Jephta - Haendel

Jephta - Haendel © ROH. Allan Clayton (Jephté)
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A Covent Garden une resplendissante résurrection des œuvres de Haendel

La scène du Royal Opera House s'est illuminée d'une nouvelle splendeur avec la reprise tant attendue de Jephta. Le dernier chef d’œuvre complet de Haendel inscrit ainsi un nouveau chapitre dans la série de réveils de ses œuvres magistrales, spécialement composées pour le théâtre de Covent Garden au dix-huitième siècle, données à nouveau pour la première fois à l’époque contemporaine. Après les triomphes successifs de Theodora et Alcina au cours des deux dernières saisons, Jephta s'impose comme une réalisation captivante et émotionnelle, une harmonie parfaite entre la musique majestueuse de Haendel et la mise en scène innovante de cette production.

L’oratorio mis en scène raconte l'histoire biblique de Jephté, un juge d'Israël. Jephté fait un vœu à Dieu avant une bataille cruciale, promettant de sacrifier la première personne qui viendra à sa rencontre s'il sort victorieux. Malheureusement, sa propre fille, Iphis, est la première à le saluer. L'oratorio explore les conséquences déchirantes de ce vœu et la lutte intérieure de Jephté entre son devoir envers Dieu et son amour pour sa fille. Des thèmes de sacrifice, de destin tragique et de foi sont tissés tout au long de l'œuvre, créant une tragédie musicale poignante.

Vers la fin de sa vie, Haendel concentre sa production lyrique sur les oratorios. Il fuit donc les règles imposées à l’opéra séria pour mettre en musique des thèmes bibliques. Le contraste saisissant entre les airs da capo, où le da capo et souvent transformé en un chœur puissant (comme le No more to Ammon's god and king qui suit le tout premier air de Zébul Pour forth no more unheeded pray'rs), éclaire la dualité des émotions. Chaque retour au début était comme un refrain poignant, soulignant les tragédies et les triomphes de Jephté d'une manière musicale saisissante. Le chœur, tel un narrateur invisible, donne une dimension collective à l'expérience, amplifiant l'impact émotionnel.

Les décors somptueux de Simon Lima Holdsworth et les costumes élégants d’Ilona Karas ont transporté le public dans l'univers biblique de Jephté, ajoutant une dimension visuelle riche à l'expérience théâtrale. La direction artistique a su naviguer habilement entre la grandeur baroque et une sensibilité contemporaine, créant ainsi une interprétation intemporelle. Les murmures au début de chaque acte, tels des secrets chuchotés entre les scènes, ont créé une atmosphère d'intimité, plongeant le public dans les méandres émotionnels de l'histoire. Ces moments fugaces entre les actes ont fonctionné comme des portes dérobées vers l'âme des personnages, dévoilant leurs tourments et leurs espoirs.

Pour ses débuts dans la fosse principale du Royal Opera House, Laurence Cummings a démontré magistralement et avec éloquence sa profonde compréhension du répertoire baroque et de son engagement passionné envers l'œuvre de Haendel. Cummings a su extraire toute la richesse émotionnelle de Jephta, guidant l'orchestre avec une précision exquise tout en permettant aux voix des solistes de briller dans toute leur splendeur. Sa maîtrise des contrastes dynamiques a accentué les moments dramatiques de l'opéra, créant une tension palpable. Le chef d’orchestre britannique a réussi à créer une symbiose entre la musique, la narration et l'émotion, offrant ainsi au public une interprétation captivante et mémorable de cette œuvre emblématique de Haendel. La distribution, presque exclusivement britannique, a brillé d’un éclat exceptionnel, portant l'émotion de l'histoire à des sommets émotionnels. Les vocalités puissantes et expressives ont donné vie aux personnages, capturant les nuances dramatiques de l'intrigue biblique. Les solistes, portés par un orchestre impeccable, ont délivré une virtuosité incontestable, soulignant la maestria musicale de Haendel.

Dans le rôle de Jephté, Allan Clayton a offert une interprétation éblouissante, et son rendu de l'air Waft her, angels a été tout simplement sublime. Sa voix captivante a transcendé la salle, enveloppant le public dans une douce mélodie empreinte d'émotion. Clayton a réussi à exprimer la douleur et la dévotion du personnage de Jephté avec une intensité poignante. Dans l'air Waft her, angels, chaque note était imprégnée de tendresse et de désespoir, créant une atmosphère céleste. La maîtrise de Clayton dans l'expression vocale a ajouté une couche supplémentaire de profondeur à cette composition émouvante de Haendel.

Dans les airs The smiling dawn of happy days et Welcome as the cheerful light, la voix de Jennifer France cristalline a capturé la joie et l'espoir du personnage d'Iphis au début de jours heureux. Sa capacité à communiquer l'allégresse à travers chaque note était remarquable, créant une atmosphère vibrante et pleine d'optimisme. Le moment où le chœur des « filles » de Jephté réplique, amplifiant l'accueil chaleureux, et ajoutant une dimension chorale puissant. L'harmonie entre la voix rayonnante de Jennifer France et le chœur a créé un tableau sonore exquis, transportant le public dans la jubilation de ces instants heureux. Son interprétation a véritablement évoqué la lumière joyeuse et le sourire éclatant qui caractérisent ces moments de célébration.

