Madrigaux sacrés - Monteverdi

Madrigaux sacrés - Monteverdi © Bertrand Pichène
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Contrefacta, parodies et arrangements : les madrigaux de Monteverdi, inépuisable source d’inspiration

L’union entre la musique et les paroles, qui renforcent mutuellement leur expressivité, constitue l’essence du genre du madrigal. Dès lors, il paraît inconcevable de modifier le texte tout en conservant la musique censée lui être intimement liée. Encore moins de transformer un madrigal profane en une pièce sacrée ! Cette pratique était pourtant fréquente à l’époque de Monteverdi, qui s’y est adonné lui-même, en transformant le Lamento d’Arianna (1608) en Pianto della Madonna (1640). La notion de droits d’auteur à l’époque n’étant pas celle de la période moderne, des « arrangeurs » (souvent compositeurs ou éditeurs) se sont emparés de la musique des madrigaux contenus dans ses Livres, pour y greffer de nouveaux textes, d’inspiration religieuse, afin de rehausser la liturgie (rappelons que le XVIIème siècle est celui de la Contre-Réforme catholique, qui n’hésite pas à mobiliser les arts – et en particulier la musique – pour s’imposer face au protestantisme). Ces transformations étaient généralement dénommées « contrefacta » (pluriel du latin : contrefactum) ou « parodies » (sans que le mot ait le sens satirique qu’on lui connaît aujourd’hui). On peut d’ailleurs relever au passage qu’il fallait assurément du talent pour substituer au texte originel de nouveaux vers, dont la rythmique devait épouser étroitement celle de la musique préexistante, et le sens demeurer en relation étroite avec les effets suggérés par les accords sur lesquels ils étaient bâtis.

Ainsi, en 1607 un certain Aquilino Coppini (mort en 1629) publie à Milan un premier recueil intitulé Musica tolta da i madrigali du Claudio Monteverdi e d’altri aurtori (Musique empruntée aux madrigaux de Claudio Montevedi et à d’autres auteurs). Il rassemble onze « parodies » de madrigaux de Monteverdi et treize arrangements de motets et madrigaux d’auteurs divers, transposés dans des textes sacrés. Le recueil a été réalisé à l’instigation de l’archevêque de Milan Federico Borromeo (successeur et cousin de saint Charles Borromée). Il obtient un tel succès qu’il est suivi par la publication de deux autres volumes, exclusivement dédiés à des arrangements de madrigaux de Monteverdi : en 1608 (ce volume est aujourd’hui perdu) et en 1609 (Il terzo libro della musica di Claudio Monteverdi a cinque voci fatta spirituale da Aquilino Coppino). Au total trente-et-une « parodies » de Coppini élaborées à partir de madrigaux de Monteverdi nous sont parvenues. Elles sont principalement empruntées à deux recueils du compositeur : le Quarto libro de’ madrigali (publiée à Venise en 1603) et le Quinto libro de’ madrigali (Venise, 1605). Le Quarto libro avait été un grand succès d’édition : il sera réédité sept fois ! Le Quinto libro illustre pour sa part la nouvelle manière du compositeur : la seconda prattica.

En quelques mots aisément compréhensibles du large public qui emplit l’église de Sainte-Hermine, Paul Agnew présente cette singulière pratique de transposition des madrigaux, et explicite son caractère d’apparent paradoxe. Il souligne également la qualité acoustique exceptionnelle de l’église, propice à nous faire apprécier ces textes chantés a cappella.

La rigueur apportée à leur exécution est tout à fait admirable. Dès le O Jesu, mea vita qui ouvre le concert, nous sommes séduits par le parfait entrelacement des lignes de chant des six voix de l’ensemble au complet. Le Cantemus s’achève sur une chute resserrée, parfaitement synchronisée. Dans le Maria, quid ploras ad momentum ?, la douleur nous saisit, consacrant l’efficacité de la transposition opérée à partir d’un texte profane.

S’intercale ensuite la Toccata settima de Frescobaldi, jouée par Florian Carré sur un petit orgue positif placé sur le côté du chœur. Dans le O gloriose martyr le timbre grave et profond de Mélodie Ruvio se détache tout particulièrement au sein de l’ensemble, soulignant le caractère dramatique des paroles. C’est au contraire la félicité qui éclate dans Jesu, dum te contemplor, avant de déboucher sur la sérénité finale (In aeternum). L’invocation O Stellae coruscantes est ponctuée d’accents appuyés, avant de se conclure elle aussi dans la béatitude du in aeternum.

La Toccata settima de Merulo offre un nouvel intermède entre les madrigaux. Chanté par les deux sopranos, l’alto, la basse et Nicholas Scott, le Rutilante in nocte exiltant, consacré à la Nativité, rayonne d’allégresse. Dans la dernière strophe les intonations se font aériennes pour mieux suggérer le céleste chœur des anges.

Second intermède orchestral, la Fantasia a quattro de Luzzaschi reflète une immense plénitude. Dans le Qui laudes tuas cantat, qui chante les louanges de Dieu, Miriam Allan affiche un timbre tout particulièrement lumineux, qui rayonne légèrement au-dessus de celui de ses quatre partenaires. Lui succède l’atmosphère de gravité et de douleur du Stabat Virgo Maria ; les deux sopranos unissent leurs timbres pour nous restituer les paroles de la Vierge (Et edidit), qui s’achèvent sur un poignant In lachrymas… en morior dolore. Ce premier madrigal extrait du Libro V nous permet de mesurer les sommets d’expressivité atteints par Monteverdi dans sa seconda prattica.

Lui aussi composé à partir d’un madrigal du Libro V, le Pulchrae sunt genae tuae rayonne d’une félicité mêlant dévotion religieuse et réelles allusions érotiques, tout comme le Cantique des cantiques,qu’il paraphrase. La dernière section (Quam pulchra es) est particulièrement éloquente dans ce dernier registre.

La Toccata e Recercar de Frescobaldi est accompagnée d’une partie vocale (Sancta Maria), chantée par l’agréable voix de ténor de Florian Carré en même temps qu’il en développe les accords sur le clavier de son orgue. Cette étonnante performance croisée, qui témoigne de l’agilité de l’interprète, nous rappelle opportunément que le XVIIème siècle demeure une période de transition musicale : les musiciens du Moyen Age et de la Renaissance étaient en effet habitués à combiner voix et instrument, de même qu’à passer d’un instrument à l’autre. L’évolution de la composition musicale vers davantage de virtuosité, tant au plan vocal qu’instrumental, signera la fin progressive de cette polyvalence, et forcera les musiciens à se spécialiser.

Le dernier madrigal, lui aussi dérivé du Libro V, donne la parole à un Christ de douleur (Felle amaro/ De fiel amer), dans une dense polyphonie à six voix. Il se conclut sur une interrogation désespérée (Quid a me vultis adhuc ?/ Que me voulez-vous donc?), à laquelle répond un poignant Iam moriar pro vobis (Que je meure pour vous).

Un finale salué par des applaudissements nourris du public, prolongés de plusieurs rappels. Ce succès démontre, s’il en était besoin, combien les madrigaux de Monteverdi parlent à nos contemporains, surtout quand ils sont servis par l’interprétation sensible et sans faille des chanteurs des Arts Florissants.



Publié le 12 mai 2024 par Bruno Maury