Processions à Venise - Poème Harmonique

Processions à Venise - Poème Harmonique ©Jack Carrot
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Richesse de la production religieuse vénitienne

La conférence introductive de Jean-François Lattarico livre aux auditeurs les clés du parcours original du concert à suivre, en posant opportunément quelques points de repère historiques et musicaux. Longtemps puissance maritime et économique de premier plan, Venise s’enfonce au XVIIIème siècle dans un irrémédiable déclin, qui aboutira en 1797 à la fin de son indépendance millénaire. A cette période, la richesse de sa production artistique constitue cependant un pôle d’attraction pour les visiteurs venus de l’Europe entière, qui lui rendent visite : la ville devient ainsi dès cette époque une sorte de musée à ciel ouvert.

Ses institutions de charité, les Ospedali, n’accueillent que des jeunes filles, à la différence de Naples : les jeunes garçons sont en effet plutôt dirigés vers l’Arsenal et la marine. Les Ospedali sont des institutions laïques, dirigées par un gouverneur issu des familles patriciennes. La fonction de maître de chœur était en général confiée à un compositeur célèbre, qui devait composer de nombreuses œuvres afin d’alimenter les concerts : messes, motets, sonates, concertos… Il s’agissait d’œuvres de circonstance, donc généralement non publiées, et perdues. Ces institutions étaient au nombre de quatre : La Pietà, les Mendicanti (Mendiants, actuel Hôpital civil), les Derelitti (Abandonnés) aujourd’hui détruits, les Incurabili (Incurables, qui abritent toujours les tribunes grillagées qui accueillaient les pensionnaires). Les jeunes filles y recevaient une solide éducation musicale, les plus âgées formant les plus jeunes à la pratique des différents instruments (y compris ceux habituellement interdits aux femmes en Italie, comme la viole ou les instruments à vent) et du chant. Leurs concerts, dans lesquels intervenaient en moyenne une trentaine de pensionnaires, étaient très prisés du public vénitien et des visiteurs. Antonio Vivaldi (1678 – 1741) était maître de chant à l’Ospedale della Pietà, dont le maître de chœur était le compositeur Gasparini. Il a composé de nombreuses œuvres pour les pensionnaires, dont certaines ont heureusement fait l’objet d’éditions par ses soins. La pensionnaire Anna Maria del Violino, virtuose du violon, a également recopié certaines de ses partitions, qui sont ainsi parvenues jusqu’à nous.

Le concert proposé par Le Poème Harmonique constitue une sorte de parcours de découverte de ce répertoire, qui mêle habilement de nombreuses Laudes (prières récitées le matin) au célèbre Nisi Dominus du Prêtre Roux, et nous fait découvrir au passage un autre Nisi Dominus. Il s’ouvre avec brio sur la laude Venite o voi gentili, amorcée par l’ensemble depuis le fond de l’église, par des voix a capella, bien vite rejointes par la guitare rythmée de Vincent Dumestre, de sonores percussions (castagnettes et tambourin) et le surprenant colachon (sorte de long luth oriental dont le son évoque celui de la mandoline) d’Etienne Galletier. La laude O Vergin santa qui suit constitue un émouvant dialogue entre deux violons, chacun placé auprès d’une chanteuse (la soprano Marie Théoleyre et la mezzo Giuseppina Bridelli) de part et d’autre des travées. La spatialisation tout à fait réussie accentue ce sentiment de dialogue ; les échanges se déroulent tour à tour entre les instruments, entre les chanteuses, et se rejoignent dans des ensembles à quatre.

Après ces deux laudes extraites d’un opulent recueil de Serafino Razzi (1531 – 1613) suit une sinfonia en fa majeur dite Lamento du compositeur et violoniste virtuose Pietro Antonio Locatelli (1695 – 1764). Cette pièce permet aux violons du Poème Harmonique, emmenés par Fiona-Emilie Poupard, de faire preuve de tout leur talent, à travers des attaques nettes et précises, suivies de variations virtuoses toutes impeccablement exécutées.

Le Nisi Dominus du castrat et compositeur Francesco Severi s’ouvre sur une impressionnante série de mélismes, dans lesquels Giuseppina Bridelli témoigne d’une longueur de souffle sans faille. Son timbre sombre, aux élégants reflets moirés, est projeté avec vaillance, sans rien sacrifier à la clarté de la diction. L’expressivité est également très soignée et suit de près les paroles du texte, tandis que le théorbe bien présent d’Etienne Galletier ponctue vigoureusement l’accompagnement orchestral. Ce morceau de bravoure s’achève dans une nouvelle avalanche d’ornements, qui couronne l’Alleluia final.

A cette œuvre vocale flamboyante succède une austère laude anonyme, O dolcezza, lancée a capella par le chœur des trois chanteurs avant d’être reprise par le timbre cristallin de la soprano, prélude à de longs échanges impeccablement exécutés. La sinfonia al Santo Sepolcro du Prêtre Roux offre une sorte de prélude orchestral à son Nisi Dominus, pièce finale attendue de ce concert. Celle-ci est attaquée avec conviction et précision. Sous la direction inspirée de Vincent Dumestre, les qualités de l’orchestre y semblent magnifiées : cordes charnues à souhait, orgue tour à tour délicatement ouaté ou virevoltant, netteté et vigueur du théorbe. Au violon solo, Fiona-Emilie Poupard s’illustre à nouveau avec brio et volubilité dans le redoutable prélude du Gloria. Et Giuseppina Bridelli nous enchante derechef par son expressivité sensible et ses mélismes virtuoses, en particulier dans le Et in secula seculorum final.

Conquis, les nombreux spectateurs (l’abbatiale était comble) applaudissent chaleureusement, et réclament un bis. Requête satisfaite de bonne grâce par Le Poème Harmonique, qui conclut joyeusement le concert avec une tournoyante Tarantelle napolitaine qui le ramène jusqu’à l’entrée de l’abbatiale.



Publié le 26 août 2021 par Bruno Maury