Lamentazioni - Concerto Soave & Mezwej

Lamentazioni - Concerto Soave & Mezwej ©Arsenal de Metz
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Ce présent concert fait l’objet d’une captation sonore par France Musique, en vue de sa diffusion à une date inconnue à ce jour.

Au moment où le silence règne dans la salle de l’Esplanade de l’Arsenal (Metz) et ce juste avant l’entrée en scène des artistes, un léger incident survient. Une corde indisciplinée du clavecin s’est éclipsée de la cheville faisant faux bond à son sautereau. Cet intermède providentiel en quelque sorte offre au compositeur libanais Zad Moultaka, présent dans la salle, l’occasion de livrer quelques explications sur le « déroulé » du concert.
Selon ses confidences, sa composition présentée ce soir Exercices de lumières, est comme le miroir des Lamentazioni italiennes du XVIIe siècle. Elle reflète une multitude de faisceaux aux influences orientales venant frapper le prisme musical pour en concentrer l’essence originelle de la musique baroque mise en lumière par Giacomo Carissimi, Girolamo Frescobaldi et bien d’autres compositeurs anonymes.
Les Lamentations de Jérémie constituent le point d’orgue des offices nocturnes, connus sous le terme de Leçons des ténèbres, lors de la Semaine Sainte.

Commandé par la Cité musicale-Metz et l’ensemble Mezwej fondé par Zad Moultaka, et, en coproduction avec le Concerto Soave, ce projet audacieux ouvre une porte sur un monde nouveau, où l’exploration moderne s’appuie sur le thème intemporel des « lamenti » et dépasse de loin les frontières de la vieille Europe. L’intitulé du concert évoque sans ambiguïté cette fascinante et surprenante exploration, Lamentazioni, « Leçons des ténèbres d’orient et d’occident ».
L’exercice peut paraître périlleux à bien des points, mais il est magistralement relevé par les cinq interprètes présents sur scène.

La première pièce Incipit Lamentatio Ieremiae Prophetae de Giacomo Carissimi exhorte au repentir. Jérusalem, détruite, doit méditer sur son sort. La soprano, Maria Cristina Kiehr, incarne les douleurs humaines avec un saisissant réalisme. Comme en équilibre sur ce fil si ténu, elle tient sa ligne de chant tout en douceur et ce avec une inébranlable conviction. Sa plainte est délicieuse.
Caroline Delume, à l’archiluth, Sylvie Moquet, à la viole de gambe et Jean-Marc Aymes (lire notre compte-rendu de l'entretien: Rencontre avec Jean-Marc Aymes) à l’orgue apportent de chaudes couleurs au prisme vocal de la soprane, qui n’utilise aucun artifice : accents, tremblements, sons filés, etc.
Comme allant crescendo, le Jod. Manum suam de Girolamo Frescobaldi offre de subtiles ornementations vocales sur certaines voyelles lors de la lente déclamation. Les fins de phrase sont soignées, laissant entrevoir la technique de Maria Cristina Kiehr.
De Lamentatione, dont l’auteur est anonyme, implore la miséricorde, Misericordiae Domini. L’orgue, toujours aux mains de Jean-Marc Aymes, entonne les premières notes dans une écriture au jeu fugué, un vrai régal ! La soprane, quant à elle, fait preuve d’humilité même lorsqu’elle atteint les aigus. Elle est la monodie personnifiée, chant à une voix avec ou sans accompagnement.

Deux particularités sont présentes dans ces trois premières pièces. Chaque verset commence par une lettre de l’alphabet hébraïque (aleph, beth, ghimel, daleth, het, jod, caph, mem, nun,…). La traduction latine les a conservées sans en garder le sens initial. Elles servent de « prélude » aux récitatifs chantés, recitar cantando. Dans la version originale, chacun des versets est étroitement lié à la représentation symbolique de sa lettre. Par contre, la version catholique ajoute en guise de conclusion, une même phrase Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum, Jérusalem tourne-toi vers ton Dieu, pouvant être assimilée à une antienne.

Ces premières pièces matérialisent les étapes occidentales de notre voyage initiatique. Comment allons-nous ouvrir la porte de l’Orient? Un guide s’impose en la personne de Zad Moultaka, surtout grâce à son goût incessant d’approfondir les échanges entre civilisations et la recherche effectuée sur les instruments baroques et orientaux.
Certes, nos oreilles amatrices du baroque « originel » peuvent être heurtées par son utilisation de dissonances. Mais c’est bien de là que naît la richesse d’un monde, de notre monde. Découvrons ces différences, partageons les instants précieux de la vie, n’ayons pas peur de notre prochain, de l’autre même s’il est différent !
Est-ce le but recherché lorsqu’il composa ses Exercices de lumières ? Seul l’auteur pourrait lever le voile sur le mystère. Toujours est-il qu’il donne vie à cette lumière, Lumières aux teintes orientales. Il transfigure la plainte, les lamentations dans une « sublime douleur ».
Les influences orientales prennent vie grâce au second clavier du clavecin (Jean-Marc Aymes) accordé un quart de ton au dessus. Les notes frottent, s’entrechoquent… Saisissons au vol les passages chromatiques. Le rythme syncopé sert d’étais au silence.
La viole de gambe s’exprime à la façon du muezzin appelant les fidèles à la prière. Elle domine tout en restant humble. Tenu par Henri Agnel, l’oud – instrument de musique à cordes pincées – nous transporte dans ces contrées lointaines mais si proches. Nous voyons la brise agiter les branches d’un palmier dans la torpeur du désert.

Tellement dépaysée par les dissonances orientales et revenir en un instant en Occident, la soprane recherche le « La » à 440 hertz donné par le diapason pour se lancer dans les deux dernières pièces, Lumen silentum et Incipit oratio Jeremiae Prophetae.

Lors de ce concert, fort dépaysant, les artistes se sont mis à nu ne pouvant compter que sur eux-mêmes. L’excellence de leur travail et de leur interprétation s’est reflétée dans le miroir de l’humilité, point de départ de tout extraordinaire voyage.
Ces déchirants cris arborent de riches ornementations, de troublantes dissonances, humanisant ainsi les Lamentations.



Publié le 02 mars 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND