Lachrimæ Lyræ, les larmes de l'exil - L'Achéron & Sokratis Sinopoulos

Lachrimæ Lyræ, les larmes de l'exil - L'Achéron & Sokratis Sinopoulos ©L'Achéron & Sokratis Sinopoulos © Arsenal/Cité musicale de Metz (57)
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« Le voyage pour moi, ce n’est pas arriver, c’est partir. C’est l’imprévu de la prochaine escale, c’est le désir jamais comblé de connaître sans cesse autre chose, c’est demain, éternellement demain. », in Partir… (1926) de Roland Dorgélès (1885-1973).
De son vrai nom, Roland Lecavelé est un journaliste et écrivain français, membre de l’Académie Goncourt de 1929 à sa mort.

Le voyage est souvent au cœur de l’Arsenal de Metz (57), lieu de riches rencontres. Le dépaysement s’opère aisément grâce aux destinations proposées par les artistes qui viennent s’y produire. Souvenons-nous du merveilleux périple de Londres à Constantinople (L’Orgue du Sultan, voir la chronique) en avril 2017. Le chef de l’expédition n’était autre que le gambiste François Joubert-Caillet. Ce soir, nous le retrouvons à la tête de l’odyssée « Lachrimæ Lyræ, les larmes de l’exil », qui nous mènera des contrées élisabéthaines à celles de l’Empire byzantin. La carte de navigation, établie pour l’ensemble L’Achéron, suivra les Lachrimæ or seaven teares de John Dowland (1563-1626). En fidèle membre de l’équipage, Andreas Linos (ténor de viole) propose l’embarquement d’un des maîtres contemporains de la lyra grecque, Sokratis Sinopoulos.


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Sokratis Sinopoulos & sa lyra grecque © Sevi Tsoni/ECM Records

La lyra grecque est un petit instrument à archet (40 cm de long et 15 cm de large) de l’ère byzantine. Sa morphologie ressemblant à une poire, elle est dite piriforme. La touche de l’instrument se trouve dans le prolongement de la table d’harmonie. Son corps est creusé dans un seul bloc de bois. Une table d’harmonie en conifère y est apposée. Elle est percée de deux ouïes en forme de « D ». La table est supportée par une petite âme en bois placée sous une excroissance au niveau du pied du chevalet. La présence d’un petit chevalet en bois permet de réduire la longueur vibrante des cordes. La lyra compte trois cordes en boyau (voire quatre dans les îles du Dodécanèse), la corde centrale étant plus longue que les deux autres. Les cordes sont généralement accordées à la quinte. Afin d’obtenir les variations nécessaires, les cordes ne sont pas pressées par en haut avec la pulpe des doigts (comme au violon par exemple), mais touchées de côté par les ongles qui glissent le long de celles-ci.

En bon capitaine, François Joubert-Caillet continue d’explorer l’axe vers l’Orient, vers l’Empire byzantin. Il précise le plan de navigation qui, construit comme un opéra autour des Lachrimæ - (Larmes) de Dowland, mêle les influences musicales byzantines. Sans escale, les pièces s’enchaîneront les unes derrière les autres, ceci pour ne rencontrer aucun écueil ! Il va s’en dire que les applaudissements ne pourront saluer l’équipage qu’à destination atteinte…

Les Lachrimæ sont extraites du recueil composé par John Dowland, alors qu’il était luthiste auprès de Christian IV de Danemark (1577-1648). Sorte d’exil puisque la cour d’Angleterre ne lui accorde aucune place. Il n’obtient qu’en 1612 son premier poste de musicien à la cour : second musicien for the lutes (second musicien pour les luths). Rôle mineur !
John Dowland dédie son recueil à Anne de Danemark (1589-1619), sœur du souverain, qui a épousé en 1589 le futur Jacques Ier d’Angleterre (1566-1625). Le recueil est publié, en 1604 à Londres, par John Windet (1574-1611).
Les Lachrimæ or seaven teares (Lachrimæ ou les sept larmes) comportent vingt et une pièces pour consort de violes (ou violons, ou luth) à cinq parties. Les larmes figurent l’état de tristesse vague : la mélancolie.

Pour exalter le ressenti mélancolique, la mise en scène du concert est savamment orchestrée. Seuls huit projecteurs éclairent les artistes dans des nuances mordorées. Leurs visages se teintent de reflets clairs-obscurs à la manière des tableaux du peintre lorrain Georges de La Tour (1593-1652) où seule la lumière d’une bougie venait saisir les traits de leur physionomie. La pénombre invite inconsciemment à se plonger dans notre moi profond. Un son, celui de la lyra grecque de Sokratis Sinopoulos, vient bouleverser notre état introspectif. Quelle sonorité, quelle force émanant d’un aussi petit instrument !
A peine le voyage commencé, nous atteignons déjà les terres byzantines avec la pièce Vega. Une musique pénétrante s’empare subtilement de la salle. Les notes se parent d’une riche palette harmonique, les portes de l’Orient méditerranéen s’ouvrent. Autre forme d’exil puisque Vega, également appelée Alpha Lyræ, est l’étoile la plus brillante de la constellation de la Lyre. Avec justesse dans l’intonation et l’expression, les notes n’ont de sens que les unes par rapport aux autres. Suivant des motifs d’arabesques mélodiques, elles varient dans les quatre principaux modes (authentes) de la musique byzantine. Le mode sert de base à la mélodie. D’une manière gracile, Lucile Boulanger au ténor de viole s’immisce dans les ornements de la lyra. Son jeu est comme incarné, résumant le rythme de la composition.
Sans nous en rendre compte, nous voguons vers la premières des sept pavanes. La pavane est une danse de cour lente et majestueuse, en vogue dans l’Europe des XVIème et XVIIème siècles. Les Lachrimæ Antiquæ (Larmes anciennes) dictent les quatre notes (la – sol – fa – mi) du motif lacrymal. Ce motif se retrouvera dans chacune des sept pavanes, chacune d’elles étant fondée sur Flow my tears (Coulez, mes larmes) de Dowland. Ecoutons la fragilité du discours dans les chromatismes ainsi développés. En prêtant l’oreille, des retards se font entendre. En musique, un retard est une note étrangère à l’accord mais faisant partie de l’accord précédant. Il peut être ascendant ou descendant. Mais doit se résoudre conjointement : le retard fait partie de l’accord précédent et se résout sur une note de l’accord suivant, bien souvent sur un temps faible. Ici, il s’inscrit dans un mouvement mélodique conjoint descendant.
S’ensuit une parodie harmonique de la première pavane. La pièce Lachrimæ Antiquæ Novæ (Larmes anciennes nouvelles) souligne les graves de la basse de viole, tenue par Sarah van Oudenhove. Imprégnons-nous du « la » pénétrant. S’imposant comme continuo, il assoit le discours des autres instrumentistes. Nous apprécions à juste titre le phrasé de Sarah van Oudenhove. Ni emphase, ni sentimentalisme ne viennent noircir l’état mélancolique.
De nouveau, nous touchons l’éden byzantin avec la pièce Sheliak d’où émane une musicalité pleine de charme. Sokratis Sinopoulos fait sonner sa lyra avec maestria. Les quatre instruments sont le murmure de la plainte de la lyra résonnant dans la constellation de la Lyre (Beta Lyræ, en arable Sheliak qui signifie tortue ou harpe).
Retour aux sonorités « dowlandiennes » avec les cinq dernières pavanes : Lachrimæ Gementes (Larmes endeuillées) au ton recueilli, Lachrimæ Tristes bouleversantes, Lachrimæ Coactæ (Larmes déchirées, dans le sens forcé – parodie harmonique des Lachrimæ Tristes), Lachrimæ Amantis (Larmes amantes) où la passion s’exprime, Lachrimæ Veræ (Larmes vraies) où triomphe la sincérité.
L’exil se manifeste une nouvelle fois avec la pièce Sulafat (en français, tortue), étoile appartenant à la constellation de la Lyre. L’œuvre tire son intensité lumineuse des instruments (lyra grecque, dessus de viole, ténor de viole et basse de viole) mais aussi des quatre projecteurs au cintre et des deux rampes de lumière posées au sol, derrière les instrumentistes. Deux autres pièces – Aladfar (les serres, « de l’aigle planant ») et Alathfar (les serres, « de l’aigle en piqué ») viendront briller dans la constellation de la Lyre.

Autour des cinq étoiles et des sept pavanes gravitent une suite de danses : six gaillardes et une allemande, extraites du recueil Lachrimæ.
Danse de couple à trois temps, la gaillarde suit ordinairement la pavane dans les suites de danses. Quant à l’allemande, elle est une danse de coupe binaire (deux ou quatre temps), au tempo modéré, avec reprises.
Les gaillardes répondent au nom de Sir John Souch his Galliard, The King of Denmark Galliard (dédié à Christian IV de Danemark), M. Giles Hobies his Galliard, Captain Digorie Piper his Galliard, M. Bucton his Galliard et The Earl of Essex Galliard. Cette suite cultive également la mélancolie dans ses affects les plus aboutis. L’allemande Mrs Nichols est emprunte d’un certain engouement.

Nous touchons terre…

L’équipage de l’Achéron, le bosco Sokratis Sinopoulos et le capitaine François Joubert-Caillet ont sillonné les mers dans un rythme mélancolique. Saluons la souplesse des phrasés, l’expressivité de chaque artiste. La sensibilité instrumentale se met au service de la mélancolie dans une lecture authentique, ne basculant jamais dans l’outrance. La précision des instrumentistes magnifie la polyphonie.
Tantôt projetés aux creux des vagues (tristesse, larmes, colère), tantôt glissant sur une mer calme (amour, espérance, …) les artistes nous ont menés à bon port. Nous ne sommes jamais tombés dans la monotonie du voyage en mer malgré la récurrence du motif mélodique des sept pavanes Lachrimæ.
Petit regret quant à l’absence, sur le programme, du titre des pièces interprétées !
Ovationné à juste titre, l’équipage nous réembarquent en nous remerciant avec deux bis. Le premier est une pièce grecque interprétée avec un regard anglais. Les coups d’archets marquent une certaine dynamique. Le second, la pavane Semper Dowland, semper dolens (Toujours Dowland, toujours affligé – à jamais dolent), traduit parfaitement l’état d’âme qui ne cesse d’habiter John Dowland …
Merci pour la traversée de la mélancolie…



Pour les personnes restées à terre, le programme Lachrimæ Lyræ, les larmes de l’exil sort en CD le 24 mai (label Fuga Libera – Outhere).



Publié le 17 mars 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND