Jephta - Haendel

Jephta - Haendel ©Herwig Prammer
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Un drame biblique tout en contrastes

Le Festival Haendel de Halle avait choisi de clore son cycle 2018 par la dernière composition lyrique de Haendel, son oratorio Jephta. Déjà fortement affecté par la cécité, le Caro Sassone puise dans l'Ancien Testament une poignante tragédie, qui fait écho à son malheur intérieur. Jephté est appelé pour sauver le peuple d'Israël de l'agression des Ammonites. Pour s'assurer de la victoire il propose un marché à Jéhovah : en échange de celle-ci il sacrifiera le premier être qui l'accueillera après le combat. Grâce aux chérubins armés envoyés par Jéhovah, les Israélites remportent la bataille. Iphis, fille de Jephté, mène le cortège qui vient féliciter le vainqueur. Horrifié Jephté révèle alors son fatal serment : il doit sacrifier sa propre fille ! Malgré les imprécations de son épouse Storgé et l'offre d'Hamor de prendre la place de sa bien-aimée, Jephté s'obstine à accomplir sa promesse. Iphis est de son côté parfaitement résignée. Coup de théâtre final, un ange annonce la décision divine : Iphis vivra, mais elle demeurera vierge, et vouée à Dieu.

La mise en scène de Tatjana Gürbaca souligne les ressorts et la nature religieuse du drame, en particulier le combat entre le paganisme ancien et le monothéisme nouveau, dont l'Ancien Testament nous rapporte les épisodes. Dès les premières scènes, Iphis met le feu à une idole païenne apportée sur le devant de la scène, avant que chacun ne vienne symboliquement se dépouiller de ses richesses, chaussures comprises. Et un grand disque solaire suspendu évoque périodiquement la puissance divine, en éclairant de ses rayons une scène maintenue à dessein dans l'obscurité. Ses évolutions depuis les cintres créent un effet spectaculaire à la fin du premier acte, ou encore au final. Les personnages aux tenues plutôt modernes mais volontairement intemporelles, conçues par Silke Willrett, se déplacent dans un univers sombre ; ils sont au contraire baignés de lumière dans les moments forts du drame. Cette atmosphère fortement contrastée et marquée par la noirceur n'exclut toutefois pas la fantaisie ni le sentiment. Ainsi le duo entre Iphis et Hamor au premier acte est animé d'une malice très érotique : Hamor se dénude à moitié devant sa bien-aimée, avec laquelle il finit par échanger ses chaussettes ! L'air fatal par lequel Iphis accueille son père au retour de la victoire (Welcome, as the cheerful light) est chanté depuis le devant de la scène, ce qui lui confère à la fois relief et solennité. Avec des moyens réduits mais une véritable intelligence du texte, Gürbaca et sa dramaturgiste Ilka Seifert parviennent à nous faire quelque peu oublier la faiblesse et les pesanteurs du livret de Thomas Morell.

Le ténor Robert Sellier, habitué de la scène de Halle, incarne le rôle-titre. Il nous laisse un peu sur notre faim dans la première partie de la représentation. Malgré un phrasé agréable, son Virtue my soul (premier acte) manque de relief et de profondeur, et au retour de la bataille His mighty arms ne brille guère par son panache. Mais la survenance du drame semble le transfigurer : il trouve sans peine les graves de circonstances pour Open thy marble jaw, et se montre très convaincant dans son grand récitatif accompagné de la fin du second acte (Deeper and deeper still), où le spectateur se réjouit qu'il endosse le rôle avec un tel brio, face à un chœur frissonnant d'effroi qui répète à l'infini sa foi aveugle : Whatever is, is right. Retenons encore les trois très beaux numéros successifs qui ouvrent le troisième acte (arioso, accompagnato puis aria) aux longs accents mordorés.