Brindley Sherratt (Zébul) a impressionné par son interprétation magistrale de l’air Pour forth no more unheeded pray'rs. Sa voix profonde et puissante a donné vie aux paroles empreintes de résignation et de désillusion de Zébul. Démontrant un remarquable domaine des tessitures graves, Sherratt a navigué avec assurance à travers les variations de registre, créant ainsi une palette émotionnelle riche. Chaque note, empreinte de gravité, a résonné dans l'auditorium, capturant l'essence du personnage et de son dilemme. Son expression vocale, combinée à une présence scénique convaincante, a renforcé la dimension tragique de l’air, faisant de cet instant un moment inoubliable de l'opéra.

Alice Coote a su captiver dès le début, établissant une emprise excellente sur le public et faisant comme Storgè une interprétation des scènes déchirantes, Scenes of horror, scenes of woe. Marquée par une puissance vocale et une expressivité émotionnelle remarquables, la voix forte et captivante de Coote a incarné avec excellence le désespoir et la douleur du personnage face à des événements tragiques. Sa capacité à exprimer une force viscérale, a été saisissante, créant une expérience captivante pour le public. Dans l’air Let other creatures die ? son interprétation a été un véritable tour de force, démontrant une maîtrise exceptionnelle de la tessiture et une nuance émotionnelle subtile.

Dans le rôle de Hamor, le contre-ténor irano-canadien Cameron Shahbazi a offert une interprétation de Up the dreadful steep ascending particulièrement remarquable, mettant en lumière sa maîtrise exceptionnelle de la voix et sa capacité à transmettre une gamme d'émotions. Un moment exceptionnel a été la cadence avec le premier violon solo, où Shahbazi a brillé dans une harmonie parfaite avec l'instrument. Sa voix, puissante et expressive, a grimpé avec agilité à travers les registres, créant une montée dramatique qui a captivé l'auditoire. La collaboration avec le premier violon solo a ajouté une dimension subtile et poignante à l'air, soulignant la virtuosité musicale de Shahbazi. Sa présence scénique a véritablement fait de cet instant un point culminant de la soirée.

Le jeune prodige incarnant l'Ange, Kaelan O'Sullivan a livré son air d’une façon exceptionnellement mature. Malgré son jeune âge, O'Sullivan a démontré une précision remarquable en présentant toutes les notes avec assurance dans Happy, Iphis shalt thou live, qui se présente comme un deux ex machina sur l’action – le salut d'Iphis à la promesse de son père. Sa voix angélique a résonné avec une clarté étonnante, apportant une dimension céleste à la scène. Même si la mise en scène de Mears avait été conçue avant le 7 octobre, il était évident que la sensibilité artistique était pleinement présente. Durant le récit de l'Ange, Rise, Jephtha, and ye rev’rend priests, la suppression du mot « holocauste » dans la ligne Else had she fall’n an holocaust to God témoigne de la préoccupation délicate du metteur en scène Olivier Mears envers les sensibilités du public. La présence rayonnante et la maturité musicale de Kaelan O'Sullivan ont sans aucun doute contribué à rendre ce moment mémorable, ajoutant une touche céleste à Jephta.

Le chœur, septième personnage du soir, résonne avec la supplication poignante de O God, behold our sore distress, une lamentation qui résonne à travers les couloirs de l'agonie. L'accompagnement puissant de l'orgue souligne chaque mot, créant une atmosphère d'angoisse intense. La transition vers Cherub and seraphim, unbodied forms, avec des motifs illuminés aux frises des galeries, se produit comme une sphère musicale, une spirale ascendante de divinité. Ce passage, presque comme un récitatif accompagné pour le chœur, narre la présence céleste. La grandeur est soulignée par la ligne In glory high, in might serene, tandis que la musicalité reflète la sérénité divine. À l'apogée de l’Acte II, Whatever is, is right, résonne comme une affirmation transcendante. Le chœur, dans un appel au soleil, révèle une représentation saisissante d'un Dieu implacable. La musique devient la narratrice du destin inévitable.

La direction musicale a été donc assurée avec une finesse exceptionnelle, capturant la complexité de Haendel tout en insufflant une énergie nouvelle dans chaque note. Les moments forts, tels que le célèbre chœur final Ye house of Gilead, with one voice résonnent comme une expression unie de vœux déchirant les vœux en papier depuis les couloirs du parterre et du lustre en haut. Toute la salle est enveloppée par l'intensité dramatique de ce moment, témoignant de la complexité des thèmes abordés avec une puissance émotionnelle saisissante, laissant le public envoûté et émerveillé.

En revisitant les œuvres oubliées de Haendel, le Royal Opera House poursuit son engagement envers l'exploration de l'héritage musical riche du baroque. Jephta s'inscrit comme un triomphe artistique, alliant la grandeur du passé à une vision contemporaine. Une soirée inoubliable, marquant une étape significative dans la redécouverte des trésors musicaux de Haendel au cœur de Covent Garden.



Publié le 30 nov. 2023 par Pedro Medeiros