Merope - Broschi

Merope - Broschi ©Innsbrucker Festwochen/ Rupert Larl
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Doctor Broschi & Mister Farinelli

Sans nul doute le nom de Farinelli est-il devenu, un quart de siècle après le fameux biopic de Gérard Corbiau, un mythe baroque. On ne compte plus en effet les remises en selle qui se sont succédé, à la scène comme au disque, par le soin des gosiers les plus agiles et des baguettes les plus véloces. Cependant son véritable état civil, Carlo Broschi, est relativement peu connu, et celui de son frère aîné, le compositeur Riccardo, encore moins. La postérité en a retenu pour l'essentiel une fameuse aria di bravura, Son qual nave ch'agitata, extraite de l'Artaserse co-signé avec Johann Adolf Hasse pour Londres en 1734. Il écrivit pourtant une petite douzaine d'opere serie, d'où ressortent Idaspe (dont le redoutable Qual guerrier in campo armato fut inclus par Antonio Vivaldi dans le « pasticcio » Bajazet), Merope et Adriano in Siria. Quoique napolitain, il ne créa pratiquement rien pour sa ville natale : l'Italie du nord, surtout, eut sa préférence.

Ce parcours en forme d'intrigue ne pouvait pas manquer d'intéresser une institution aussi défricheuse que les Innsbrucker Festwochen. Depuis plusieurs décennies, sous l'autorité de René Jacobs, et depuis 2010 d'Alessandro De Marchi, le festival tyrolien ne cesse d'offrir des productions lyriques audacieuses, avec un souci constant de l'investigation : Cesti, Sartorio, Telemann, Gassmann, Hasse, Provenzale... sont quelques-uns des auteurs qui y ont retrouvé le chemin de la scène. C'est semble-t-il David Hansen qui a documenté les recherches de De Marchi dans la direction de Broschi. Les deux hommes étaient déjà complices dans la superbe anthologie Rivals parue chez Deutsche Harmonia Mundi en 2013, dans laquelle d'ailleurs le contre-ténor s'illustre par un Son qual nave tout à fait décoiffant. Leur choix s'est ainsi fixé sur Merope.

Apostolo Zeno en avait conçu le livret, nourri comme il se doit de rebondissements et de coups de théâtre, d'après Cresphontès d'Euripide pour la musique de Francesco Gasparini en 1711. Comme c'était l'usage en ce temps, le drame s'est vu repris par de nombreux compositeurs, dont Vivaldi sous le nom d'Oracolo in Messenia. C'est toutefois à Geminiano Giacomelli qu'on en doit la version la moins obscure (Venise, 1734) avec l'exceptionnelle aria Sposa non mi conosci que Vivaldi – encore lui – a proprement copiée-collée sous l'incipit Sposa son disprezzata dans son Bajazet précité. Farinelli y incarnait le même personnage d'Epitide que deux ans plus tôt sous la direction de son frère.

La Merope de Broschi a vu le jour, avec un plateau prestigieux, au Teatro Regio Ducale de Turin lors du carnaval de 1732. Les Turinois ayant parmi leurs exigences la présence d'un ballet, entre les actes et même l'intérieur de l'acte III, l'idée est venue à Alessandro De Marchi de rechercher des pièces susceptibles de se substituer à la partition d'origine, perdue. Il s'est très ingénieusement souvenu que le Français Jean-Marie Leclair, avant d'être l'immense violoniste que l'on sait, avait été premier danseur et maître de ballet à la cour du Piémont : il a donc très habilement orchestré les Récréations de Musique du Lyonnais, qu'il a complétées à la fin du II par une page de Carlo Alessio Rasetti, autre maître à danser du cru. En outre, le chef s'est attelé (avec Giovanna Barbati) à l'édition critique du matériel d'orchestre, n'hésitant pas à étoffer et colorer une partition manifestement avare de précisions.

Pour son ordonnancement, Merope suit les grandes lignes la tradition napolitaine pure et dure, née de Scarlatti puis de Vinci, Leo, Porpora, Hasse, Graun, Pergolesi et autres Mysliveček. Cette école est extrêmement codifiée : que ce soit par ses situations stéréotypées, son dénouement heureux (lieto fine), sa structure en trois actes, sa hiérarchie rigoureuse des emplois/ typologies... et l'inspiration de ses airs, qui obéissent à la loi des affetti ou affects (joie, colère, désespoir, victoire, langueur, etc) souvent traités par la métaphore ou paragone. La difficulté technique de l'exécution détermine si l'air est di bravura (de bravoure), c'est à dire propre à flatter la virtuosité et les moyens ébouriffants d'un soliste particulier. L'action théâtrale est traitée sous forme de récitatif sec soutenu par le clavecin, plus rarement accompagné de cordes. Airs et récits constituent la quasi-totalité de la matière musicale ; une ouverture tripartite « vif-lent-vif », un duo amoureux obligatoire à la fin de l'acte II, et un bref chœur final parachèvent la recette.

Tout au plus peut-on noter dans Merope, outre le recours aux ballets, que l'acte II se poursuit au-delà du duo des amants, que le paragone y est rare, qu'il existe un chœur et une marche dès le début. Le rôle-titre, dévolu à un alto féminin, est le seul à bénéficier, à plusieurs reprises, de récitatifs accompagnés, le dernier réellement spectaculaire. Par ailleurs, Zeno a suivi Euripide en faisant de l'amour maternel – celui de Mérope pour son fils Epitide qu'elle croit mort – le principal ressort de la tragédie. L'autre rouage est l'ambition sans limites et sans scrupules de Polifonte, tyran de Messène : cela ferait pour un peu de ce ténor le primo uomo (premier emploi masculin) ! Ce n'est cependant pas le cas : l'avènement de l'opéra napolitain allant de pair avec le règne des castrats, l'un d'eux doit nécessairement avoir la prééminence. En la circonstance, l'Epitide de Farinelli demeure très honnêtement servi. Le luxueux aréopage est complété par Argia, la promise d'Epitide, le président du conseil Trasimède, l'exécuteur des basses œuvres Anassandro et le messager Licisco.

Alessandro De Marchi a bien entendu confié Epitide à David Hansen. Cinq airs et un duo, cela est bel et bon, mais n'a rien d'extravagant pour une star d'opera seria. La difficulté est davantage qualitative que quantitative, tant cette partie suppose de ressources techniques hors du commun : souffle inépuisable, plongées dans le grave, aigus conquérants, pour ne rien dire du legato dans certaines lignes très longues, au surplus exigeantes en changements de coloris. Le contre-ténor australien, après une entame plutôt timide, s'emploie avec beaucoup d'énergie et de panache, ce qu'on ne saurait lui reprocher. Toutefois il ne convainc qu'à moitié ; en cause surtout, le haut de tessiture. Ici ou là, celui-ci semble avoir perdu le galbe et la moirure spontanés de naguère, s'est en quelque sorte dilaté jusqu'à paraître tiré, forcé. L'un des clous de la soirée, le Chi non sente al mio dolore en clôture de l'acte I, en pâtit singulièrement, d'autant que la variation de teinte n'est pas au rendez-vous. Paradoxe, Hansen se tire mieux du redoutable air de bravoure Si, traditor tu sei de l'acte II, gourmand en aigu, que De Marchi lance à train d'enfer, ce qui permet à ce chanteur toujours véloce de donner le change. Les graves quant à eux sont acceptables.

Deux autres falsettistes sont présents. Filippo Mineccia, dont la carrière s'envole, hérite d'Anassandro, l'assassin commandité par Polifonte, qui parvient malgré tout à sauver sa peau. Il faut donc se contenter d'un rôle de second couteau, trois airs seulement : gracieux mais assez banals, peu virtuoses et d'ambitus réduit, ne mettant que partiellement en valeur un matériau charmeur et une impeccable éloquence. Hagen Matzeit se tire pour sa part honorablement de sa courte apparition de messager consolateur. Le roi usurpateur et sanguinaire, Polifonte, devait échoir à Jeffrey Francis. Las ! L'Américain, malade, a dû déclarer forfait. Tandis que le comédien Daniele Berardi assure avec talent ce que la mise en scène réclame de lui, Carlo Allemano officie, lui, depuis la fosse ; un défi dont il se tire avec bien plus que les honneurs. Sa voix de stentor, d'un ténor plutôt cuivré, remplit tout le Landestheater avec une déconcertante aisance. Rançon de ce remplacement au pied levé, sa partie a dû être écourtée de deux airs (sur cinq !), ce qui ne peut que nourrir des regrets.

Du côté des femmes, nous sommes à la fête. Vivica Genaux n'a plus rien à prouver ; ici travestie, elle s'acquitte fort bien de la coloratura ponctuellement requise par Trasimède, à qui elle offre en prime de fort jolies cadences. Près de cette vétérane, une jeune pousse au curriculum vitæ déjà fourni, Arianna Vendittelli, accomplit un sans-faute en Argia. Ce soprano est capiteux, ombré, fruité, conduit d'un da capo à l'autre avec le souci de la plus grande expressivité ; la technique est consommée, riche d'aigus déliés et parfaitement projetés. Son duo avec Hansen sonne à cet égard comme un moment de grâce. Venditelli, qui vient de triompher à Beaune dans Serse, est désormais bien connue des Innsbrucker Festwochen : couronnée au concours Cesti de 2015, elle est revenue en 2017 y chanter le San Giovanni Battista d'Alessandro Stradella.

Mérope, enfin. Quelle autre artiste qu'Anna Bonitatibus pouvait incarner la haute figure de la reine de Messénie, dotée de six grands airs ? Aucun des atouts qui ont fait la gloire de la mezzo-soprano italienne ne manque à l'appel. La texture racée, grenue, au vibrato envoûtant, reconnaissable entre mille, le timbre sombre et altier, la déclamation de tragédienne, la vocalisation souveraine et le maintien scénique qui ne l'est pas moins... tout est là. Deux particularités : le rôle n'étant pas très enclin à la fioriture, la cantatrice doit faire d'autant plus porter ses efforts sur ses autres dons ; et théâtralement parlant, il s'agit d'un cas d'école, compte tenu du caractère psychorigide qui s'attache à cet amour maternel obsessionnel et volontiers dépressif. « La » Bonitatibus contourne cette dernière entrave en renouvelant à l'envi ses couleurs, ses dynamiques, son sens du mot. Si on veut être impartial, on lui imputera un trait pour le moins fâcheux dans la reprise d' Un labbro, un cor non v'è à l'acte II, mais la section centrale du même air est si noble, si profonde, si obsédante – bref si inouïe, que le pardon va de soi.

Pour canaliser ce torrent musical, les Festwochen ont confié à la Belge Sigrid T'Hooft le double soin de le mettre en scène et de le chorégraphier, avec un splendide résultat. En matière de décors et costumes, le rendu de la mythologie est néo-classique, avec des colonnades et autres arcades en trompe-l'œil, des accessoires antiquisants, quelques sobres fonds de scène. Les vêtures et ornements sont de toute beauté, spécialement ceux de Mérope et de Trasimède, rouges et flamboyants. Le diadème à rayons solaires de la première comme le casque à plumes du second renvoient à une scénographie fantasmée et luxuriante, à l'image d'un âge d'or supposé. Les hommes arborent perruques, collants et tuniques-jupes à paniers : tout cela n'est pas sans évoquer le chic et le bon goût du Mitridate de Mozart relu par Ponnelle.

On apprécie le travail sur la lumière, chaude et mouvante, avec la ligne de chandeliers en surplomb, à la manière d'un théâtre de l'époque. La gestuelle obéit à des codes stricts, et les chanteurs/acteurs se voient invités à danser un tant soit peu à la fin de l'ouvrage – ce qu'ils réussissent élégamment. Les « vrais » danseurs de Corpo Barocco s'acquittent avec métier des deux longs ballets séparant les actes ; le deuxième, une arlequinade très drôle, écho de la mise à mort du monstre par Epitide, vient rappeler que les intermèdes de l'opera seria ne dédaignaient pas le mélange des genres.

Maître d'œuvre du blockbuster baroque, Alessandro De Marchi délaisse cette fois son Academia Montis Regalis pour une phalange nouvelle, spécifique, l'Innsbrucker Festwochenorchester. La partition, comme on l'a dit enrichie par ses soins, est exaltée par une direction nerveuse, articulée au millimètre, dotée d'une large gamme de dynamiques. Les tempi sont raisonnables, et si le chef entend accélérer dans un air à effet, c'est sans hystérie ni sécheresse. Ses pupitres de bois et cuivres répondent au doigt et à l'œil : le Si, traditor tu sei d'Epitide susmentionné permet d'apprécier l'incroyable précision des trompettes. Les ballets sont également révélateurs : l'orchestre enfin seul, mis à nu, fait assaut de souplesse et de beau son. Relevons pour terminer le raffinement du continuo, à même d'éviter aux longs récitatifs le danger de la monotonie.

On l'a compris, la renaissance de la Merope de Riccardo Broschi à Innsbruck laissera le souvenir d'une production plurielle, colossale (cinq heures trente), globalement aboutie. À cette aune, compte tenu des risques artistiques et matériels pris – pour ne rien dire du forfait de Jeffrey Francis – les quelques réserves exprimées plus haut doivent être prises pour ce qu'elles sont : marginales. Le frère de Farinelli s'est désormais fait un prénom.



Publié le 17 août 2019 par Jacques Duffourg