Dans le court et dramatique rôle de Storgè, Svetlana Slyvia affiche les craintes hésitantes mais aussi la détermination du sens populaire. Les couleurs cuivrées de son timbre en renforcent les accents, d'abord pour évoquer les Scenes of horror (acte I) promises par l'agression des Ammonites. Son récitatif accompagné First perish thou résume vigoureusement l'effroi mêlé de dégoût qui saisit l'assistance à la révélation du terrible marché de Jephta avec la puissance divine.On retiendra encore son énergique et muette intervention au troisième acte, lorsqu'elle retire et détruit la couronne nuptiale de sa fille qui chante ses adieux au monde terrestre (Farewell) ; elle y fait preuve d'une présence scénique magistrale.

De même le Zebul du baryton-basse Ki-Hyun Park, autre habitué de Halle, nous laisse une forte impression à chacune de ses rares apparitions, principalement concentrées au début de l'oratorio. Son grand récitatif accompagné d'ouverture de l'acte I (It must be so) est particulièrement expressif, et l'air qui suit (Pour forth) s'appuie sur une projection dense, stable sur l'étendue du registre. Lorsqu'il se mêle ensuite aux chœurs ou aux autres chanteurs son timbre demeure parfaitement perceptible, sans toutefois couvrir ses collègues.

La mise en scène impose à juste titre au jeune couple formé par Iphis et Hamor d'incarner aussi bien le drame qui les frappe que de filer le parfait amour. Le timbre cristallin à la juvénile fraîcheur d'Ines Lex se plie à l'exercice avec succès. Rayonnante de bonheur dans ses premiers airs (Take the heart pour mieux séduire Hamor et This smiling dawn pour rassurer les craintes de Storgè), sa voix se fait plus solennelle pour accueillir son père (Welcome), revêtue de sa robe de mariage. Sa résignation sereine face à son sort prochain plane ensuite joliment dans l'obscurité qui la baigne pour l'accompagnato suivi de l'air Happy they dans la seconde partie du deuxième acte. Ses adieux (Farewell) la projettent déjà dans l'univers céleste : elle se défait de ses fleurs et de son voile, et en couvre une suivante qu'elle vient présenter à Hamor. Emotion garantie !

De son côté le jeune contre-ténor uruguayen Leandro Marziotte parvient à donner épaisseur et crédibilité au rôle quelque peu falot d'Hamor. Dès le premier air (Dull delay) la voix est correctement posée, le phrasé fluide ; les aigus restent mesurés mais les ornements en sont parés d'une séduisante souplesse, qui resurgiront avec bonheur dans le récit de la bataille (Up the dreadful steep). Mentionnons encore son offre désespérée de s'offrir au sacrifice à la place de sa bien-aimée (On me let), bien soutenue par l'orchestre. Enfin dans le court rôle de l'Ange Tae-Young Hyun ne nous a pas entièrement convaincue. Malgré un phrasé agréable sa diction n'est pas très audible, et sa projection trop faible.

Personnage à part entière de l'action, le chœur de l'Opéra de Halle, renforcé pour la circonstance, assure ses interventions avec une belle coordination. Les attaques sont précises et incisives, les couleurs bien rendues, en particulier dans les passages dramatiques. Le fameux chœur final du second acte (How dack... whatever is, is right) constitue un moment d'émotion intense. A la tête du Haendelfestpiel Orchester Halle, Christoph Spering dirige l'ensemble du plateau avec rigueur mais aussi finesse, mettant en valeur les passages solistes (théorbe dans les loges pour accompagner les échanges du premier acte entre Zebul et Jephta, magnifique solo de traversos qui précède l'air de Storgè In gentle murmurs, les nombreux passages de trompettes,...). Les ensembles sont également très soignés, comme le superbe quatuor du second acte (O spare your daughter !). Les longs applaudissements des spectateurs et les nombreux rappels sont venus récompenser cette production qui fait honneur au testament musical du Caro Sassone.



Publié le 18 août 2018 par Bruno Maury