec Maria-Cristina Kiehr : le matériau pur et l'incantation hypnotique tant aimés chez l'Argentine trouvent un fascinant écho chez sa cadette (Fa ch'io non ami più quel traditore).

Grand est le mérite de celle-ci d'avoir honoré son engagement jusqu'au troisième et difficile opus, Figlio d'alte speranze, lui aussi écourté, au cours duquel la fatigue, si légitime, se fait à peine sentir – ce dont le public de l'Abbaye aux Dames a le bon goût de la récompenser en l'acclamant généreusement.

Avec la sonate en trio, ou la sonate pour violon et basse continue, L'Achéron est dans son jardin. Le cantabile prononcé des violonistes Alice Julien-Laferrière et Lathika Vithanage (la seconde seule dans Corelli), de même que celui du claveciniste Yoann Moulin laissé à nu avec deux mouvements de suite, touche encore plus qu'il ne séduit. Chacun des trois paraît vouloir, avec un tact confraternel, dispenser tout le chant que l'héroïne d'un soir s'est vue, bien malgré elle, privée d'offrir autant qu'elle l'aurait souhaité.

La discographie de l'Achéron est disponible en suivant le lien : L'Achéron



Publié le 01 août 2018 par Jacques Duffourg-Müller