La journée de Louis XIV

La journée de Louis XIV ©Michel Boesch
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Dans les pas d’un Roi musicien

D’emblée, le projet nous avait séduits. « Suivez Louis le magnifique dans la démesure de ses musiques royales » promettait le site du Château de Versailles-Spectacles. Nous ne voulions manquer sous aucun prétexte cette occasion inattendue pour revêtir les habits de « galopins », ces courtisans occasionnels « qui viennent faire leur cour une journée, puis repartent pour Paris » (Versailles, Histoire, Dictionnaire et Anthologie sous la direction de Mathieu da Vinha et Raphaël Masson, 2015). Deux journées étaient programmées, les 8 et 9 juillet 2108. Mais une seule se déroulera, pour cause de Parlement réuni en Congrès. Heureusement, nous avions fait le bon choix !

Le 26 juin 2015, Louis XIV nous avait déjà conviés en son palais pour une nuit mémorable. Deux remarquables complices, Denis Podalydès et William Christie nous ouvraient alors les principaux lieux de musique du château de Versailles : l’Opéra royal, la Chapelle royale, la Galerie des Glaces. Défi de taille, à la démesure d’un espace gigantesque dans lequel des centaines de spectateurs se délectaient de beaux sons avant de patienter devant des portes ou dans des escaliers. Sort commun du courtisan, me direz-vous, qui « s’accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours, ou sur l’escalier » (Jean de La Bruyère, Les caractères ou les mœurs de ce siècle – De la Cour (7), 1688).

Cette fois, les organisateurs élèvent encore le niveau d’ambition : raconter une journée-type du Roi par le seul truchement de la musique. Projet culturel et pédagogique d’intérêt général s’il ne réinventait la vision pyramidale d’une société de Cour qui, comme la journée du 8 juillet 2018, « se structure selon un modèle centre-périphérie, et fonctionne selon des systèmes d’exclusion successifs qui définissent une organisation en cercles concentriques autour du roi » (Frédérique Leferme-Falguières, Le fonctionnement de la Cour de Versailles). Ainsi, dès l’achat de leur billet, les visiteurs d’un jour se répartirent d’eux-mêmes en cinq catégories. Chacune d’elles donne accès à différentes tranches du quotidien du roi. Cette différentiation s’applique d’abord aux grands moments de la journée : matinée, soirée ou la journée entière. Elle hiérarchise également le niveau des privilèges, les « Doges » étant conviés jusque dans l’intimité des appartements du roi alors que les catégories les plus économiques ne participent qu’aux temps forts du cérémonial monarchique. Nous avions opté pour la journée entière mais sans oser intégrer la classe des Doges.

Une telle diversification de l’offre commandait une organisation parfaitement huilée. Elle le fût, assurément. Chaque participant était doté d’un bracelet de couleur différente selon son rang. Celui-ci faisait office de sauf-conduit. Facilitant les entrées dans les différents lieux de musique, il a régulé judicieusement et discrètement les flux et les placements.

Une telle expérience participe à la compréhension de la gouvernance d’un souverain pour lequel la musique figure, à dessein, parmi les instruments de l’exercice de son pouvoir absolu. Dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin (pour l’année 1662), ne rappelle-t-il pas les multiples vertus de ces « plaisirs honnêtes » ? Ils « servent à la santé, calment les troubles de l’âme et les inquiétudes des passions, inspirent l’humanité, polissent l’esprit, adoucissent les mœurs… ». Plus encore. S’ils renforcent les liens entre les gens de la Cour, ils plaisent à « tous nos sujets… Par là nous tenons leur esprit et leur cœur, quelquefois plus fortement peut-être, que par les récompenses et les bienfaits ». Sans compter cette « impression très avantageuse de magnificence, de puissance, de richesse et de grandeur » qu’elle produit sur les étrangers. A plus de trois siècles d’intervalle, tous ces effets sont-ils toujours opérants ?

LA MATINEE

11 heures. Le rendez-vous est fixé dans la Cour de Marbre. Exactement à l’endroit où Molière (1622-1673) a créé L’impromptu de Versailles en octobre 1663. La cour baigne dans une lumière chaude. Les places à l’ombre sont rares et convoitées.

