Mater Dolorosa

Mater Dolorosa ©Festival de Froville - Blandine Staskiewicz - Anthéa Pichanick - Les Accents
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« Pour que vive la musique baroque à Froville… »

Chères Amies, Chers Amis,
Le Festival de Musique Sacrée et Baroque de Froville traverse une période d’incertitude quant à son devenir.
La XXème édition ne doit pas « sonner » le chant du cygne de ce magnifique festival.
Mècènes, Institutions, Généreux(ses) donateurs(trices), Amateurs(trices) de musique baroque, Presse, allions nos forces pour que vive la Musique à Froville…
Toutes les informations sont disponibles sur le site du Festival : www.festivaldefroville.com



Le « don » de la musique, valeur d’humanité et d’universalité…


Après leur époustouflante prestation en date du 02 juillet 2016, le Festival de musique sacrée et baroque de Froville (54) convie de nouveau l’ensemble Les Accents qui offre au public lorrain un programme tout en nuances rehaussées de subtiles teintes.

L’articulation musicale évolue, ce soir, autour de l’axe thématique « Mater Dolorosa » - littéralement traduit par « Mère douloureuse ». Le thème de la dévotion mariale a été illustré par nombre de peintres et mis en musique par plusieurs compositeurs dont Antonio Caldara, Giovanni Battista Pergolesi, Agostino Steffani, Tommaso Traetta sans oublier Antonio Vivaldi et Alessandro Scarlatti.
Comment exprimer en musique la douleur si cruelle soit-elle d’une mère ? Comment la traduire et la faire ressentir à l’auditoire ?
Ces interrogations trouvent leur réponse en la personne de Thibault Noally, jeune chef passionné. A la tête des Accents, créés en juillet 2014 lors d’un concert avec la mezzo-soprano Gaëlle Arquez dans le cadre du Festival International d’Opéra Baroque de Beaune (21), il veille méticuleusement sur chacun et chacune des interprètes (vocaux et instrumentaux) derrière le pupitre de premier violon, l’archet devenant le prolongement de sa main droite...
Leur domaine de prédilection demeure l’interprétation des répertoires instrumentaux ou vocaux (oratorios, motets,…) de la musique baroque allemande et italienne.
Ainsi il nous est permis d’entendre, de « savourer » ce soir les Stabat Mater de Vivaldi et de Scarlatti agrémentés d’intermèdes signés par les deux compositeurs : Quartetto n°4 en Ré mineur (Scarlatti) et le motet (Vivaldi).
L’ordre des pièces interprétées confère au concert une constante progression marquée par l’émotion allant crescendo.
Composé au XIIIème siècle et attribué au franciscain italien Jacopone da Todi (1230-1306), le texte du Stabat Mater dolorosa évoque la souffrance de la Vierge Marie lors de la mise en croix de son fils Jésus. Le visage d’une mère affligée et aimante prend tout son relief dans ce texte. Devons-nous percevoir la douleur d’une femme et non celle de la Reine des Cieux ?
La poésie et l’humanité du texte présentent de réels contrastes entre les frontières de l’humain et du divin. La douleur et la tristesse, résumées en un unique terme, l’affliction, trouvent réconfort dans la notion d’espérance !
« Quand tu n’en peux plus d’aimer, espère. Quand tu n’en peux plus d’espérer, crois. », Abbé Pierre, Rêve, 1958.

Dans la nef de l’église romane de Froville où le public, venu en nombre, est installé, le silence se pose à l’entrée des artistes. Après un rapide accordage dû à la moiteur ambiante, Les Accents « entonnent » les mesures introductives du Stabat MaterRV 621 d’Antonio Vivaldi (1678-1741). Le « Prêtre roux » a composé la pièce en 1712 à l’occasion de la Fête des sept douleurs de la Vierge à l’église Santa Maria della Pace de Brescia (Italie).
Dès les premières notes, nous sommes plongés dans le cadre intimiste de l’œuvre. Ecrite en fa mineur, elle transcrit avec soin la gravité et le recueillement qu’impose le texte.
Cette atmosphère ainsi créée peut « déranger », interpeller l’auditoire. Dans ses compositions, Vivaldi avait pour habitude d’alterner des mouvements lents aux mouvements vifs. Or, le Stabat Mater est une succession de tempos lents (largo, adagissimo, lento, andante, …) sauf le Amen final qui est indiqué allegro, (vif). L’œuvre se décompose en neuf mouvements : Stabat Mater dolorosa, Cuius animam gementem, O quam tristis et afflicta, Quis est homo, Quis non posset contristari, Pro peccatis suae gentis, Eia Mater fons amoris, Fac ut ardeat cormeum et l’Amen conclusif.
La partie vocale est confiée à la contralto française Anthea Pichanick, lauréate du Troisième Prix du Concours de Chant Baroque de Froville en 2014 et du Premier Prix du Concours International d’Opéra Baroque Antonio Cesti d’Innsbruck l’année suivante. Un « délicieux » choix vocal !
Stabat Mater dolorosaDebout, Mère douloureuse résonne dans la nef silencieuse. Les yeux fixés sur la contralto, nous cherchons à percevoir la construction du son. Les chaudes intonations vocales apportent toute la richesse harmonique attendue dans cette phrase musicale. Savoir respirer, respecter le timbre naturel est un exercice difficile, auquel Anthea Pichanick réussit à la perfection. Elle vocalise et place sa voix au niveau du point d’appui. Le soutien est également apporté par les violons de Thibault Noally et Mario Konaka, l’alto de Samuel Hengebaert, le violoncelle de Nicolas Crnjanski et la contrebasse tenue par Franck Ratajczyk. L’orgue aux mains de Luca Oberti tient un rôle aussi important dans l’accompagnement de basse continue (continuo).
Le second mouvement Cuius animam gementem, contristatam et dolotem, pertransivit gladiusDans son âme qui gémissait, toute brisée et endolorie, le glaive était enfoncé prend toute sa signification grâce à la diction soignée de la contralto. Le tempo adagissimo (très lent) ne manque pas de dynamisme vocal. Les crescendos et decrescendos sont d’une telle intensité que des frissons s’emparent du public…
L’interprétation est soignée sur O quam tristisQu’elle était triste et affligée (troisième mouvement) notamment sur les paroles finales Nati pœnas inclytison divin Fils tourmenté. La contralto se lance dans une succession de doubles et triples croches imprimant un illusoire effet d’accélération (tempo andante, modérément).
Quant au quatrième mouvement Quis est homo qui non fleretQuel homme qui sans pleurer, il livre un langage poétique où tristesse et douceur riment vocalement et instrumentalement. Les « envolées » des cordes sont exquises.
Le septième mouvement Eia Mater, fons amoris, me sentire vim doloris, fac, ut tecum lugeamDaigne, ô Mère, source d’amour, me faire éprouver tes souffrances pour que je pleure avec toi incarne l’art poétique à son zénith ! Nous sommes suspendus aux lèvres de la contralto et partageons les larmes illustrées par les coups d’archet précis des violons et ceux de l’alto près du chevalet.
Fac ut ardeat cormeumFais que mon cœur s’enflamme (huitième mouvement) développe une forte intensité malgré l’indication lento (lent, lentement). Apprécions les pizzicati joués à la contrebasse…
Enfin du mouvement conclusif Amen, la lumière surgit de l’affliction, de la peine de cette mère grâce à la tierce picarde sur l’accord de fa majeur alors que l’œuvre entière est en fa mineur. Une tierce picarde est la substitution de l’accord parfait majeur à l’accord normalement mineur. Elle est utilisée dans les conclusions, en l’espèce dans la strophe finale Amen, où son utilisation apporte un éclairage inattendu.
Au cours de l’écoute, nous remarquerons que les mouvements 4,5 et 6 reprennent la même base musicale des mouvements 1, 2 et 3 apportant une certaine forme d’unité. L’unité relevait-elle d’une tentative de séduction de la part de Vivaldi ?
Saluons la performance de la contralto Anthea Pichanick durant les vingt minutes de ce sublime Stabat Mater !

