Lettera amorosa, Monteverdi a voce sola - Cappella Mediterranea

Lettera amorosa, Monteverdi a voce sola - Cappella Mediterranea ©Festival de Froville - Alain Méry
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Nombre de concerts ont pour principal argument, l’Amour. Ce terme, convenons-en, revêt une forme abstraite. Nous n’en constatons bien souvent que les effets impalpables sur notre cœur… L’amour séduit, transcende mais il se révèle parfois douloureux. Cette souffrance peut aller jusqu’à la cruauté…
Ces différentes phases sont développées par l’Ensemble Cappella Mediterranea au cours du concert Lettera amorosa, donné en cette fin d’après-midi dans le cadre de la XXIème édition du Festival international de musique baroque et sacrée de Froville (54).

Disposant de solides connaissances en musique baroque et ancienne, le chef argentin a porté son ensemble à l’empyrée des plus grandes scènes internationales : Teatro Colón de Buenos Aires, Concertgebouw d’Amsterdam, Wigmore Hall de Londres, Teatro Massimo de Palerme, Carnegie Hall à New York, Opéra de Montecarlo, Théâtre des Champs Elysées, Opéras de Montpellier, Lyon, Nantes, Rennes et Lille. Depuis 2018, l’ensemble est en résidence à l’Opéra de Dijon (21) où sera donné, les 14 et 15 juin prochains, le rare Il Promoteo d’Antonio Draghi (ca. 1634 – 1700). L’opéra fera l’objet d’une chronique publiée dans un proche avenir dans nos colonnes. L’ensemble se produit également dans de nombreux festivals, dont le Festival de musique baroque d’Ambronay.
Cappela Mediterranea a pour credo de respecter les intentions des compositeurs. Il se lance dans une quête perpétuelle de recherches musicologiques. Ces dernières lui permettent d’exhumer des partitions inédites telles Il Promoteo.

Personnifier l’amour, ou plus exactement traduire un état par des notes et des mots relève parfois du défi, voire de l’impossible ! Un nom s’est pourtant imposé dans cet art, celui de Claudio Monteverdi (1567-1643).
Il est un des compositeurs les plus influents de l’histoire de la Musique. Il publie ses premières œuvres, en 1585, vingt motets à trois voix Sacræ Cantiunculæ. Sa dernière œuvre, L’Incoronazione di PoppeaLe Couronnement de Poppée, est publiée en 1643, peu de temps avant sa mort.
Tout au long de sa carrière, le maître de Crémone compose des madrigaux directement influencés par Luca Marenzio (1553-1599) et Carlo Gesualdo (1566-1613). Il donne à ces madrigaux une nouvelle impulsion notamment en ajoutant la basse continue (continuo). Il utilise le stile rappresentativo (style représentatif) : les intervalles mélodiques et le rythme épousent les sentiments exprimés dans le texte. La vision créatrice voire révolutionnaire de Monteverdi suscite la critique acerbe de ses contemporains, notamment celle menée par Giovanni Maria Artusi (ca. 1540 – 1613). Le théoricien et compositeur condamne sans appel le nouveau style qui se met en place au début du XVIIème siècle : la musique baroque. Monteverdi y répond dans la préface de ses Scherzi musicali (1607). Il distingue nettement deux styles : la Prima et la Seconda prattica. Le premier style constitue la conception contrapuntique de la musique. Le second incarne la « modernité » défendue par Cipriano de Rore (1515/16 – 1565) pour ne citer que lui. La distinction peut être résumée de la sorte : dans la Prima prattica, le texte suit les contraintes musicales. Dans la seconde, c’est la musique qui suit les inflexions du texte. La maîtrise parfaite de la polyphonie et l’expressivité vocale (soliste) place, en fait, Monteverdi à la charnière de la Renaissance et de l’ère baroque.
Virtuose dans l’art de la composition, il apporte un soin particulier à la personnification et au rôle des sentiments tantôt par la musique polyphonique, tantôt par la monodique. La polyphonie exprime les sentiments dans leurs aspects globaux. Quant à la monodie, elle porte sur l’expression de sentiments beaucoup plus subtils, ceux de l’âme. L’effusion de sentiments, jusque lors refoulés, instaure de nouvelles modalités dans la mise en valeur du texte. L’Orfeo (1607) en est le parfait exemple : la recherche mélodique y est poussée à l’extrême.

C’est d’ailleurs par l’OrfeoOrphée que s’ouvre le concert. La Favola in musica (fable en musique) est composée sur un livret du poète Alessandro Striggio (ca. 1573-1630). L’opéra symbolise la charnière entre le style fin Renaissance et le baroque italien. Il dessine également les prémices du style Dramma per musica (le drame en musique).
Malgré un effectif réduit de quatre musiciens, la toccata retentit d’une manière éclatante. Pièce musicale pour instrument à clavier (orgue, clavecin, …), la toccata revêt un caractère d’improvisation où arpèges, traits et pédales se côtoient. Dans la partition originale, la « brève fanfare » en ut ou ré majeur est interprétée par des trompettes et des trombones soutenus par l’orchestre. L’orgue de Leonardo García Alarcón marque la tonitruance nécessaire à la pièce. A ses côtés, la harpe de Marie Bournisien sonne au plus juste. Le doigté expert de Monica Pustilnik à l’archiluth et de Juan Manuel Quintana à la viole de gambe révèle les richesses harmoniques de la toccata. Nous sommes impressionnés par leur vibrante interprétation, marquant l’ouverture du concert.
Les pizzicati de la viole et de l’archiluth déposent un doux tapis au pied du prologue Dal moi Permesso amato a voi ne vegnoDes rives de mon bien-aimé Permesso. Le Prologo est une monodie accompagnée. Du fond de l’église se fait entendre une voix, celle de Mariana Flores. La soprano argentine incarne La Musica, l’esprit de la musique. Dans le style recitar cantando (récit chanté), elle narre le pouvoir de la musique et celui d’Orphée qui, par la beauté de son chant, réussissait à émouvoir les dieux, à charmer les hommes et les animaux. Mariana Flores n’a rien à envier à la splendeur vocale d’Orphée. Les appuis vocaux se déplacent au cours de la mélodie tout comme Mariana qui rejoint l’autel sur Io su cetera d’or cantando soglioM’accompagnant d’une cithare d’or. Son propos ornementé s’assoit sur les développements de la harpe et de la viole. Faisant preuve de douceur dans sa déclamation, la soprano sait également nous surprendre d’aigus poignants. Ses pianissimi sont captivants : or liete or mesti – tristes aux gais. La déclamation jouit d’une certaine liberté car elle n’est pas codifiée dans la partition : l’indication de tempo et de signes expressifs étant absents. Le timbre radieux de Mariana Flores nous séduit. Nous ne pouvions espérer mieux comme entrée en matière.

Suit Et è pur dunque veroEt est-ce alors vrai, extrait de Scherzi musicali cioè arie & madrigali in stil recitativo, con una ciaccona a uno o due voci (1632). Structurée en sept couplets, la pièce n’est qu’une succession de croches, doubles-croches qui trouvent repos sur des valeurs « longues » (noires et rondes). Mariana Flores développe un chant de plus en plus douloureux. Elle use avec grâce de jeux de scène. Tantôt son regard profond captive le nôtre. Tantôt, elle se montre réprobatrice (Lidia, la calpa è tuaLydia, la faute est votre). Soutenue par Juan Manuel Quintina à la viole, elle nous trouble par ses larmes expressives. Face à la mort (Ne havrò la morte di precipiti i a schivoJe ne crains pas non plus une mort abrupte), Mariana tente de l’impressionner par sa puissance vocale. Nous apprécions sa descente chromatique sur le mot contenti (Le mie gioie e gl’amor e i miei contentiPuisque mes joies, mes amours et mes plaisirs sont terminés).

Afin de laisser un moment de répit à la soprano, Cappella Mediterranea interprète une pièce purement instrumentale, la Sinfonia (acte II, scène 9), Il Giasone de Francesco Cavalli (1602-1676). Jason est un drama musicale où Cavalli, de son vrai nom Pier-Francesco Caletti-Bruni, utilise un orchestre de cordes, avec basse continue, réduit à son minimum. L’orgue (Leonardo García Alarcón) et l’archiluth (Monica Pustilnik) adoptent un phrasé délicat. La direction du maestro imprègne les autres instrumentistes de couleurs, de nuances. Nous percevons le ton plaintif de la viole de gambe vibrant sous l’archet tenu par Juan Manuel Quintana. La basse continue, bien présente, structure l’équilibre des autres instruments.