Disons-le d’emblée : cette première séquence ne vise pas la reconstitution fidèle. En effet, les conditions de notre Grand Lever sont historiquement improbables. D’abord, le réveil est bien tardif pour un Roi approché par son Premier valet de chambre à « la demie de huit heures » (Béatrix Saule, La journée de Louis XIV, 2003). Ensuite, à notre connaissance, aucune musique, même celle de la Chambre, n’était admise au cérémonial du lever. Ce réveil en fanfare pouvait donc ressembler à une aubade offerte à un roi qui, à la surprise générale, fait son apparition au balcon de ses appartements.

Les cuivres, les hautbois, les bassons et les timbales de l’Ensemble Marguerite Louise le saluent avec éclat. Entouré de quatre Gardes de la Manche (aujourd’hui, nous les appellerions « gardes du corps »), le roi donne le signal attendu pour l’exécution du Carrousel de Monseigneur (1686), l’une des seules pièces de musique équestre composées par Jean-Baptiste Lully (1632-1687) qui ait résisté à l’épreuve du temps. Cette occasion permet d’entendre la première des trois composantes de la Musique du Roi : la Musique de l’Ecurie. C’est d’ailleurs dans cet ensemble qu’ont éclos les talents des Danican, dits Philidor. Particulièrement celui du premier d’entre eux, André Philidor (1652 ?-1730). L’Ensemble fait maintenant résonner l’une ou l’autre de ses cinquante-cinq pièces composées en forme de Marche des trompettes (1685 ?). Plaisir des oreilles auquel se joint celui des yeux, tous les interprètes ayant revêtu un magnifique uniforme d’époque, celui des timbaliers et des trompettes de l’Ecurie. Plaisir contrarié cependant, altéré par la chaleur qui parvient à dérégler la sonorité des trompettes, importuné par les flux continus de touristes attirés par le spectacle plus que par la musique. Il nous restait à imaginer le cadre pour lequel ces pièces d’apparat sonnantes et majestueuses avaient été conçues. En prélude, les chevaux marchaient alors au pas. Le Père Claude-François Ménestrier (1631-1705) nourrit notre imagination lorsqu’il évoque « ces animaux (qui) aiment l’harmonie… Les trompettes sont les instruments les plus propres pour (les) faire danser parce qu’ils ont le loisir de reprendre haleine quand les trompettes la reprennent. Il n’est point d’instrument qui leur plaise plus, parce qu’il est martial et que le cheval est généreux et aime ce bruit militaire » (Traité des tournois, ioustes (joutes), carrousels, et autres spectacles publics, 1669).

12 heures. Après celle des Ecuries, place à la Musique de la Chapelle. Car voici l’heure de la messe. Les rois « très chrétiens », « assistent tous les jours au service divin en quelque lieu ou circonstance que ce soit » (Béatrix Saule). Mais celle-ci se déroulait habituellement à 10 ou 11 heures, après les audiences du matin.

Dans notre chronique relative aux premiers Grands Motets de Michel-Richard de Lalande (1657-1726), nous évoquions les trois temps musicaux de cette messe basse quotidienne : un Grand motet jusqu’à l’Elévation, un Petit Motet pendant l’élévation de l’Eucharistie, enfin l’hymne de la monarchie Domine salvum fac regem (Seigneur, sauve le Roi) en guise de conclusion. Gaetan Jarry choisit d’enrichir cette structure de base décrite par Pierre Perrin (1620 ?-1675). Il interprétera les trois motets habituels mais glissera, entre chacun d’eux, une séquence de grégorien accompagnée par un serpent. Si elle ne correspond sans doute pas aux pratiques de l’époque, cette transgression permet à l’auditeur de découvrir les différents styles de musique liturgique entendus à la Cour : les motets attachés aux messes basses et le plain-chant réservé aux jours de fête. Ce concert étant enregistré, nous espérons le revivre et faire partager l’émotion qu’il a suscité.

Les cloches sonnent, appelant les fidèles à la célébration. Les trompettes annoncent que le Roi vient de quitter ses appartements tandis que fifres et tambours accompagnent le cortège se dirigeant vers la chapelle. Lorsqu’il apparaît à la tribune, le grand orgue accueille le roi avec un plein-jeu puissant. La pièce, que nous n’avons pu identifier, tresse des lignes mélodiques que font resplendir les cornets.

