Lotario - GF. Haendel

Lotario - GF. Haendel ©Internationale Händel Festspiele Göttingen
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Le pouvoir des femmes

Lotario compte assurément parmi les œuvres les moins connues de Haendel, et l'on ne peut que louer l'initiative duFestival de Göttingen de l'avoir inscrit à sa programmation. Rappelons que ce Festival est avec ceux de Halle (ville natale du compositeur) et de Karlsruhe l'un des trois grands festivals d'outre-Rhin consacré au Caro Sassone. Cette année le Festival était placé sous le signe de la Foi et du Doute (Glaube und Zweifel), en hommage à Luther qui rendit publiques il y a deux cents ans (le 31 octobre 1517) les quatre-vingt quinze thèses qui allaient révolutionner l'Europe catholique d'alors. Après des décennies de conflits, les deux religions issues du christianisme donnèrent naissance au XVIIème siècle à un remarquable foisonnement musical pour accompagner leurs liturgies respectives, qui inspirera les plus grands compositeurs (Bach,Charpentier, Haendel pour n'en citer que quelques-uns) jusqu'au milieu du XVIIIème. Seul l'austère calvinisme demeura à l'écart de ce mouvement artistique.

A l'examen du livret composé d'une succession peu plausible d'échanges d'otages et de villes prises et reprises, qui offrent autant d'improbables rebondissements, on comprend que l’œuvre n'ait guère retenu l'intérêt du public. Elle est pourtant basée sur des faits historiques remontant au Haut Moyen-Age. Le souverain allemand Othon Ier vint au secours de la reine Adelaïde, veuve du roi Lothaire II, assassiné en 950 par son rival Bérenger II. Après la victoire il épousa Adélaïde. Mais afin d'éviter la confusion avec son Ottone de 1723, Haendel rebaptisa Othon du nom de Lotario, le souverain assassiné n'étant plus qu'évoqué dans le livret. Malgré ce livret indigent, la partition comporte de beaux airs, destinés à des interprètes réputés. En effet Haendel, qui avait quitté le théâtre Haymarket à la fin de son contrat, était parti début 1729 en Italie recruter de nouveaux chanteurs. Il avait convaincu le castratBernacchi, l'alto Antonia Merighi, le ténor Annibale Pio Fabri et la soprano Anna Strada del Po de le suivre pour relancer sa production londonienne. Les quatre chanteurs figureront dans la distribution de Lotario lors de sa création. Haendel avait également rapporté d'Italie la matière de l'opéra qui allait inaugurer cette nouvelle période de sa vie de compositeur. Durant son déplacement il avait assisté au San Cassiano de Venise à Adelaide, opéra mis en musique par Giuseppe Maria Orlandini sur un livret de Salvi. Le compositeur londonien en reprit la trame, dont il fit adapter le texte par Giacomo Rossi.

La remarquable mise en scène de Carlos Wagner démultiplie intelligemment les possibilités de la scène relativement étroite du Deutsches Theater de Göttingen. Au fond et sur les côtés des galeries à double étage accueillent certaines interventions des chanteurs, soulignant ainsi le décalage de leurs situations respectives. La galerie centrale se déplace du fond vers le devant de la scène, ce qui permet à volonté d'en réduire ou d'en accroître la profondeur. Sur le côté gauche de la scène un plateau légèrement surélevé concentre l'attention des spectateurs, comme dans la scène où Adelaide se recueille éplorée devant le cercueil de son mari. Un majestueux rideau de scène permet aussi d'occulter cette partie pour y effectuer des changements de décor. La gestuelle appliquée, les positions assignées aux protagonistes permettent de les caractériser un peu plus vigoureusement qu'ils ne le sont dans le livret. Ainsi le roi Berengario, malmené par son épouse Matilde et par Lotario, se traîne sur le sol aux deuxième et troisième actes. Matilde appuie chacune de ses exigences et de ses machinations d'une sorte de déhanchement qui évoque un sabat de sorcière... Fils faible soumis à la domination de sa machiavélique mère, Idelberto se traîne en camisole blanche d'un bout à l'autre du spectacle. Les costumes d'Ariane Isabell Unfried oscillent autour de tenues du XVIIème, surannées à l'époque de Haendel, habilement teintées de quelques réminiscences médiévales. Elles créent ainsi une sorte de passé intemporel pour ce fait historique largement romancé.

Le plateau des chanteurs est, comme on pouvait s'y attendre, à la hauteur de la réputation du Festival. La mezzo autrichienne Sophie Rennert incarne magistralement le rôle-titre, assumant sans complexe ce personnage masculin auquel elle apporte son timbre mat et sa présence impérieuse. La diction est précise, les ornements sortent sans peine dès son premier air (Rammentati, énergiquement soutenu par les vents) ; son second air (Già mi sembra) suscitera à juste titre l'enthousiasme du public. Au début du second acte la voix se pare de velours pour évoquer sa bien-aimée (Tiranna, mia bella). On retiendra encore son panache dans l'air final du second acte (Non disperi, peregrino), et le beau duo avec Adelaide au final du troisième. L'Adelaide de Marie Lys est à la hauteur de son brillant soupirant. La voix cristalline de la soprano suisse possède des attaques tranchantes, comme pour mieux éloigner les machinations de Matilde. A la fin du premier acte elle s’acquitte avec brio de son air de bravoure Scherza in mar la navicella, attachée aux balustrades de la galerie centrale et bravant l'encerclement de Matilde et Clodomiro. Ce final bien enlevé par l’orchestre attirera à juste titre un tonnerre d'applaudissements. Soulignons encore son bel abattage dans les ornements du Menti eterne, les plaintes étirées du D'una torbida sorgente (au second acte), et son panache dans l'affrontement avec Matilde et Berengario au troisième acte (Non sempre invendicata).

Ursula Hesse von den Steinen campe une Matilde dominatrice et malfaisante, teintée d'un sadisme pleinement assumé. Le timbre très cuivré de la mezzo allemande souligne fort à propos la noirceur de ses desseins, de même que sa projection assurée. Elle se fait d'abord doucereuse pour encourager la passion de son fils pour Adelaide (Vanne a colei che adori), mais laisse éclater sa colère dans d'hallucinantes prestations vocales, appuyées de mouvements déhanchés qui soulignent son exaltation. Le Arma lo sguardo au second acte et Impara, codardo au troisième acte constituent ainsi des moments forts dans l'improbable succession de revirements du livret, sans que la concentration et les déplacements n'entravent l'émission des ornements. Ces passages recevront également des applaudissements mérités.

Comme dans le modèle des opéras vénitiens du siècle précédent, le livret nous dépeint des personnages masculins faibles et soumis à la domination des femmes. S'il n'échappe pas à ce sort, le Berengario du ténor espagnol Jorge Navarro Colorado, formé à l'école de chant anglaise, ne manque en revanche pas de panache vocal. Le medium est bien rond, et la projection particulièrement généreuse ; l'aisance scénique est indéniable, même dans les situations les plus difficiles, comme lorsqu'il se traîne sur la scène au second et au troisième actes. Notre seul regret concerne les ornements, qui manquent un peu de finesse et de sensibilité, et produisent parfois une impression quelque peu mécanique (notamment dans l'air du second acte D'instabile fortuna). Gageons qu'il s'agit d'un défaut de jeunesse qui sera promptement corrigé. Le contre-ténor anglais Jud Perry incarne avec beaucoup de sensibilité scénique le personnage falot d'Idelberto, se traînant d'un bout à l'autre dans une camisole blanche qui souligne sa faiblesse et sa soumission à sa terrible mère. Au plan vocal l'ambitus est toutefois assez réduit, et le timbre est parfois couvert par l'orchestre (notamment au premier acte dans le Per salvarti). Nous retiendrons plutôt sa délicate supplique à Adelaide (Bella, non mi negar, au second acte), dans lequel son medium bien stable se révèle à son aise, appuyé par une bonne expressivité gestuelle. Le Clodomiro de Todd Boyce est tout simplement stupéfiant à chacune de ses apparitions. Vêtu d'une longue cape noire, le jeune baryton américain développe une projection prodigieuse, qui propulse ce personnage relativement secondaire de l'intrigue au premier plan. Chacun de ses airs est récompensé par de chaleureux applaudissements : Se il mar au premier acte, l'époustouflant Non t'inganni au second acte avec une épée entre les mains, et encore l'envoûtant Alza al ciel au troisième acte. Les graves sont ronds et charnus, la diction sans faille, une véritable leçon de chant !




A la tête du FestspielOrchester Göttingen, Laurence Cummings fait savourer au spectateur les belles pages de cette œuvre méconnue du Caro Sassone. Une trompette est même convoquée pour rehausser la brillante sinfonia du troisième acte. La direction est attentive à la ligne des chanteurs, et l'enthousiasme est communicatif au sein de ce collectif. Le final de l'acte I entraîne ainsi les spectateurs dans une sorte d'apogée dramatique et musicale. Cette brillante interprétation témoigne de la pertinence du choix du Festival de Göttingen d'avoir exhumé cette œuvre quelque peu oubliée, et permet d'en apprécier toute la beauté musicale et vocale.



Publié le 27 mai 2017 par Bruno Maury