Lamenti - Zaïcik

Lamenti - Zaïcik © photo @ars-essentia. De gauche à droite: Stéphane Fuget, Eva Zaïcik et Marina Bonetti
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Perles du premier baroque

Morceau de musique à caractère de lamentation, le lamento a connu une grande vogue au 17ème siècle. Il figure dans nombre d’opéras de Claudio Monteverdi (L’Arianna), de Francesco Cavalli (La Didone, Il Giasone, La Calisto, Xerse,...) et de Luigi Rossi (Orfeo, Il palazzo incantato). Le lamento ne se cantonne pas à la musique profane mais intervient souvent dans des œuvres au caractère religieux comme de nombreux Stabat mater, Il Pianto della Madonna de Monteverdi et certains morceaux du présent concert : Hor ch’è tempo di dormire de Tarquinio Merula ou encore Lagrime amare de Domenico Mazzocchi. Le lamento, employé pour exprimer des états de désespoir absolu, est en phase avec le courant doloriste qui prospère dans la peinture et la sculpture contemporaine. L’écriture musicale s’adapte à la peinture de ces états d’extrême douleur et prend souvent la forme de l’ostinato ou de la chaconne. Cette dernière, basée sur l’usage d’un motif immuable à la basse, est propice à la répétition obsessionnelle de signes de douleur. La première réforme de l’opéra qui survient à la fin du siècle et qui découle du théâtre classique et des philosophes du Siècle des Lumières, exclut les démonstrations exagérées de tristesse ou de joie ; c’est pourquoi les lamenti deviennent plus rares dans l’opéra du 18ème siècle et revêtent des habits différents, modelés par les formes nouvelles du type de l’aria da capo.

Eraclito amoroso de Barbara Strozzi (1619-1677). Cette pièce vocale consiste en une alternance de récitatifs et de chaconnes sur un tétracorde descendant ; elle s’apparente davantage à une cantate qu’un simple lamento. A la fin du poème, Eva Zaïcik descend avec aisance dans le registre le plus grave de sa tessiture, un ré 3 qui sonne admirablement, sur les paroles Che m’uccida e sotterrimi (Jusqu’à me tuer et m’ensevelir).

Usurpator tiranno de Giovanni Felice Sances (ca.1600-1679). Ce lamento en huit strophes est une passacaille basée sur un ostinato : un tétracorde descendant (la, sol, fa, mi). Eva Zaïcik chante ce lamento avec une voix opulente à la superbe projection et une intonation parfaite. Le timbre est très agréable et expressif et les vocalises et mélismes sont émis avec un legato harmonieux.

Diminutions de Riccardo Rognoni (ca.1550-ca.1620) sur Ancor che col partire de Cipriano da Rore. Le thème est exposé au clavier par Stéphane Fuget, à la harpe (Marina Bonetti) et au théorbe (Massimo Moscardo) puis les diminutions s’enchaînent. Le solo de basse de viole (Mathias Ferré) est particulièrement expressif, le violiste parcourt toute la vaste tessiture de l’instrument du grave à l’extrême aigu.

Hor ch’è tempo di dormire de Tarquinio Merula (1595-1665). Ce lamento est peut-être le sommet de ce récital. La Vierge Marie s’adresse à son fils qui dort paisiblement en lui chantant une berceuse (nanna) dont les paroles annoncent les souffrances à venir et notamment le supplice de la Croix. Un chant sublime sous-tendu par un texte bouleversant plane au dessus d’un ostinato sinistre (un « glas funèbre » selon Olivier Rouvière) composé de deux notes : la - si bémol, tout au long de dix strophes en vers octosyllabes. L’enfant étant endormi, les onzièmes et douzièmes strophes sont dans le mode majeur et expriment l’acceptation par la mère de Jésus du sacrifice de son fils. L’effet produit par le passage du mode mineur au majeur est semblable à celui qui interviendra dans le dernier des cinq Kindertotenlieder de Gustav Mahler. Eva Zaïcik a su parfaitement se mettre en phase avec l’esprit de ce lamento et nous a offert un chant bouleversant.

Toccata settima de Michelangelo Rossi (1601-1656). Stéphane Fuget joue au clavecin cette pièce étonnante par sa virtuosité avec des doubles croches agiles aux deux mains et surtout à la fin du morceau par ses chromatismes et ses dissonances d’une modernité époustouflante.

Dell’antro magico de Francesco Cavalli (1602-1676). Le tempérament dramatique de Cavalli s’exprime pleinement dans cet extrait de l’opéra Il Giasone. La scène infernale au rythme ternaire au cours de laquelle Medea invoque Pluton, aura une longue postérité puisque Christoph Willibald Gluck s’en inspirera en 1761 dans son Orfeo ed Euridice, suivi par de nombreux compositeurs pendant tout le 18ème siècle (Ferdinando Bertoni, Giovanni Paisiello, Antonio Salieri). A la fin Medea se déchaîne en imprécations de toutes sortes et ameute toutes les créatures des enfers.

Lamento d’Arianna de Claudio Monteverdi (1567-1643). Très simplement accompagné à l’orgue par Stéphane Fuget, ce monologue exprime durant les cinq strophes les sentiments divers qui agitent Arianna délaissée par Teseo, c’est-à-dire la réaction universelle chantée par les poètes de tous les temps, d’une femme amoureuse abandonnée par son amant: souvenir des jours heureux, questions, révolte, abattement et finalement résignation. Eva Zaïcik, d’une voix dense au timbre fruité, parcourt ces états d’âme avec justesse et une grande sensibilité.

Aria di sarabanda varie partite d’Alessandro Piccinini (1566-1628) est une pièce instrumentale donnant au théorbe une place importante.

Lagrime amare de Domenico Mazzocchi (1592-1665). Les larmes sont les marques d’un cœur qui se repent. La sensualité et la richesse de cette musique suggèrent que ces larmes sont celles de Marie Madeleine et qu’elles sont la contrepartie du sang versé de Jésus. C’est du moins ce qu’exprime la musique âpre du chant, les dissonances étranges sur Lagrime amare et l’accompagnement de l’orgue. A la fin la Maddalena répète trois fois Gesu ferito (Jésus blessé), la première fois sur un ton emporté et angoissé, la deuxième fois avec des dissonances invraisemblables mais la troisième fois avec de beaux accords majeurs suggérant que le pardon lui a été accordé. Eva Zaïcik se coule avec ferveur dans la peau de cette figure biblique.

Lagrime mie de Barbara Strozzi. Publiée en 1659, cette œuvre flamboyante est une véritable cantate en six parties qui adopte la forme du rondo. Le début est chromatique et tourmenté, le thème principal très véhément avec son saut d'octave, véritable refrain, est une mélopée au caractère oriental ce qui ne saurait étonner au vu des relations que Venise entretenait avec l’Orient. Suivent une série d’intermèdes (couplets) scandés par le retour du refrain. Parmi les couplets on remarque deux chaconnes sur un tétracorde descendant. Le thème oriental revient à la fin. Eva Zaïcik éblouit par la beauté de sa ligne de chant et par l’intensité de son engagement.

Luci miei, extrait de Xerse, de Francesco Cavalli. Xerse (1654) est un opéra tardif de Cavalli composé à partir d’un livret de Nicolo Minato. Ce livret aura un bel avenir étant donné qu’il servira à Georg Friedrich Haendel pour son Serse de 1737. Adelanta - qui deviendra Atalanta chez Haendel - est un bien curieux personnage. La coquette sans scrupules réalise enfin l’inanité de ses entreprises dans un lamento bouleversant. Il débute par une messa di voce, se poursuit avec des chromatismes très expressifs. La ligne de chant d’Eva Zaïcik est très pure et on n’est pas loin du bel canto haendélien.

Le son de la voix d’Eva Zaïcik est d’un agrément exceptionnel, le timbre est rond, sensuel, charnu, la projection puissante, la ligne de chant d’une grande harmonie, l’intonation parfaite et le legato plein de douceur dans les mélismes et les vocalises. L’engagement de la chanteuse est total et ardent. La mezzo-soprano est secondée par les artistes des Epopées : la harpe magique de Marina Bonetti, le théorbe enchanté qui distille des notes précieuses de Massimo Moscardo, la basse de viole agile et caressante de Mathias Ferré et le clavier (clavecin ou orgue) de Stéphane Fuget qui assure avec un immense talent les fondements de l’harmonie et la direction musicale. Suite aux acclamations du public, Eva Zaïcik a chaleureusement rendu hommage à Claire Lefilliâtre, présente dans la salle, qui lui a fait découvrir la musique baroque au disque. Cette dernière monta sur scène et les deux artistes chantèrent en duo le merveilleux Pulchra es tiré des Vêpres de la Vierge de 1610 de Claudio Monteverdi.

Un concert profondément original permettant de découvrir quelques perles du premier baroque chantées avec une intense émotion.



Publié le 03 août 2023 par Pierre Benveniste