La deuxième œuvre, unique pièce instrumentale interprétée ce soir, n’est autre que le Quartetto n°4 en ré mineur pour deux violons, alto et violoncelle d’Alessandro Scarlatti (1660-1725). Elle scelle l’excellence des musiciens. La Musique coulerait-elle en eux comme le sang dans leurs veines ?
Le Quartetto, dénommé aussi Sonata a quattro in d minor, connaît une nouvelle lecture apportée par l’ensemble Les Accents. Le quatuor se transforme en sextuor : deux violons, alto, violoncelle, contrebasse et clavecin/orgue.
Cette lecture est fort intéressante et révèle bien des richesses harmoniques, des nuances, des accents et de subtiles respirations.
Le premier mouvement « Largo » commence sous le chant du violon de Thibault Noally. L’attaque est franche. Il est suivi par le délicat phrasé du second violon (Mario Konaka), puis par l’alto précis (Samuel Hengebaert) s’enchevêtrant dans de délicieux « frottements ». La contrebasse (Franck Ratajczyk) au son majestueux et le clavecin (Luco Oberti) au jeu bien présent complètent ce quatuor.
Quant au second mouvement « Grave » – « très lent », la solennité s’exprime par les respirations instrumentales et le continuo à l’orgue. Laissons-nous sombrer dans la méditation…
L’ « Allegro », troisième mouvement, est empreint de légèreté. Les coups d’archets sont vifs, éclairés. Le clavecin se distingue encore une fois !
Le menuet final, à trois temps et à mouvement modéré, est exécuté de « mains de maîtres ».
Quel superlatif employé face à tant de virtuosité ?

Pour interpréter la troisième pièce du programme, le motet In turbato mare iratoRV 627 de Vivaldi, la soprano franco-marocaine Hasnaa Bennani était initialement prévue. Figure bien connue du public lorrain ayant remporté le Premier Prix du Festival de Froville en 2011, elle a dû décliner avec regret l’invitation du fait de son état de santé. Nous lui souhaitons un prompt rétablissement et l’attendons avec impatience lors des prochaines saisons du festival.
C’est donc un autre visage tout aussi connu et apprécié qui relève l’invitation, celui de Blandine Staskiewicz (mezzo-soprano). Elle n’a disposé seulement que de trois jours pour « boucler » le programme…
Souvenons-nous de sa sublime prestation en ces mêmes lieux le 02 juillet 2016 sous la baguette de Thibault Noally accompagné de son ensemble.
Composé dans les années 1720-1735, le motet est écrit pour soprano, deux violons, alto et basse continue. Il est dit « per ogni stagioni », (pour chaque saison). Il peut donc être joué dans le cadre de toute messe ou service de vêpres. Il s’articule autour de deux arias et d’un récitatif avec un alléluia final.
Il apparaît, par ailleurs, comme l’un des témoins du rapprochement entre Vivaldi et la cour de Dresde par l’intermédiaire du violoniste Johann Georg Pisendel, ancien élève du maestro.
Le texte du motet met en scène un bateau ballotté par la mer agitée mais amené à bon port, avec la bienveillance de l’étoile divine : la Vierge Marie.
La puissance vocale de la mezzo-soprano personnifiera à merveille cette mer déchaînée. Elle servira avec bravoure le style flamboyant vivaldien.
L’air en sol majeur In turbato mare iratoDans la mer agitée et en colère affirme de suite son excellente technique, son caractère pétillant. L’aria est fondé sur un schéma A-B-A, appelé aria da capo (avec reprise). Le rythme ralenti de la section B Cito splendo, ah splende, o caraBrille vite, ah ! brille, ô chère s’oppose à celui « allegro, vif » de la section A et de sa reprise. Nous pouvons y voir comme le calme avant la tempête. Vagues, soulevez-vous ! Nourrissez-vous du souffle vocal…
Blandine Staskiewicz apporte une attention à la déclamation du récitatif Splende serena, o lux amataBrille pure, ô lumière aimée. Les aigus sont nourris par une parfaite gestion du souffle .Aucune fuite d’air ne fragilise les vocalises. Sa voix nous séduit, nous illumine chassant les tourments…
L’aria en La mineur Resplende, bella, divina stellaBrille, belle, divine étoile laisse entrevoir l’étendue vocale de la mezzo-soprano. Le « Larghetto » est finement ciselé par les sublimes ornements défiant la mort avec courage ! Les variations et les embellissements n’ont d’égal que la beauté de la chanteuse. La reprise de la strophe monte en puissance interprétative dans une quête perpétuelle de reformulation.
L’Alléluia, servant de conclusion, emporte la mezzo-soprano vers les Cieux ! La voix souple défile les notes avec facilité, en apparence… Elle sert l’inventivité rythmique et harmonique dont faisait preuve Vivaldi.
Blandine Staskiewicz, telle une étoile, a brillé de mille feux sous la voûte de l’église…

Pour conclure ce sublime programme, et ce après une promenade dans le jardin de plantes aromatiques et médicinales, un autre Stabat Mater est donné dans l’église : celui d’Alessandro Scarlatti.
Ecrit en 1724 sur une commande des Chevaliers de la Vierge des douleurs, il reprend le texte originel du poète franciscain Jacopone da Todi.
Scarlatti le compose pour soprano, contralto et cordes. La structure est différente puisqu’il est « fragmenté » en dix-huit pièces.
Il s’émancipe de l’uniformité vivaldienne par les tempi employés, les accents, les équilibres instrumentaux et vocaux. La langueur et l’empreinte afflictive, voulues par Vivaldi, ne s’expriment plus dans les pages de Scarlatti, où la vie semble s’immiscer…
Cependant, le Stabat Mater de Scarlatti demeure tourmenté. Les notes répétées de manière quasi obsessionnelle renforcent cette impression. L’influence de la musique baroque se fait sentir par des figures de style : instabilité tonale, frottements, syncopes, motifs harmoniques complexes, etc.
Dans l’adagio « a due » Stabat Mater dolorosa, Blandine Stakieswicz et Anthea Pichanick apportent chacune leur timbre : aérien pour Blandine et nimbé pour Anthea. Les deux voix se mêlent avec précision dans la recherche des couleurs harmoniques. Les aigus légers caressent le médium d’Anthea, passage très intense. Aucune ne prend le dessus, l’équilibre est parfait !
La mezzo-soprano construit finement ses voyelles et ses consonnes sur le Cuius animam gementem. La contralto, quant à elle, rend grâce à la Vierge par son humble et recueilli O quam tristis et afflicta. Les graves sont soyeux, ronds et graciles.
Le duo Quæ mœrebat et dolebatElle gémissait et souffrait fige la douleur, la souffrance sur le visage des deux chanteuses. L’orgue, les violons et le violoncelle peaufinent cette image.
Fermons les yeux pour voir se dessiner les arabesques peintes par les musiciens et irisées par la puissance vocale : Vidit suum dulcem natumElle vit son doux enfant mourant dans la désolation.
La supplique conjointe Pœnas mecum dividePuissé-je en partager la peine est percutante de sincérité.
Sur l’air Iuxta crucem tecum starePrès de la croix, me tenir à tes côtés interprété par la contralto, Thibault Noally reprend la direction de la main. Il cadence avec une précision métronomique le rythme « saccadé » par les coups secs d’archet du second violon, du violoncelle, de la contrebasse et la ponctuation de l’orgue. L’andante smorzato (en ralentissant et diminuant progressivement le son) est d’une rare beauté.
Le duo final Quando corpus morietur, Fac ut animæ donetur, Paradisi gloriaEt quand mon corps mourra, Fais qu’à mon âme soit accordée la gloire du Paradis donne l’espoir de la résurrection, de la vie éternelle. Terme de ce Stabat Mater, l’Amen nous libère de tous nos tourments, de nos peines…
Les ovations ne se font pas attendre. Quelle émotion… Les artistes nous gratifient d’un bis, le premier duo du Stabat Mater de Scarlatti. Les applaudissements fusent de nouveau.

Nombreuses sont les interprétations du Stabat Mater vivaldien, mais celle de ce soir figure parmi les meilleures de par la qualité des instruments et des voix. Les Accents, Blandine Staskiewicz et Anthea Pichanick ont su apporter toutes les nuances nécessaires à la transcendance, à l’universalité intemporelle de la musique…
Trois jours de répétitions, deux filages dans les conditions réelles du concert et quelques derniers réglages peu de temps avant celui-ci auront été nécessaires pour offrir une prestation qui marquera cette XXème édition du festival.

L’universalité musicale est-elle à ce prix ?



Publié le 21 juin 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND