Festival de Cracovie 2017

Festival de Cracovie 2017 ©Marguerite Haladjian
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La semaine pascale sous le signe de la musique sacrée

Voici que s’est déroulée du 10 au 17 avril dernier en ce début de printemps encore frileux la quatorzième édition de Misteria Paschalia, prestigieux festival voué à la musique baroque. Depuis sa création, l’orientation du festival s’est donnée un double objectif : offrir au public des chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique et proposer des découvertes puisées dans le registre sacré en relation avec l’esprit de la Semaine Sainte et des fêtes pascales chères aux Polonais très attachés aux traditions religieuses.

Désormais, chaque année, la programmation est confiée à un musicien de renom, représentatif de son pays. Pour l’édition qui vient de s’achever, la France a été à l’honneur. Le musicien Vincent Dumestre, fondateur et directeur du Poème Harmonique, ensemble voué au répertoire baroque, a été invité à concevoir la programmation à travers une Carte Blanche principalement dédié aux œuvres et aux artistes français. Vincent Dumestre s’est expliqué sur l’orientation musicale du festival 2017  : « J’ai très à cœur d’y renouveler le répertoire : sur les douze concerts, trois seront des créations mondiales-le Te Deum de Lalande, Il Terremoto de Draghi et la première re-création d’un cycle complet de Leçons de ténèbres françaises- tandis que de grandes œuvres seront jouées pour la première fois en Pologne : ainsi La Selva Morale de Monteverdi avec Le Poème Harmonique, le Requiem de Jean Gilles avec Cappriccio Stravagante, le Stabat Mater de Boccherini avec le Concert de la Loge, la Brockes-Passion de Telemann avec Pygmalion. Le public de Cracovie découvrira aussi les jeunes talents qui émergent en France aujourd’hui : la mezzo Eva Zaïcik, la soprano Victoire Bunel, le chef et claveciniste Justin Taylor. Nous re-contextualiserons la musique à travers l’éclairage à la bougie, la mise en espace ou la mise en scène des répertoires : ainsi le festival sera, pour la première fois de son histoire, le producteur d’un opéra da chiesa que Benjamin Lazar mettra en scène devant le somptueux triptyque de l’église Sainte Catherine ». Le pari artistique de Vincent Dumestre a été tenu en convoquant ce que la planète baroque compte d’excellence parmi les jeunes ensembles déjà rompus à ce répertoire. Les choix se sont imposés à Vincent Dumestre par un souci constant de perfection tant par la qualité des œuvres données en concert que par le haut niveau artistiques des musiciens invités.


La vocation culturelle de Cracovie, coeur battant de la Pologne

Cracovie est l’une des plus anciennes cités d’Europe dont l’histoire est perceptible au fil des promenades le long des rues Grodzka ou Kanonicza. Son patrimoine artistique, la richesse de ses musées émerveillent. Celui des Princes Czartoryski, en rénovation, conserve dans ses collections deux chefs-d’œuvre absolus : la précieuse Dame à l’hermine de Léonard de Vinci (actuellement présentée au château du Wawel) et le Paysage avec le bon Samaritain de Rembrandt. Dans la belle rue Kanonicza, le palais de l’évêque Erazm Ciolek renferme un ensemble de premier ordre d’icônes, d’objets de culte et d’art polonais du XIIème au XVIIIème siècle. Couvents, églises décorées de fresques et de vitraux Art nouveau comblent l’amateur d’art. Fondé en 1364 par Casimir le Grand, le superbe Collegium Maius, où Nicolas Copernic étudia, fut la deuxième université créée en Europe centrale après celle de Prague. Son prestige continue d’attirer les étudiants des quatre coins de la planète pour y suivre des cours à l’ombre du grand homme de sciences.


Aujourd’hui, la vie culturelle à Cracovie est foisonnante. Avec le soutien du Ministère de la culture, de la mairie et de son maire, le professeur Jacek Majchrowski, du service des affaires culturelles et de Robert Piaskowski, homme de culture, esprit brillant, ouvert à toutes les propositions intéressantes, dynamique directeur artistique de Misteria Paschalia, chargé des programmes et coordinateur des projets, le Bureau des Festivals mène une politique extrêmement active, pour organiser les festivals de musique ancienne et contemporaine, de théâtre, de cinéma, de littérature. Autant de témoignages de la vitalité de cette capitale historique, culturelle et universitaire qui a été depuis le Moyen Age un pôle d’attraction pour les savants et les artistes, une cité ouverte qui a accueilli immigrants et juifs chassés d’autres pays européens. Cracovie moderne allie avec bonheur ce riche héritage venu du passé et un présent avide de créativités en privilégiant tous les domaines liés à la culture. Colloques, rencontres, expositions ponctuent l’année tandis que théâtres, opéra, salle de concert, cinémas accueillent un public nombreux, diversifié et fidèle.

L’ancienne cité de Cracovie est entourée d’une ceinture végétale qui remplace les remparts du Moyen Age détruits au XIXème siècle. Il faut franchir cette bande de verdure pour accéder au cœur historique de la cité. Le Rynek, vaste place médiévale du marché, bordée de belles maisons Renaissance et palais, est traversé par la Halle aux draps occupée aujourd’hui par des échoppes de souvenirs et d’ambre. La majestueuse église Notre-Dame veille à l’ombre de la place. Outre les somptueux éléments gothiques, les fresques et les vitraux de Jan Matejko (1839-1893), célèbre peintre polonais et de ses élèves, Mehoffer et le merveilleux Wyspianski, elle contient un chef d’œuvre, le célèbre retable réalisé au XVème siècle par Veit Stoss, immense polyptique en bois sculpté, peint et doré.

Le visiteur est séduit en découvrant cette ville, véritable joyau blotti dans les méandres de la Vistule et dominé par la colline du Wawel couronnée par l’imposant château royal qui contient des peintures remarquables et une collection exceptionnelle de tapisseries Renaissance. Dans son enceinte, s’impose la cathédrale de Cracovie, panthéon des rois et des hommes illustres. L’ensemble architectural gothique et renaissant que présente la partie historique de Cracovie a été épargné par les désastres des guerres alors que le quartier juif de Kazimiertz a été très éprouvé pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais l’esprit positif et la vitalité des Cracoviens ont su transformer des bâtiments liés aux temps de malheur en espaces de culture. Ainsi, une partie de l’ancienne usine Schindler a été aménagée pour évoquer l’occupation de Cracovie par les nazis de 1939 à 1945, les persécutions et l’extermination des juifs, bouleversant témoignage ! Une autre a été transformée en musée d’art contemporain, le Macak, qui a été inauguré durant l’été 2011 et représente le plus grand investissement pour l’art en Pologne. Une surface de 10 000m2 a été aménagée par deux architectes italiens, Claudio Nardi et Leonardo Maria Proli qui ont fait un bel usage du verre et de l’acier pour accueillir dans de superbes volumes les œuvres des artistes polonais et internationaux.

Un enchantement musical

Le lundi 10 avril, en ouverture de cette édition, les sublimes oeuvres sacrées de la Selva Morale e Spirituale, véritable testament artistique que Monteverdi a composé à la fin de sa vie pour la cour du duc de Mantoue qui furent créées à la basilique Saint-Marc de Venise, ont été interprétées dans l’église Sainte Catherine d’Alexandrie de Cracovie par le Poème Harmonique devant le magnifique triptyque qui orne le chœur.

Dans l’église Corpus Christi, la plus célèbre messe des morts du Grand Siècle, le Requiem de Jean Gilles, terminé en 1705, joué entre autres aux funérailles du compositeur, de Louis XV et plus tard de Rameau, a été dirigé par Skip Sempé à la tête de son Capriccio Stravagante. En ce mardi 11 avril, dans ce cadre idéal, le Requiem a pu se déployer dans toute sa magnificence.

Arrivés à Cracovie dans l’après-midi du 12 avril, les journalistes ont rejoints les festivaliers dans la belle église Sainte-Catherine, pour découvrir l’un des événements du festival, Il Terremoto, l’opéra sacré du compositeur Antonio Draghi (1634-1700), un théâtre liturgique fascinant donné en création à Cracovie. Nommé maître de Chapelle à la Cour de l’empereur Léopold Ier en 1659, Draghi devint rapidement le musicien favori de la Vienne impériale. Il composa pas moins de cent vingt-quatre opéras et de nombreux drames sacrés qui étaient représentés à Vienne pendant la Semaine Sainte afin d’édifier les croyants et les inviter à méditer sur le sens des souffrances de Jésus au moment d’expirer. « La terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent », tel est le sentiment terrifiant qu’éveille en nous l’Evangile. Cette vision apocalyptique a inspiré à Bach un passage de sa Passion selon Saint Matthieu et a fourni à Draghi le sujet de son oratorio « au sépulcre » qui a été créé en 1682. Le compositeur a nourri sa musique de la dimension surnaturelle du drame d’une ampleur inédite qui bouleverse l’âme du chrétien et illumine sa foi. A la tête de son excellent Poème Harmonique, Vincent Dumestre, rompu au répertoire baroque italien, a réuni une distribution homogène par la qualité des chanteurs français dont Claire Lefilliâtre, Dominique Visse, et polonais dont Blogoslawiona Dziewica, Swiety Jan. Leur juste interprétation, adaptée au style musical de l’ouvrage, a été soutenue par la mise en scène très picturale de Benjamin Lazar. A la manière des mystères du Moyen Age qui étaient joués dans les églises, Il Terremoto a déroulé le drame liturgique éclairé aux bougies et costumé au fil d’une succession de scènes animées par la gestuelle et les déplacements, à la manière d’un théâtre baroque coloré par un jeu saisissant d’ombre et de lumière, une invitation à revivre les pages de la fantastique histoire sainte.

Dans la salle de concerts du Centre des congrès ICE de Cracovie, en ce Jeudi Saint, Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion ont insufflé toute leur énergie à la Brockes-Passion de Telemann (1681-1767), partition qu’ils ont exhumée, probablement un pasticcio réalisé par Telemann lui-même à partir de quatre versions, qui fut représenté à Hambourg le 15 mars 1723. La Passion composée sur le livret versifié et librement élaboré à partir des Evangiles du poète et sénateur Barthold Henrich Brockes, évoque le récit des souffrances du Christ avec un dramatisme intense dont la théâtralité l’apparente à un véritable opéra sacré. La musique exploite tous les ressorts dramaturgique du texte pour susciter l’émotion des fidèles, affermir leur croyance en la Rédemption en les conviant à prendre part à l’agonie du Christ, en particulier par la présence de figures allégoriques telles la Fille de Sion ou l’Âme croyante. Robin Tritschler, ténor, en Evangéliste, Marcus Farnsworth, baryton, dans le rôle de Jésus, entourés d’une distribution vocale très impliquée, ont alterné récitatifs dynamiques, arias et chorals expressifs soutenus par une instrumentation privilégiant flûtes, hautbois et cors, pour nous entraîner à leur suite sur les voies d’une poésie musicale hautement spirituelle.

Les mélomanes étaient au rendez-vous ce vendredi saint avec Vincent Dumestre et son orchestre à l’auditorium du Centre des congrès pour écouter un programme varié qui a précédé le Stabat Mater de Pergolèse (1710-1736) : une tarentelle des Pouilles avec tambourin, chanteurs et musiciens en procession qui ont déboulé sur la scène depuis le fond de la salle, des chants sardes interprétés à cappella par deux ténors, Serge Goubioud et Hugues Primard auxquels s’est jointe la basse Emmanuel Vistorky pour chanter des extraits des fragments de manuscrits de Monopoli et Santoro, puis le Concerto per Quartet n°1 en fa mineur de Durante (1684-1755). Enfin le très célèbre Stabat Mater composé deux mois avant la mort du musicien, conçu pour deux voix, soprano et alto et un petit effectif orchestral, a été chanté par Julia Lezhneva, soprano aux aigus puissants et Anthéa Pichanick, voix d’alto au timbre chaleureux. A travers une suite d’arias et de duos, la douleur maternelle atteint dans ce Stabat Mater une force expressive incomparable.

Les échos de la souffrance de Marie ont résonné de nouveau lors de ce samedi pascal, cette fois selon le Stabat Mater de Luigi Boccherini (1743-1805) dans la stupéfiante chapelle Sainte Cunégonde enfouie à plus de cent mètres au fond de la fabuleuse mine de sel de Wieliczka à quelques kilomètres de Cracovie, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette chapelle, qui peut accueillir jusqu’à 500 cents personnes, aménagée dans des blocs de sodium, ornée d’un autel, de statues, de bas-reliefs, de lustres, sculptés par des mineurs-artistes, saisit le visiteur par la singulière beauté de ce monde minéral.

Les musiciens du Concert de la Loge sous la direction du violoniste Julien Chauvin, ont offert en ouverture de soirée une Sinfonia G 497 de Boccherini et les Lamentazione per il Giovedi Santo de Francesco Corselli avant que l’on n’écoute le précieux Stabat Mater du compositeur italien et violoncelliste virtuose. Alors qu’il se trouvait à la Cour d’Espagne, Boccherini avait répondu à une commande de l’infant Don Luis, frère du roi, grand amateur de musique. L’œuvre composée en 1781 avait fait l’objet d’une révision en 1800, Julien Chauvin et ses musiciens ont retenu la première version pour soprano et quintette à cordes, tout en réduisant la partie pour violoncelle à un seul instrument. La soprano portugaise Eduarda Melo a prêté sa belle et émouvante voix pour chanter avec ardeur la souffrance de la Mère meurtrie de Jésus face au drame vécu par son Fils. Dramatisme et ferveur ont animé ces moments où la grâce de la musique opère dans le cœur de chacun.

Notre voyage s’est achevé sur cette impression d’enchantement musical. Mais le festival s’est poursuivi jusqu’à la fin de la Semaine Sainte. Le concert du samedi était consacré à la musique sacrée de Michel-Richard de Lalande (1657-1726), le musicien favori de Louis XIV. Au programme les grands motets Deitatis Majestatem et Ecce Nunc Benedicte et le grandiose Te Deum, des pièces liturgiques qui expriment la grandeur et la majesté du règne du Roi Soleil. Enfin, l’Ensemble Matheus de Jean-Christophe Spinosi a clos le festival dimanche 17 avril par un bouquet aux couleurs baroques avec airs et pièces concertantes de Haendel, Vivaldi et Telemann.



Publié le 01 juin 2017 par Marguerite Haladjian