Mariana Flores s’empare d’une chaise et la place au milieu de la scène. Elle s’assied lorsque retentissent les premières notes du madrigal Pianto della Madonna, SV 288, (Selva morale e spirituale). Ce madrigal est considéré comme la version spirituelle du profane Lamento d’Arianna. La soprano lance un pénétrant Iam moriar mi FiliJe me sens déjà sur le point de mourir. Remarquons la parfaite prononciation latine. Le chant est « simple », dénué d’effets ornementaux. La position assise marque une certaine déférence envers la Vierge Marie. La voix, chargée d’émotion, emprunte le recueillement face à la douleur d’une mère notamment sur la phrase Respice matrem tuam quae gemendo pro te pallida languetPense à ta mère qui gémit et soupire après toi. Elle puise sa force dans l’accompagnement de l’archiluth et de la viole. Le son du clavecin éclaire la réflexion de la Madone, Sunt haec regalia sceptra quae tibi cingant crinesEst-ce là la couronne royale qui devait ceindre ton front ? L’acoustique exceptionnelle de l’église permet à Mariana Flores de ne pas « pousser la voix » offrant aux instruments accompagnateurs de jouer pianissimo. L’intimité du baroque vocal s’exprime dans ce sublime madrigal.

A nouveau, une pièce instrumentale est offerte. Il s’agit de la SinfoniaEliogabalo (Acte III, scène 1) de Cavalli. Les instrumentistes jouent avec souplesse, dynamisme. Une grande variété de couleurs nous éblouit. Soulignons la poésie développée par Marie Bournisien à la harpe. Cet instrument participe pleinement à la polyphonie.

Mariana Flores incarne Ottavia, l’épouse de Néron rongée par l’humiliation dans l’opéra L’Incoronazione di Poppea créé en 1643, œuvre pouvant être considérée comme le testament de Monteverdi ! Le compositeur meurt en novembre 1643. Le Couronnement de Poppée engendre l’opéra moderne apparu à Venise en 1637. La théâtralité y tient un rôle principal. Mariana Flores excelle dans l’art scénique. dans l’air Disprezzata reginaMéprisée reine, elle s’empare de toutes les émotions, de chaque sentiment en le portant avec force. Elle partage ses souffrances infligées par Néron : E maledetto dai codogli mieiEt maudit par mes souffrances. Quelle puissance donne t’elle à sa jalousie dévastatrice lorsqu’elle imagine Néron dans les bras de Poppée (In braccio di Poppea). La force interprétative de la soprano la plonge en un éclair dans une profonde tristesse. Les quatre instrumentistes conduisent brillamment les formes rythmiques et harmoniques. L’expressivité atteint un réalisme saisissant qui se reflète dans le jeu instrumental et la seule voix de la soprano.
Descendant les quelques marches de la scène, Mariana Flores se place devant nous. Est-ce une volonté de renforcer le lien magique voire « divin » qui se tisse depuis le début du concert ? Ohimè ch’io cadoHélas, je tombe, (SV 316, Quarto scherzo delle arioso vaghezze – 1624), nous entraîne dans une chute vertigineuse à la mesure des notes graciles aiguës de la soprano. De si près, nous pouvons voir la préparation soignée du moule vocal. Derrière le chant, nous entendons la basse obstinée. Des noires à profusion confèrent dynamisme à l’aria.

Un entracte nous est proposé dans les jardins jouxtant l’église. Nous pouvons admirer les tableaux de Frédéric Arber. L’artiste peintre développe le thème « Du vivant au cœur de la nature ». Par ses peintures réalistes, il tente de capter notre attention sur le monde végétal, en particulier sur l’arbre. L’écrivain et journaliste contemporain, Jean Chalon, n’écrit-il pas à son sujet : « Ecouter comme un arbre vaut mieux que tout.», Les Petites Solitudes.
Souhaitons-lui une belle carrière à l’image de celle de Cappella Mediterranea.

En accueil de la seconde partie, Leonardo García Alarcón témoigne sa joie de revenir en ces lieux pour la troisième fois. Lors des précédents concerts, il était accompagné de la merveilleuse Anne Sofie von Otter puis de la sublime Mariana Flores et de la talentueuse Anna Reinhold. Le maestro émet une requête peu commune : il souhaite s’asseoir parmi nous pour apprécier pleinement la pièce qui va suivre. Nous accédons à sa demande dans un « oui » collectif.

