Leçons de Ténèbres - Villeneuve

Leçons de Ténèbres - Villeneuve © Eric Lambert
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Un concert qui fera date

La musique baroque est loin d’avoir encore livré tous ses trésors. Nombreuses sont les bibliothèques publiques et privées qui renferment toujours des trésors à redécouvrir. A titre d’exemple récent, l’excellent enregistrement de Théotime Langlois de Swarte et William Christie intitulé Générations (voir ma chronique) en fut récemment une démonstration éclatante et on peut parfois légitimement s’interroger sur la raison pour laquelle certains trésors ont pu resté ensevelis aussi longtemps. La musique religieuse ne fait pas exception, avec Alexandre de Villeneuve (1677 – 1756). C’est en faisant des recherches dans les archives de la Bibliothèque Nationale de France que Ronald Martin Alonso (lire sa biographie), fondateur de l’Ensemble Vedado qu’il dirige, découvre fortuitement un Livre de musique d'église qui contient les neufs leçons de ténèbres, le Miserere, six motets pour le saint sacrement... de la composition de Mr Villeneuve, cy devant maître de musique de la cathedrale d'Arles en Provence et des R. P. Jesuites de la rüe S.t Jacques de Paris publié en 1719. Écrites pour un dessus et basse continue, ces Leçons de Ténèbres inédites composées au début du XVIIIe siècle étaient proposées en concert par l’Ensemble Vedado dirigé par Ronald Martin Alonso dans le cadre prestigieux de la Chapelle Royale du Château de Versailles le 5 janvier 2023.

Un compositeur sorti de l’oubli
Mais qui est donc ce compositeur quasi inconnu et pour ainsi dire jamais enregistré? On dispose d’assez peu d’informations sur la vie d’Alexandre de Villeneuve né à Hyères en 1677. Issu d’une très ancienne famille noble de Provence, il fut initié très tôt à la musique. Enfant de chœur à la Maîtrise de la cathédrale Saint-Trophime d’Arles, il devient en 1701 Maître de Chapelle de cette même cathédrale dans laquelle André Campra occupa cette même fonction vingt ans plus tôt. Ordonné prêtre, il y occupe ensuite la fonction de Maître de Musique cette fois, de 1701 à 1706. Il se rend ensuite à Paris pour prendre le poste de maître de musique pour les Jésuites de la rue Saint Jacques, et il est très vraisemblable qu’il ait rencontré Jean-Philippe Rameau qui y était alors organiste (Rameau avait succédé à Louis Marchand à cette même tribune).

En 1719, il publie ce fameux Livre de musique d’Église dédiée à « Madame d'Orléans, religieuse à Chelles » (Marie-Louise Adélaïde d’Orléans, fille du Duc d’Orléans et Régent du Royaume au moment de la publication de l’ouvrage). Cet ouvrage se compose de six motets pour différentes occasions de la vie religieuse (le Saint-Sacrement, la Communion, des prières pour la Béatitude), de neuf Leçons de ténèbres, pour le mercredi, jeudi et vendredi saint, ainsi qu’un Miserere (Psaume sur lequel se concluait l’office des Ténèbres).


Couverture du Livre de Musique d’Alexandre de Villeneuve

En 1742, il fera parler de lui en composant un Divertissement dédié à son Excellence Saïd Mehemet Pacha (incluant une Marche turque), en l’honneur de l’ambassadeur turc en visite à Paris (connu pour être francophone et grand admirateur de la culture française). En cette même occasion, le compositeur Michel Corette lui dédiera de son côté un Concerto turc : « Un divertissement que le sieur de Villeneuve fit jouer en 1742, devant l'ambassadeur de Turquie, fut annoncé comme formé de petits morceaux très variés, ouverture, tempête, chacone, marche françoise, marche turque, airs de « caractère », passepieds, menuets, rigaudons, ariettes chantantes, duos, chœurs, le tout « de facile exécution, et dans le bon goût », se pouvant jouer « avec cinq personnes seulement, savoir, un dessus et une basse-taille, deux violons et un clavecin, ou basse continue de viole, ou de violoncel et pour les grands concerts, on y joindra les parties chantantes des chœurs, flûtes, hautbois, trompette, avec tous les instrumens convenables » (Mercure de France, mai 1742).

Alexandre de Villeneuve a également publié plusieurs livres de musiques, vocale et instrumentale, tous conservés aux archives de la Bibliothèque Nationale de France. Sa musique instrumentale mêle les styles français et italiens, tout particulièrement sa musique instrumentale comme les pièces qu’il nomme Conversations en manière de Sonates publiées à Paris en 1733. Il décède aux environs de 1756, la date et le lieu sont inconnus.

Un office nocturne
Les Leçons de Ténèbres d’Alexandre de Villeneuve ainsi que son Miserere n’ont jamais été interprétées depuis trois siècles. Elles n’ont pas non plus été ré-éditées depuis leur première publication en 1719.

Genre musical liturgique propre à l’époque, les Leçons de Ténèbres étaient destinées à accompagner les offices nocturnes des trois derniers jours de la Semaine Sainte, à savoir les matines (avant le lever du soleil) et les laudes (après le coucher du soleil), d’où le nom de Ténèbres car l’office devait se déroulait durant la nuit. Et selon la coutume de cette époque, ces offices étaient anticipés au soir précédent, donc les mercredi, jeudi et vendredi. Le texte de ces Leçons provenait des Lamentations de Jérémie de l’Ancien Testament. Chacun des versets était classé selon les lettres de l'alphabet hébreu : aleph, beth, ghimel, daleth, , vau. Toute célébration ou activité artistique étant interdite durant la semaine précédant Pâques, les Leçons de Ténèbres devenaient alors en quelque sorte un spectacle à part entière attirant souvent les foules. Pendant un siècle et demi, ce sont plusieurs centaines de Leçons de Ténèbres qui seront composées et données durant la Semaine Sainte. Et parmi celles-ci, on relèvera quelques grands noms de compositeurs de l’ère baroque tels Marc-Antoine Charpentier, Michel Corrette, Michel-Richard Delalande, François Couperin, Michel Lambert, Nicolas Bernier… Après avoir fait partie intégrante des célébrations de la Semaine Sainte, elles disparaîtront totalement à la Révolution Française.

Pour le situer dans le temps, le livre d’Alexandre de Villeneuve est publié cinq ans après les Leçons de Ténèbres de François Couperin composées pour la liturgie de la semaine sainte à l’abbaye de Longchamp. Le style d’écriture utilisé par le compositeur est très proche de ces dernières mais son écriture est plus condensée. L’utilisation des récitatifs et l’alternance de tempos lents et rapides donne à cette musique une grande fluidité. L’écriture musicale de Villeneuve se caractérise par une grande richesse harmonique avec l’utilisation fréquente de dissonances, les accords de septièmes et neuvièmes ayant pour fonction d’accentuer le caractère dramatique de l’œuvre. Dans le texte du Livre de Jérémie écrit à l’occasion de la mort du roi hébreu Josias en 609 avant J.C, le Prophète se lamente sur la destruction de Jérusalem et de son temple et met en garde le peuple juif contre le châtiment divin, prédisant la chute de Jérusalem. Le côté très théâtral des Offices de Ténèbres a largement contribué à leur succès auprès des fidèles : traditionnellement, au début de l’Office du matin, la nuit règne, seuls quelques cierges placés sur la herse (grand chandelier en forme de triangle) et sur l’autel éclairent l’église et symbolisent la lumière du divin. Au fil de la cérémonie, les cierges sont éteints les uns après les autres, rappelant la trahison de Jésus, son abandon par ses disciples, puis sa condamnation à mort lorsque le dernier cierge est éteint. Apparaissent alors les premiers rayons du soleil à travers les vitraux, la lumière naturelle venant compenser celle de l’extinction des cierges, et ce retour de la lumière évoque alors la résurrection du Christ.

Un lieu mythique
Proposé à la Chapelle Royale du Château de Versailles, un lieu mythique pour les amoureux de l’art baroque, ce concert des plus prometteurs a accessoirement permis d’admirer les magnifiques proportions de l’édifice, proches de la perfection, et surtout les splendides fresques qui ornent son plafond. La Chapelle n’est, hélas, pas ouverte à la visite (à découvrir ici). De même, l’orgue qu’il renferme est également une authentique merveille ! (à découvrir ici)

Et la magie a opéré dès les premières secondes du concert lorsque le grand orgue a commencé à résonner dans la Chapelle, avec avec six pièces du Magnificat du 1er ton de Michel Corrette, interprétées par Alice Rocha. Ces pièces, totalement représentatives des compositions de l’époque pour l’orgue ont permis d’emblée au public de mesurer les qualités sonores de cet instrument d’exception. Aussitôt après, l’Ensemble Vedado entrait dans le vif du sujet avec en guise d’introduction un Prélude en do majeur extrait des Conversations en manière de sonates pour la flûte ou le violon avec la basse continue publiées en 1733. « Nous avons décidé d’introduire chaque leçon par des extraits de ces Conversations » explique Ronald Martin Alonso, une manière probablement destinée à atténuer l’austérité des Leçons tout en permettant à l’Ensemble Vedado de présenter une autre facette de l’œuvre du compositeur. Dès les premières notes le public a pu apprécier la qualité de l’ensemble composé de Ronald Martin Alonso à la viole de gambe, de Ronan Khalil à l’orgue positif et de Damien Pouvreau au théorbe. Et venaient enfin ces Leçons de Ténèbres tant attendues! La voix ample et chaude de la mezzo soprano Dagmar Saskova a littéralement transcendé le texte, chanté selon la prononciation gallicane comme il se doit, de la deuxième Leçon pour le troisième jour (cette prononciation n’a pas été toujours utilisée dans les enregistrements). On pourra juste regretter l’excès de réverbération du son dans la Chapelle qui n’a pas peut-être pas permis de l’apprécier à sa juste valeur. Mais il s’agit là juste d’un détail sur lequel les musiciens n’ont aucune maîtrise.

Faute d’indication sur la partition, Ronald Martin Alonso a soigneusement choisi l’instrumentation qui lui semblait la plus adaptée à la musique accompagnant chacun des versets : « Tous les choix d’instrumentation sont des choix personnels il n’y a aucune indication du compositeur». En effet, seules figurent sur la partition quelques indications sur les tempi et le ton sur lesquelles elles doivent être chantées : « grave, animé, gay sans se presser, très tendrement, gratieux.. ». ainsi que la phrase suivante : « Les leçons de ténèbres qui suivent doivent être chantées très dévotement et très lentement. l’on ne doit pas se gesner pour la mesure si ce n’est à quelques endroits que j’ay marqué mesuré. La Personne qui accompagnera pourra alonger s’il veut les Préludes pour donner le temps de se reposer à celle qui chantera ».

Une restitution minutieuse
Après une nouvelle pièce au grand orgue de Michel Corrette extraite de la Suite n°2 intitulée Vous qui désirez sans fin, un choix étonnant puisqu’il s’agit de la transcription d’un chant de Noël populaire inséré dans un Office de Pâques, venait le Miserere, nom habituellement donné au Psaume 50 extrait de l’Ancien Testament : Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam (Ô Dieu ! aie pitié de moi, dans ta grande miséricorde), ce texte évoquant à la fois détresse, désespoir et abattement, auquel Alexandre de Villeneuve a su adjoindre une musique totalement en phase avec le texte, à la fois austère et recueillie. On notera le caractère très hispanisant donné par l’Ensemble Vedado à Asperges me hyssopo et mundabor ; lavabis me, et super nivem dealbabor (Arrosez-moi d’hysope, et je serai purifié ; lavez-moi, et je serai plus blanc que la neige), un choix délibéré de Ronaldo Martin Alonso par rapport à la mention « gratieux » figurant sur la partition, en ajoutant : « j’ai distribué les continuos selon les effets que je voulais avoir pour rehausser la signification du texte, pour appuyer la dramaturgie de la pièce ».

Ces Leçons de Ténèbres, ainsi que le Miserere ont été une belle occasion de découvrir une partition de grande qualité, d’une beauté sobre. Résultant d’un savant mélange de sophistication et d’austérité, elles ont été restituées de façon minutieuse grâce au travail en amont de Ronald Martin Alonso et des trois musiciens qui l’ont accompagné dans cette aventure. Il s’agissait là du premier concert de l’Ensemble Vedado à la Chapelle Royale de Versailles, mais nul doute qu’il fera date.

Reste désormais à attendre impatiemment l’enregistrement qui suivra. Les trois Leçons de Ténèbres pour le troisième jour ainsi que le Miserere seront enregistrés en décembre prochain pour paraître courant 2024. Et cet enregistrement permettra d’entendre la première Leçon qui ne figurait pas au programme à cause de la limite de temps impartie et des pièces pour orgue qui ont été intégrées au programme. Quoiqu’il en soit, l’Ensemble Vedado ainsi que l’organiste Alice Rocha ont offert au public des instants de pur bonheur, hélas trop courts ! Il serait éminemment intéressant de pouvoir assister à une représentation de l’ensemble de ces Leçons assortie du cérémonial avec les cierges durant la Semaine Sainte (A Versailles, il n’est pas possible d’utiliser des bougies dans la Chapelle)… nul doute qu’il donnerait une autre dimension à ces œuvres !



Publié le 12 janv. 2023 par Eric Lambert