Quelques mesures de plain-chant plongent l’assemblée dans le recueillement. Le groupe des ténors l’interprète avec délicatesse et autorité. Subtiles pages de transition préparant à l’écoute du premier Grand Motet, l’Exaltabo te Domine/ Je t’exalte, ô Seigneur (S 66) de Michel-Richard de Lalande. Cette mise en musique du Psaume 30/29 constitue l’un des « tubes » de l’époque, resté à l’affiche du Concert Spirituel de 1732 à 1770, dans sa version initiale (1704) ou dans celle qu’il retravaille (1712/S 76) en pleine période de deuil, après le décès de ses deux filles, remarquables chanteuses emportées par une épidémie de petite vérole. Ce motet de maturité recouvre chaque verset d’une couleur singulière. Variant sans cesse les combinaisons vocales et instrumentales, le compositeur multiplie les contrastes de lumière, de rythme et d’intensité.

Une courte sinfonia installe le climat, celui du recueillement. Bien loin de l’exaltation suggérée par le texte. Ouvert par un délicat duo associant le haute-contre (la voix noble, à l’époque) à la basse-taille (baryton), les solistes vont se succéder. Puis le chœur scande des psallite Domine (Chantez des cantiques au Seigneur) fervents avant un quoniam ira (parce que sa colère) expressif. Dans le domaine figuratif, la partie soliste confiée à la voix du dessus constitue un modèle du genre. Pour souligner l’opposition symbolique entre le soir et le matin, son air débute par un ad vesperum (le soir) évoquant le sommeil et s’achève sur un et ad matutinum (et le matin) rayonnant, emmené par des mélismes ondulants. De même, le récit de taille (ténor grave) Avertisti faciem tuam (Vous avez détourné votre visage) exprime le désespoir du pécheur auquel le chœur répond par un Ad te, Domine clamabo/ Je crierai vers vous, Seigneur, sur le registre poignant d’un De profundis. Cet effet vocal est amplifié par les instruments : un violon solo gémit dans les aigus alors que les basses de viole et le basson murmurent dans les profondeurs. Le motet s’achève sur deux chœurs. Le premier, d’une écriture homophone exubérante, reflète l’allégresse du pécheur qui a retrouvé la confiance en son protecteur ; le second chante la louange de Dieu dans un style contrapunctique teinté de noblesse.

Une nouvelle séquence de plain-chant introduit le petit motet Venite, exultemus Domino (Venez, exultons dans le Seigneur) composé par François Couperin (1668-1733) sur un texte du poète Pierre Portes. Avec le Tantum ergo, il est le seul motet appartenant à la catégorie des élévations qui nous soit parvenu. L’ombre de Couperin veille-t-elle sur les chanteurs de cet Ensemble qui s’est placé sous le patronage de sa cousine germaine, Marguerite Louise Couperin (1676-1728), l’une des musiciennes les plus célèbres de son temps ?

Toutes les voix féminines entourent maintenant la console de l’orgue, sur la tribune faisant directement face au roi. Ce motet est destiné à deux voix de soprano (dessus) accompagnées par l’orgue seul. Son texte paraliturgique est emblématique de la littérature de piété du XVIIème siècle. Construit en forme d’arche, le sommet représente un admirable moment d’adoration, presque sensuelle, chanté à l’unisson et en notes longues (O immensus amor). Ce moment d’extase est précédé par deux airs finement ciselés. Dans le premier, la ligne mélodique, deux fois reprise, épouse les gestes du célébrant qui procède à l’élévation de l’hostie puis du calice. Il est imprégné de la joie que procure l’invitation in salutari altaris (au festin salutaire de l’autel). Le second est d’allure plus méditative. Il contemple paisiblement la présence du Christ dans l’hostie (son corps) et le vin (son sang). Une affirmation nécessaire pour un Roi, érigé en chef de l’Eglise de France en 1682, afin de préserver ses liens avec l’orthodoxie romaine face à la doctrine de la consubstantiation luthérienne.

Les deux dernières interventions témoignent d’une sérénité retrouvée. Une voix du dessus décrit, dans un court récitatif au tempo gracieux et tendre, la dulcede et suavitas (douceur et plaisir) que procure le partage du corps et du sang du Christ. Le motet se conclut sur un duo en forme de reprise radieuse de l’invitation au partage Venite ergo, venite omnes (Venez maintenant, venez tous) avant de se s’asseoir au calme à la table du Seigneur (in mensa Domini). Pour donner plus d’ampleur à certains passages, Gaétan Jarry avait renforcé les duos en mobilisant l’ensemble de l’effectif féminin de son chœur. Un petit joyau sublime.

Ce motet est suivi d’une pièce d’orgue prolongeant la méditation sur les mystères de l’Eucharistie. Probablement une Elévation pour orgue dont Couperin est le musicien par excellence. Cet orgue, malheureusement peu utilisé lors des concerts, révèle pourtant une large gamme de registration. Son pouvoir presque magique nous maintient dans l’enchantement du motet. Et c’est presque à regret que le plain-chant résonne pour une dernière fois.

Dans un véritable feu d’artifice en musique, l’Exaudiat te Dominus (Que le Seigneur t’exauce) de Jean-Baptiste Lully conclut la messe basse du Roi. Cette pièce aurait été composée en complément de son Te Deum. L’un et l’autre, écrits dans la même tonalité et faisant appel aux mêmes effectifs, devaient être créés à l’occasion de la cérémonie organisée, le 8 janvier 1687, au monastère royal des Feuillants. Il s’agissait alors d’exprimer « la joie qu’ils ont de la parfaite guérison du Roy » (Mercure Galant, mars 1687) après son opération d’une fistule anale.

Dans ce type de cérémonie prestigieuse, il était d’usage d’associer ces deux textes. D’autant que l’Exaudiat s’achève sur les paroles de l’hymne national royal Domine salvum fac regem (Seigneur, sauve le Roi), souvent suivi d’un Gloria Patri. Par exemple, le 5 février 1687, à Marseille, « il y eut une grand’Messe chantée en Musique avec le Te Deum à la fin, et l’Exaudiat » (Mercure Galant).

Mais ce motet a-t-il vraiment été exécuté au couvent des Feuillants de la rue Saint-Honoré de Paris ? Lully s’étant blessé lors de ce Te Deum fatal, rien n’est moins certain.

Le texte mis en musique est extrait de l’un des psaumes royaux (Psaume 20/19) rédigé, disent les théologiens, à l’occasion de l’intronisation d’un roi d’Israël ou de la fête d’anniversaire de son couronnement. Lully lui donne une ampleur à la dimension de la personne royale et de la réussite d’une opération chirurgicale à haut risque, à l’époque.

Les cordes battent un rythme pointé énergique, rapidement suivi par le tutti instrumental. Ils donnent le ton à une voix du dessus qui entonne le premier verset, aussitôt amplifié par le chœur. S’instaure ensuite un mouvement de va-et-vient dans lequel des solos, duos et chœurs se donnent la réplique dans de courtes mais puissantes reprises. Le texte semble ici un prétexte pour laisser échapper une cascade de couleurs vocales et instrumentales. Une écriture profuse qui éblouit surtout par ses jeux de lumière.

La seconde strophe est d’allure plus paisible. L’orchestre esquisse la ligne mélodique sur laquelle se posera une voix du dessus. Plus proche du texte, Lully découpe cette séquence en trois parties. Dans la partie centrale, l’enthousiasme s’envole sur un laetabimur (nous exulterons) emporté par des vocalises magnifiquement exécutées par les solistes comme par le chœur. En revanche, les parties encadrantes sont plus posées. Expression de vœux, elles conservent une forme de distance respectueuse à l’égard de leur destinataire. Dans la troisième strophe, l’écriture adopte même un style plus figuratif : l’allégresse d’un exaudiet (il l’exaucera) qui passe de bouche en bouche ou l’impétuosité des flots de doubles croches s’emparant de hi in curribus (ceux qui se confient à leur char). Les nuances sont maîtrisées à la perfection et ressemblent à cette pâte qui lève de façon homogène.

Le Domine salvum fac regem prend l’allure d’une vénération. Le tempo est retenu ; les notes pointées se font plus sages. L’insistance sur le terme exaudi nos (exaucez-nous) porte sans doute la marque de l’actualité, celle de la guérison royale. Dans un effet de contraste saisissant, le Gloria final explose. L’instrumentarium est renforcé par les trompettes et les timbales. Le tempo s’emballe ; les solistes s’interpellent dans un battement accéléré ; le tutti finit par avoir raison de tous jusqu’à la déflagration finale sur un Amen éblouissant.

Ces dernières notes laissent le public figé d’admiration, avant d’exploser dans des applaudissements chaleureux. Non pas comme ces « grands (qui) forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement aux prêtres et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l‘esprit et tout le cœur appliqué… Ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu » (La Bruyère, De la Cour, 74). En réalité, ces ovations complimentaient un jeune chef tellement expressif et démonstratif, comme possédé par les flots de notes qui jailliraient de sa partition. Il modèle la pâte sonore avec une énergie et une autorité implacables. Notre gratitude s’adresse également aux musiciens qui polissent les variations d’intensité et de rythme avec une délicatesse et une précision admirables. Le timbre ouaté de l’ensemble instrumental nimbe les récits des chanteurs d’un grain satiné. Le chœur et les solistes se distinguent par la qualité de leur diction et une gestique expressive amplifiant le message dilué dans le texte. L’enthousiasme du public lui vaut une reprise du Gloria final, peut-être plus exalté encore.

Cette heureuse fébrilité sonne la fin de la Matinée pour une première catégorie de spectateurs. Les autres se dirigent vers les Bosquets des Bains d’Apollon, privatisés pour l’occasion. Belle idée de marier la musique et la nature. Un déjeuner champêtre au son des cors de chasse et des trompettes y est servi aux « Doges » tandis que les autres catégories forment sagement une file d’attente pour tenter d’acheter une part de quiche ou un sandwich. Certes, le temps était particulièrement clément pour un déjeuner sur l’herbe. Cependant, d’un point de vue musical, le plaisir fut contrarié par le bruit des cascades se mêlant à la sonorité des cuivres. Finalement, seules quelques bribes parvenaient aux oreilles des auditeurs qui s’étaient réfugiés dans les moindres parcelles d’ombre. Dans leurs lourds uniformes, les six musiciens n’ont pas ménagé leur souffle. Mais ce petit effectif noyé dans un grand espace peinait à se faire entendre sur toute l’étendue de cette immense scène éphémère. Le programme prévoyait qu’ils se produisent également sur le Parterre de Latone et le Bosquet de la salle des bals dans des airs de trompette animant les Grandes Eaux. Mais nous confessons que la chaleur a eu raison de notre curiosité et que nous y avons renoncé.

LA SOIREE

21 heures. En heureuse compagnie, celle du Roi, nous venons de faire longuement salon dans les escaliers. Presque à l’heure exacte du souper du Roi (22 heures), nous ressemblons à ces courtisans qui patientaient tous les soirs sur le palier pour paraître au Grand couvert (repas public) du Roi et de ses invités de marque. Ce repas se compose de trois services : les potages et les entrées, les viandes et les salades, les entremets et les fruits. « Entre la fin d’un service et l’arrivée du suivant », la musique de Lalande anime le ballet des gentilshommes-servants. Ce qui expliquerait, selon Hugo Reyne, « l’organisation tripartite des suites » charpentant les Symphonies pour les Soupers du Roy (livret du coffret distribué par Harmonia Mundi en 1990).

Ne nous méprenons pas sur le terme de « symphonie ». Il désigne, à l’époque, toutes les formes de compositions instrumentales ainsi que l’ensemble qui les interprète. Mais ici, ces compositions appartiennent à un genre spécifique, celui des « musiques de table ». Même si elles ont concouru à sa célébrité, De Lalande n’en est pas l’inventeur. Déjà à la Renaissance italienne, le Concerto Palatino de Bologne avait « pour tâche de charmer, avec de délicates danses instrumentales, les oreilles des illustres convives » (Osvaldo Gambassi). Plus tard, Johann Hermann Schein (1586-1630) réunit vingt suites et variations dans son Banchetto musicale (1617). De Lalande s’inscrit donc dans une lignée européenne qui se prolongera notamment avec le célébrissime Tafelmusik (1733) de Georg Philipp Telemann (1681-1767). La Musique de la Chambre n’en animait pas pour autant tous les soupers du Roi. En effet, si l’on en croit la page-titre du recueil de ses Simphonies paru en 1745, De Lalande les « faisait exécuter tous les 15 jours pendant le Souper de Louis XIV et Louis XV ».

Enfin ! Les portes menant au salon d’Hercule s’entrouvrent. Nous pénétrons dans cette grande salle aménagée dans la partie haute de la quatrième chapelle du château, celle qui était utilisée de 1682 à 1710. Louis XIV ne la connut pas en l’état car les travaux ne furent achevés qu’après 1725. Pour ses successeurs, elle servit pour les soupers au Grand Couvert. Choix ô combien judicieux pour y interpréter quelques pièces des Symphonies de Lalande.

Vincent Dumestre et son Ensemble, Le Poème Harmonique, nous y rejoignent. Ils prennent place devant l’immense Repas chez Simon le pharisien (1576) de Paul Véronèse (1528-1588). Initialement destiné au réfectoire des pères Servites de Marie, à Venise, le tableau fut offert à Louis XIV, en 1684, par la République de Venise et transporté du Louvres à Versailles. Avec la musique, tous les plaisirs de la commensalité se trouvent ainsi réunis, hormis le buffet réservé aux « Doges » !

Comme ce 16 novembre 1700, « il fait très chaud à cause de la foule qui s’écrase dans la pièce » (Béatrix Saule). Mais déjà les premières mesures nous enveloppent délicieusement, nous faisant oublier la moiteur du lieu. Vincent Dumestre avait inscrit au menu de notre souper sans soupe quelques-unes de cent quatre-vingt-cinq pièces écrites par De Lalande pour Louis XIV. Impossible de nommer ces courts morceaux dont il nous délecte. Tout juste reconnaissons-nous quelques airs populaires tel cet irrésistible Air des basques de la 9ème Suite et des danses (menuet, bourrée, passe-pied et rigaudons) qui lui font suite. Les bois s’amusent follement et nous entraînent gaillardement. D’allure plus martiale, le tambour rythme l’Air des héros de la 6ème Suite tandis que le tambourin anime une Bourrée de la 4ème Suite. Ici, les bois discutent aimablement avec les cordes ; là, les violons emportent le tutti dans des aigus frétillants. Il nous semble reconnaître la Sarabande de la 4ème Suite dans laquelle le violon de Fiona-Emilie Poupard s’exerce à la virtuosité.

« Diversité fut sa devise ». Ce vers de Jean de La Fontaine (1621-1695) extrait de son conte Le pâté d’anguille s’adapte parfaitement aux symphonies de Lalande. A chaque ligne, sa couleur instrumentale, rythmique ou mélodique. Les instruments défilent, prennent le commandement à tour de rôle. Ici les bassons, là les violons. Des notes pointées sautillent. Les notes longues languissent. Et de nombreux airs de danse adressent un clin d’œil au Roi-danseur. Jusqu’aux pastiches d’airs lyriques (un air de tempête rendu plus réaliste par la percussion d’une plaque tonnerre) ou l’harmonisation de chansons populaires qui révèlent le sens aigu de l’actualité d’un compositeur à l’affût de la variété, pour le plus grand plaisir de son maître. Mais surtout du nôtre. D’autant que Vincent Dumestre donne de nouvelles couleurs à des pièces pittoresques qui nous avaient déjà ravies sous la baguette de Hugo Reyne.

22 heures. Ragaillardis pour ces mélodies sémillantes, nous prenons la direction de l’Opéra Royal. Gaétan Jarry nous y attend avec son Ensemble. Il va conter, en version de concert, l’histoire d’Actéon changé en biche (H 481a).

En 1684, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) compose un petit opéra de chasse. Plutôt une pastorale en un acte destinée à un petit ensemble de huit solistes : Actéon (H 481). Le sujet est tiré du troisième livre des Métamorphoses. Ovide y raconte la rencontre de Diane, déesse de la chasse et protectrice de la chasteté, et du jeune chasseur Actéon. Celui-ci est puni de mort pour avoir surpris la divinité en train de se baigner nue en compagnie des nymphes, ses sœurs. Transformé en cerf, il est dévoré par sa propre meute. Depuis le XVIème siècle, ce mythe constitue une figure majeure de la poétique des passions.

La même année semble-t-il, il en réalise une seconde version, la pastorale en musique que nous avons le bonheur de découvrir. Un « ravaudage », écrit-il. En réalité, les différences sont mineures. La plus significative s’applique à la distribution, notamment l’attribution du rôle d’Actéon à une voix de haut-dessus (soprano) qui remplace le haute-contre (ténor avec possibilités dans l’aigu) de la version initiale. Cette modification est-elle de nature à nous renseigner sur le commanditaire ou le lieu de sa création de cette œuvre taillée à la mesure de voix d’enfants ou de femmes ?

Si le librettiste est incertain (il pourrait s’agir de Thomas Corneille (1625-1709), le frère cadet de Pierre), l’identité du commanditaire reste livrée aux conjectures. Cette pièce à connotations morales aurait-elle été destinée au collège des Jésuites de la rue Saint-Antoine qui viennent de faire appel aux services de Charpentier ? Mais l’origine « païenne » du texte semble écarter cette hypothèse. Aurait-elle été composée pour Marie de Lorraine, dénommée Mademoiselle de Guise (1615-1688), sa mécène depuis son retour d’Italie vers 1670 ? Faible probabilité car cette aimable dévote appréciait fort peu le thème cynégétique. Alors, pour un concert privé organisé dans les appartements de Louis de France (1661-1711), le Dauphin dont il a, depuis 1679, la charge de la musique religieuse ? Pour Gilbert Blin, cette hypothèse pourrait être la plus crédible car cette pièce présente toutes les apparences d’ « une leçon de morale, une déclaration sur les dangers de la lubricité pour un jeune esprit trop occupé des plaisirs faciles » (livret Actéon coproduit par le Boston Early Music Festival et la Radio Bremen en 2009), spécialement ceux que procurent la chasse et la fréquentation du « beau sexe ».

Si une œuvre sérieuse ne se conçoit pas sans une ouverture, celle qui prélude cet Acte unique déroge d’emblée aux directives de Lully. Elle ne comporte que deux parties (au lieu des trois habituelles) et installe d’entrée l’auditeur au cœur de l’action. Œuvre miniature placée en tête d’un opéra de poche, elle en restitue successivement les deux atmosphères : la comédie (la scène de chasse) et la tragédie (la mort tragique d’Actéon). Petite pièce pour petite formation, la musique s’échappe d’abord timidement de la fosse de l’imposant Opéra royal. Mais Gaétan Jarry avait judicieusement renforcé l’ensemble de solistes par des ripiénistes (renforts pour les tutti) et l’instrumentarium pour faciliter la bonne audition de tous les raffinements de l’écriture de ce bijou musical.

Les six scènes mises en musique constituent un modèle d’application des Règles de composition que Charpentier avait fait paraître deux ans plus tôt, en 1682. Dans ce petit traité, il établissait une correspondance entre les tonalités et les affects. A chaque scène, sa dominante psychologique ; donc sa couleur particulière. Ainsi, la scène 1 est écrite en Ré majeur pour susciter un climat « Joyeux et très guerrier ». L’énergique canzone instrumentale émoustillée par les notes pointées et le tonifiant refrain Allons, marchons, courons, hâtons nos pas repris par le chœur des chasseurs nous entraînent dans une joyeuse cavalcade. Dans la scène 2 en La majeur (« Joyeux et champêtre »), Diane et ses nymphes conversent gaiement autour d’une fontaine. Exercice à haute densité morale, notamment lorsque le chœur des nymphes déclame, dans un tourbillonnant : Ah ! qu’on évite de langueurs/ Quand on méprise ses ardeurs. Et pour bien marteler le message, c’est au tour des instruments d’en répéter la mélodie sur un air de menuet. Le destin d’Actéon va basculer à partir de la troisième scène. Pour ses premières mesures, Charpentier puise dans la tradition des « sommeils » que Lully avait magnifiée dans son Atys (1676) : Actéon, fatigué par la chasse, veut s’isoler pour se reposer. Bercé par deux violons apaisants, il rêvasse sur ses relations ambigües avec l’Amour qu’il va jusqu’à qualifier de Dieu pernicieux. Puis, dans un air de bravoure qui, à lui seul, justifie une tonalité en Ré majeur, il célèbre le plaisir de la chasse avant de s’enthousiasmer dans un vibrant Liberté, mon cœur, liberté bannissant toute dépendance affective. Soudain, il aperçoit Diane en compagnie de ses suivantes. L’action s’accélère. Diane le découvre, fulmine. Il veut fuir, proteste. Inflexible, elle le condamne. Dans un magnifique chœur aux accents vindicatifs, les nymphes le moquent et le vouent à la malédiction dans une danse chantée fougueuse.

La scène 4 constitue un modèle dans l’art de la dramaturgie. Elle nous fait vivre la métamorphose tragique d’un Actéon perdant peu à peu toute apparence humaine. Pour en rendre compte, Charpentier active deux tonalités : Fa majeur (« Furieux et emporté ») lorsqu’Actéon constate les transformations physiques qui l’affectent ; Do mineur (« Obscur et triste ») dans la longue complainte instrumentale qui accompagne sa transformation en animal. Un violon solo mélancolique, porté par un continuo austère dominé par le clavecin, semblent figurer son âme désespérée fuyant son corps. Par un surprenant effet de contraste, la scène 5 s’ouvre sur une tonalité joyeuse (Do majeur « Gai et guerrier »), celle d’un chœur des chasseurs pleinement satisfait par leur journée fructueuse : Jamais troupe de chasseurs/…Fut-elle plus fortunée. Il est temps de réveiller Actéon. Mais où se trouve-t-il ? Dans la sixième et dernière scène, Junon, déesse du mariage, apprend aux chasseurs le sort tragique de leur compagnon. Puis elle leur assène une nouvelle leçon de morale : Ainsi puissent périr les mortels odieux, ceux que la passion égare. Charpentier mêle ici toutes les tonalités et puise dans une large palette expressive. Il décrit fort subtilement la succession des émotions qui les assaillent : la douleur, la colère, puis la résignation. Un talent exceptionnel pour décrire les états psychologiques de ses personnages par des couleurs sonores habilement assorties. Et l’Ensemble Marguerite Louise les restitue avec une finesse extraordinaire. Particulièrement dans l’expression des nuances et la parfaite homogénéité du chœur, jusque dans les moindres tremblements. Sans omettre le formidable jeu d’acteurs et l’excellente déclamation de Virginie Thomas (Actéon) et Cécile Achille (Diane), toutes deux saluées avec ferveur par un public enchanté. Avec leur talent pour seul instrument, pleinement habitées par leur personnage, elles attisent nos sens et piquent notre curiosité. Curiosité partiellement insatisfaite en l’absence de texte qui aurait permis au spectateur de ne rien perdre de sa beauté sertie dans une si charmante musique.

23 heures vont bientôt sonner. Habituellement, le roi songe à se retirer dans sa chambre pour la cérémonie du Grand Coucher. Mais pour nous, la soirée va se poursuivre. A peine les applaudissements chaleureux se sont-ils éteints dans la grande salle de l’Opéra que nous sommes entraînés vers la Galerie des Glaces. C’est dans ce lieu mythique que, pour la plupart d’entre nous, va s’achever la soirée musicale du Roi. Lieu célébrant la gloire d’une Majesté. Mais lieu manquant notablement de confort. Celui des jambes fatiguées car aucune chaise ne se présente pour les soulager. Celui de la chaleur qui invite à rechercher la fraîcheur dispensée par quelques fenêtres qui finissent tout de même par être ouvertes. Celui de l’écoute, également, car le brouhaha rend difficile une écoute attentive. Particulièrement lorsqu’est tiré le feu d’artifice dans les jardins du château. La plupart des participants n’a d’yeux que pour les effets pyrotechniques, négligeant la remarquable Cérémonie turque du Bourgeois Gentilhomme que le Poème Harmonique s’obstine à interpréter avec beaucoup de cœur. Enthousiasme que les chanteurs et les instrumentistes avaient déjà tenté de communiquer en interprétant différentes séquences du Ballet des Nations qui met le point final aux trois actes de la comédie-ballet Le Bourgeois Gentilhomme, créée le 14 octobre 1670 au château de Chambord. Ils nous font entendre des Espagnols, des Italiens et des Gascons avec une force expressive et un sens affûté de la mise en scène.

Si cette dernière séquence était physiquement déplaisante, elle eut cependant un immense mérite. Celui de nous projeter dans les conditions d’écoute d’un concert public à l’époque d’un roi qui a donné son nom à un siècle : le Siècle de Louis XIV, selon Voltaire. Et encore ne portions-nous pas les lourds habits de l’époque !

Comme pour clore la Matinée, la Soirée s’achève avec la Musique de la Chambre qui fait revivre des pièces plus intimistes empruntées à Marin Marais (1656-1728), Honoré d’Ambruis ( ?) et Robert de Visée (1650-1725). Mais, n’ayant pas eu le privilège de goûter ces airs de cour, nous conclurons notre propos sur ce regret.

Un petit regret qui ne tempère en rien l’émerveillement de cette journée ponctuée par la musique. Son programme s’articulait autour de deux admirables sommets musicaux : la messe royale enchantée par trois motets et un superbe opéra miniature, tous deux exaltés par les talents d’un ensemble d’une excellent qualité artistique : l’Ensemble Marguerite Louise. Mais le Poème Harmonique est loin d’avoir démérité. Ses Symphonies ne doivent pas rester celle d’un soir et nous espérons les croquer à nouveau, dans leur intégralité cette fois. Un mot, enfin, sur la mécanique logistique. Elle était particulièrement efficace, attentive, souriante et facilitatrice. Mais elle restait désarmée devant les pouvoirs du représentant de Dieu sur terre qui, ce 8 juillet 2018, s’est révélé un Roi-Soleil aux rayons ardents. Sans doute le prix à payer pour entrer dans l’intimité d’un tel Roi et de son monde.



Publié le 26 juil. 2018 par Michel Boesch