Publié dans le Septième Livre de madrigaux en 1619, le madrigal Se i languidi miei sguardi : lettera amorosa a voce solaSi mes regards languides (alanguis) : lettre d’amour pour voix seule est composé par Monteverdi sur un texte de Claudio Achillini (1574-1640). Ecrit dans le pur style représentatif (stile rappresentativo), le madrigal constitue la pierre angulaire du concert. Mariana Flores inscrit sa voix dans un récitatif dramatique où chaque accent détache le mot clé. Elle appuie l’action par la simple énonciation du texte en dehors de tout artifice scénique. Le parlar cantando, traduit littéralement par le parler chanté, expose un chant soumis à aucune mesure. Mariana Flores en apprécie la métrique. Les instruments, donc la musique, suivent sa déclamation. Dans le plus grand dénuement, la soprano impose sa présence scénique. Sa virtuosité vocale est mise à rude épreuve et nous tient en haleine pendant plus de neuf minutes. De chaleureux applaudissements viennent saluer sa prestation. Nous aimerions tous recevoir un tel témoignage d’amour chanté par une femme, dont la beauté n’a d’égal que sa voix.

Autre moment de plénitude: le Lamento della Ninfa extrait du Huitième Livre de madrigaux publié en 1638 et intitulé Madrigali guerrieri e amorosi (Madrigaux guerriers et amoureux). Le lamento est soutenu par une basse obstinée de quatre notes descendantes. Ce schéma musical renforce la douleur de l’abandon. De nouveau, le genre représentatif s’impose. Le texte est mis en musique comme un air d’opéra. La nymphe Amor, sous les traits de Mariana Flores, crie sa souffrance. Malgré l’ostinato, la soprano se libère de la mesure ce qui favorise l’interprétation, le phrasé.

Les quatre musiciens reviennent sur le devant de la scène avec le duo Giuliano & Eritea d’Eliogabalo (Acte II, scène 9). La ligne de chant est laissée à la viole de gambe (Juan Manuel Quintana) aux dissonances d’une exquise suavité. La harpe de Marie Bournisien et l’archiluth de Monica Putsilnik s’engagent à leur tour. L’orgue du maestro tient son rôle de continuo.

Jubilet, tiré du recueil Selva morale e spirituale. Maria Flores, accompagnée du tutti instrumental, personnifie la joie intense. Quelle exaltation !
Dernière pièce instrumentale, le duo Giasone & Ercole (Acte I, scène 2) d’Il Giasone confirme la virtuosité des instrumentistes. Le propos répond à une élégance stylistique et s’efface pour la dernière fois face à la voix divine de Mariana Flores.

Laudate DominumLouez le Seigneur, (Selva morale e spirituale), conserve l’entrain du Jubilet. La soprano accentue le texte par sa riche ornementation, en particulier sur le nom des instruments : tubae – trompettes, tympano – tambour, cimbalis – cymbales. L’Alleluia est exquis !
Suit Voglio di vite uscirJe souhaite quitter cette vie, (Primo Libro de madrigali, 1587) qui évoque les déceptions amoureuses allant jusqu’à vouloir mourir. Malgré un sujet triste, le rythme animé entraîne la voix de Mariana Flores dans des méandres de vocalises. Apprécions les altérations, dissonances sur E che i dannati al moi tormento cedanoEt les damnés pour savoir de mon tourment. Ces figures amplifient le tourment. Ecoutons également la pétillante guitare baroque de Monica Putsilnik. Seule la mort vient troubler le ryhtme, S’apre la tomba, il moi morir t’annuncioLa tombre s’ouvre, ma mort approche.

Mariana Flores et les quatre musiciens de Cappella Mediterranea reçoivent une volée d’applaudissements. Face aux rappels incessants, la soprano offre l’aria Che si può fareQue puis-je faire ?, de la chanteuse et compositrice italienne Barbara Strozzi (1619-1677). L’émotion est telle qu’il n’est pas rare d’observer des larmes perler sur certains visages.

L’intensité puissante, perçue à chaque instant, a donné au concert une dimension surhumaine. La qualité musicale de Cappella Mediterranea est impériale. Tous les instrumentistes ont magnifié la musique du père de la Musique, Claudio Monteverdi. Comme envahie par le souffle divin, Mariana Flores le partage dans un élan absolu de générosité.
Les artistes nous ont emmenés bien au-delà de l’Amour…




Parution du CD Lettera amorosa, label Erato sous référence RIC 390

Publié le 08 juin 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND